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Vents d’ici vents d’ailleurs

« Mais c’est quoi ce truc  ? »

Sébastien Marandon
Professeur de français, membre de l’AG de Culture & Démocratie

13-06-2017

« Mais c’est quoi ce truc ? » est un projet collaboratif qui associe la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale de Molenbeek, la Maison des Cultures de Saint-Gilles et le BRASS, à partir du thème de la diversité et de la rencontre entre une école d’enseignement ordinaire et une d’enseignement spécialisé.
Le BRASS a servi de lieu de rencontre et d’exploration pour les jeunes de l’école La Cime (Forest) et de l’Institut Sainte-Marie (St-Gilles). Les ateliers, qui ont eu lieu entre janvier et février 2017 au BRASS ont été menés par deux artistes du Collectif pluridisciplinaire Metteurs en Pièces : Alice Lopez et Benjamin Boutboul.

En société, la plupart des gens portent un masque. Nous endossons une enveloppe sociale sans vraiment savoir ni pourquoi ni pour qui ? On s’oublie afin de se conformer à des prescriptions d’autant plus efficaces qu’elles sont invisibles. « Je me montrais comme si j’étais bien dans ma peau alors que non », dit une élève. Le costume, que les institutions nous contraignent à endosser, peut finir par nous étouffer.

« Tous ensemble, on est qui ? » Cette question politique, davantage que la mise en avant de la différence et du handicap, a constitué le fil rouge de cette aventure. Qu’est-ce qui se passe quand deux classes, deux implantations construisent ensemble un territoire à habiter et à transformer ? Qu’est-ce qui arrive quand on sort des murs des écoles ? Quand on dépayse ? Qu’est-ce qui advient dans cette sortie où des artistes donnent des outils afin d’inventer un espace commun ?

Alice Lopez commente : « Je voulais que le projet se présente comme une histoire que les élèves des deux écoles puissent s’approprier au fur et à mesure de l’écriture de ses chapitres successifs. À l’instar de la réunion hebdomadaire des alcooliques anonymes, j’ai inventé avec Benjamin la réunion des masques moches ; une réunion secrète bien sûr, au BRASS, avec pour objectif de mener la nuit une révolution dans les rues de Bruxelles. »

Chez les Grecs, Prosopôn désigne à la fois le masque et le visage ; un visage qui n’est activé que par le regard d’autrui. Notre singularité, nos traits existent, si et seulement si, l’attention d’un œil étranger s’attarde sur nous. Une idée grecque qui fait curieusement écho à un penseur : Lévinas n’affirme-t-il pas que le « Je » se conjugue à l’accusatif, toujours précédé par l’appel d’un « Tu » ? Le Prosopôn ne dissimule pas mais donne à voir, s’offre à voir parce que le « Tu » et le « Nous » génèrent du « Je », de l’identité. Comme si, dès le départ de leur trajectoire commune, les Metteurs en Pièces signifiaient aux élèves que l’important, ce n’est pas le paraître, le spectacle d’une peau artificielle, mais d’avoir un regard qui se pose sur un visage en construction.

Les élèves avaient pour consigne de choisir un endroit pour leurs masques afin de les enraciner dans un territoire où ils rêveraient de vivre. Cet emménagement dans un lieu s’est approfondi sous l’égide d’un totem. Chaque masque moche était apparenté à un animal intérieur, emprunté à l’astrologie amérindienne. Quatre grandes tribus et quatre éléments : les papillons et l’air, les faucons et le feu, les grenouilles et l’eau et les tortues avec la terre. Dans cette astrologie chamanique il y a 12 animaux : corneille, loutre, cerf, hibou, faucon, saumon, serpent, loup, pic-vert, oie des neiges, castor et ours brun, qui couvrent l’ensemble d’une année. Enfin tous ces animaux possèdent une force et une faiblesse : courageux et radin, magnétique et têtu, imaginatif et anti social pour ne donner que quelques exemples.

Qu’est-ce qu’un totem ? Un objet, une médiation, un ancêtre, une mémoire collective qui permet à un individu de se reconnaître dans un collectif et de développer un sentiment d’appartenance. S’inclure dans un dedans par rapport à un dehors, se positionner en fonction du proche et du lointain, du même et de l’étranger – tortue ou faucon – le totem représente un objet paradoxal qui, dans le même mouvement, consent à fondre et à distinguer, approuve la fidélité à une histoire ou son émancipation, et même parfois, encourage à la révolte. Il accorde la liberté de faire partie d’un groupe et la possibilité de s’en détacher sans culpabilité.

Chez les Grecs, Prosopôn désigne à la fois le masque et le visage ; un visage qui n’est activé que par le regard d’autrui. Notre singularité, nos traits existent, si et seulement si, l’attention d’un œil étranger s’attarde sur nous.

Le totem, par son aspect traditionnel et animiste, se dresse comme l’exact opposé du spectacle contemporain : cette facticité universelle qui s’organise dans la distribution de rôles standardisés.

Contre le spectacle des écrans, des assignations sociales et de la distribution des places, il y a « le visible, non pas le visage que nous avons mais celui que nous faisonsn ». En installant ces masques laids et cette généalogie totémique, à l’origine du projet et de la difficile rencontre entre deux groupes d’adolescents, les Metteurs en Pièces ont créé un espace où changer d’image. Paradoxalement, le masque ne signifie plus l’artificialité mais la chance d’une relation authentique. Les élèves l’ont instinctivement senti. « On va vers ce qui nous ressemble. » « Je suis ce que j’habite. » « Nous sommes une maison en train de se construire » ont spontanément affirmé les élèves. Un totem fixe nos attachements, nos émotions et ce qui, dans le cheminement et la relation aux autres, nous construit : « J’ai choisi Jette comme lieu de résidence de mon masque moche car j’y suis restée pendant 8 ans dans une école de type 8 et pour laquelle je garde beaucoup de souvenirs », dit une autre.

La deuxième semaine, les étudiants ont dû fabriquer leur masque en une heure ; un exercice dans l’urgence afin de privilégier la spontanéité. Les masques, composés de déchets et d’objets abandonnés, se détournent des exigences de beauté ou de bon goût. À l’arrivée, les élèves ont confectionné des masques immangeables ! Créer et se lâcher plutôt que de correspondre à des canevas sociaux qui nous préexistent. « Un moment en musique, joyeux et communicatif, loin des bancs immobiles, un moment de partage et de complicité entre les profs et les élèves », se souviennent deux enseignants, Thierry Thioux et Basile Dethier.
La troisième semaine a été consacrée au rite de la désobéissance. Une danse inscrite dans un non-lieu, coincée entre le BRASS et le bâtiment
Métropole, perchée entre l’air de la ligne de train, l’eau de l’étang, la terre du jardin et le feu d’un autodafé. Chaque élève coiffé de son masque et recouvert d’une peau plastique s’est soumis au rituel de la désobéissance. Au centre du cercle, sous le chant de la communauté, ils s’abandonnèrent au « clash » de peinture noire d’un autre congénère :
« La désobéissance. Rituel de bienveillance, de médecine, de partage, de courage, entre clans complémentaires. Au même instant. D’un côté les grenouilles et les tortues. L’eau et la terre. L’eau nourrit la terre et la terre offre l’espace pour le mouvement à l’eau. De l’autre côté, les faucons et les papillons. Le feu et l’air. Le feu réchauffe l’air et l’air permet au feu de progresser, de grandir. »

Projeter sa voix, projeter de la couleur sur un masque étranger, entouré du cercle des regards et des tambours.
Et les mots des élèves : « train, vent, protection, froid, peur, envie de bouger, taches, coups de pinceau sur le masque, évasion, calme, herbe, fatigue, chaleur, vengeance, rythme, méduse, tibia, camisole ». À travers le rituel, une fiction partagée s’élabore et, de cette complicité dans cet espace abandonné, se constitue un sol commun qui transforme une friche en territoire.
Faire image : masques, peaux picturales, donner lieu. Qu’est-ce qu’être nu ? Qu’est-ce qu’un lieu vague ? Certes, on n’échappe pas à son environnement, mais on peut participer à son activité.

Partager une expérience, traverser une épreuve commune, s’approprier un espace, se raconter des histoires, faire image, ressentir, s’exposer aux regards d’un public afin de devenir un visage conscient de ses attachements.

Quatrième semaine. Alice et Benjamin font sécher les masques, poche amniotique où les visages persévèrent et s’affranchissent. Ils se solidifient, se condensent, s’installent, deviennent plus concrets, plus vivants. Ils se métamorphosent dans un lieu saturé de machines, de treuils, de chaînes, de béton et de rouages, de mémoires.
Comme si les dispositifs, que les Metteurs en Pièces ont actionnés avec les deux classes de La Cime et de l’Institut Sainte-Marie, trouvaient une étrange traduction visuelle dans cette salle que les élèves se sont appropriée ensemble et dans laquelle ils s’exposèrent.
Dernière semaine d’atelier : une photo à deux comme une « photo de famille avec un frère mais avec qui vous n’auriez pas envie de poser », précisent Alice et Benjamin. Faire un portrait en arborant un masque ? Prosopôn.
Cette dernière mise en scène d’eux-mêmes va manifester toute l’ambivalence et toute la richesse de leur âge : le même et l’autre, se dévoiler et se dissimuler, l’individu et le collectif, le rite et la créativité, le passage et la tentation de l’immobilité. Les Metteurs en Pièces ont eu l’intelligence de déporter les élèves sur les questions connexes de l’identité, du territoire et de la politique.

Partager une expérience, traverser une épreuve commune, s’approprier un espace, se raconter des histoires, faire image, ressentir, s’exposer aux regards d’un public afin de devenir un visage conscient de ses attachements.
Alain Kerlan dit : « Avant le musée, la forêt. » Il ajoute, faisant écho au cheminement des Metteurs en Pièces avec les élèves : « Je demeure sur ce point résolument bachelardien : c’est au plus proche des éléments, dans l’intimité charnelle et rêvée de l’eau et de l’air, dans la complicité des forces du feu et des profondeurs de la terre que l’homme habite le monde tout autant en poète qu’en savant. Une enfance privée de ces enracinements-là serait l’enfance d’une humanité hors soln

 

1

1. BELTING H., Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004.

2

2. KERLAN A., « Avant le musée, la forêt », dans le Journal de Culture & Démocratie, N°44, avril 2017, pp. 38-39.

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