Maison de l’histoire européenne, les limites de la mémoire

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

13-11-2017

Le 6 mai 2017, à Bruxelles, au cœur du quartier européen, la Maison de l’histoire européenne est inaugurée. La mémoire se construit aussi avec ce qui est tu. Comment l’Europe se raconte-t-elle officiellement ? Quels implicites se cachent derrière les choix muséographiques ? Quelle place accorde-t-on, dans ce musée, aux migrations, pas- sées et présentes ? Visite guidée.

« L’idée de créer une Maison de l’histoire européenne est lancée le 13 février 2007 par le président du Parlement européen, Hans-Gert Pöttering. Le projet mobilise plusieurs structures pour sa mise en place institutionnelle. Le conseil de direction est un organe pluraliste composé de hautes personnalités politiques. Il supervise la conduite générale du projet. Le comité scientifique, composé d’historiens et de professionnels des musées, joue un rôle de suivi et de conseil pour les questions historiques et de transcription muséographique. L’équipe scientifique est chargée de la préparation des expositions et de l’organisation du musée. Son originalité réside dans son souci d’offrir un panorama transnational de l’histoire européenne contemporaine, en tenant compte de la diversité des nations et des peuples qui les composent, de leurs langues, cultures ou encore de leurs coutumes et de la multiplicité de ses interprétations et perceptions. La Maison de l’histoire européenne a pour but de permettre à un large public de comprendre l’histoire récente en la replaçant dans le contexte des siècles précédents, qui ont façonné nos idées et nos valeurs. Elle entend ainsi faciliter et animer les discussions et les débats sur l’Europe et l’Union européenne. » Wikipedia présente la Maison de l’histoire européenne en ces termes.

On mesure à la lecture, la longueur – dix ans – et la difficulté de « l’accouchement ». L’objectif avancé est bien celui d’un lieu qui puisse proposer une histoire déclinée à échelle européenne et dans laquelle les citoyens européens puissent se saisir d’un récit commun. La Maison est logée dans le bâtiment Eastman, vaste immeuble art déco datant de 1934-1935 et sis dans le parc Léopold à Bruxelles, au cœur du quartier européen. Cet emplacement n’est pas neutre : initiative du Parlement européen, la Maison de l’histoire européenne en est voisine.

Les documents officiels qui présentent le lieu parlent de maison et de musée. Les deux termes cohabitent et démontrent la difficulté de trouver la définition la plus adéquate pour ce lieu. On y trouve des œuvres ou des documents originaux disposés, voire perdus, dans des ensembles didactiques. D’évidence, de très grands moyens ont été affectés à ce projet. Le lieu rassemble une collection permanente répartie sur cinq étages ; il propose aussi des expositions temporaires thématiques. L’institution annonce de nombreuses initiatives à l’adresse des groupes de visiteurs : ateliers, visites commentées et conférences.

Le support de la visite est une « tablette » mise à la disposition du visiteur. Peu intuitive, née d’une contrainte linguistique – des cartels en vingt-huit langues ne sont pas imaginables –, elle enferme le visiteur dans l’audition ou la lecture de commentaires très généraux, réplique de ce qui se trouve déjà dans les brochures disponibles. Les visiteurs peuvent s’adresser aux « médiateurs » en poste à chaque étage. Un silence curieux règne dans les salles, malgré le fond sonore lounge peu évocateur de l’immense répertoire musical européen.

Quid des enjeux critiques ?
La collection permanente est distribuée selon une progression chronologique qui privilégie les XIXe et XXe siècles. Les titres des différentes sections constituent autant de choix opérés dans la matière historique. Ils évoquent successivement l’origine de l’appellation Europe, son profil géographique incertain, son possible patrimoine commun, la puissance économique mondiale de l’Europe au XXe siècle, la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale, le totalitarisme et la démocratie, la reconstruction du continent divisé, la création de la Sécurité sociale, la mémoire de la Shoah, l’ébranlement des certitudes – les crises des années 1970 –, les transformations territoriales de l’Europe à travers les étapes de l’intégration et les défis actuels. Vaste panorama, soutenu par un dispositif très soigné et un appel systématique aux ressources de la technologie numérique pour permettre au spectateur de s’approprier activement les contenus proposés.

L’ensemble laisse perplexe. Le processus qui, dans un temps et un contexte spécifiques, a abouti à la proposition contenue dans les nombreuses salles n’est pas évoqué. Il constitue pourtant à nos yeux l’essentiel. Pas un mot à propos des débats, des controverses et des arbitrages qui ont dû émailler sa conception et sa réalisation. Pas plus d’éclaircissements sur les raisons qui ont conduit à privilégier certaines époques et certains sujets. Une lacune regrettable qui interdit au visiteur de mesurer l’extraordinaire difficulté et le formidable intérêt du travail qui a dû être opéré sur la surabondante matière à organiser et à présenter. Les commentaires que distribuent les tablettes indispensables au visiteur ne l’éclairent pas sur ces points. Le discours y est au contraire laconique et général. S’il s’agit de susciter un sentiment d’appartenance à une histoire européenne, une proposition davantage problématisée eût été, selon nous, plus efficace. Elle aurait fait échapper la Maison à l’impression qu’elle donne, à mesure du déroulement de la visite, d’un dispositif pensé du côté de l’évidence plutôt que de la complexité.

La question surgit çà et là, incidemment, pour témoigner de l’expansion européenne et de sa suprématie économique plutôt que pour questionner les mouvements de populations au sein du continent.

Une section modeste en proportions, une grande vitrine compartimentée en petites cellules, et présentée dans un emplacement reculé aurait pu constituer un socle pertinent pour la présentation d’une histoire européenne. On y trouve la synthèse de ce qu’est, aux yeux des concepteurs, l’héritage historique partagé par les habitants de l’Europe. Quinze concepts, notions ou réalités qui font un commun possible de l’histoire européenne : la rationalité héritée des Grecs, la démocratie, l’état de droit, le christianisme, la terreur d’État, la traite des esclaves et le colonialisme, l’humanisme, les Lumières, les révolutions, le capitalisme, le marxisme, le socialisme et le communisme, l’État-nation, le génocide. Liste évidemment critiquable – l’apport de la civilisation musulmane dans la transmission de l’héritage grec est passé sous silence ! – et sujette à débat. Nous ne doutons pas qu’il y en eut. Il manque par exemple dans cet inventaire l’évocation des incessants brassages de population provoqués par les guerres ou la nécessité économique. Cette liste eût permis, même en l’état, d’interroger autrement l’histoire européenne et de dessiner un parcours thématique plutôt que chronologique. Les grandeurs, les tragédies, les impasses de l’histoire auraient pu y être nouées dans une interrogation constante.

Si les concepteurs du parcours avaient pris le parti de questionner ces thèmes de manière plus approfondie et de les déployer comme autant de sections singulières, la proposition de la Maison de l’histoire européenne aurait été, nous en sommes convaincue, plus riche, plus pertinente et plus stimulante.

Ainsi, malgré le très grand soin apporté à la scénographie et quelques sections particulièrement réussies sur le plan esthétique – notamment celles consacrées aux deux guerres mondiales et à la Shoah – le discours événementiel que déploie la Maison de l’histoire européenne suscite la perplexité davantage que l’intérêt.

Quelle perception de l’Europe et de son histoire au sortir du parcours ? Elle est étrangement confuse. On perçoit l’intention de faire valoir le sens du projet européen en l’inscrivant dans l’histoire longue et dans un destin partagé. On perçoit aussi l’intention de légitimer ce projet tel qu’il existe et en dépit de sa fragilité actuelle et de le présenter comme une réalisation positive et légitime pour l’ensemble des citoyens européens. On repart avec le sentiment d’avoir reçu l’équivalent d’un très abondant cours d’histoire, utile pour qui veut réactiver un fond très général d’histoire européenne essentiellement politique et économique mais trop peu problématisé pour stimuler une réflexion critique.

Quid des « migrants »?
La place de la question migratoire est en elle-même symptomatique. Sa présence dans le discours général déployé par le dispositif est marginale. La question n’est pas saisie comme l’un des socles de la mémoire européenne, nous l’avons dit. Silence symptomatique à l’heure où la gestion de la crise migratoire par l’Europe suscite interrogations et indignations. La question surgit çà et là, incidemment, pour témoigner de l’expansion européenne et de sa suprématie économique plutôt que pour questionner les mouvements de populations au sein du continent, au-delà de lui ou vers lui. Cette dimension peu évoquée dans la collection permanente fait néanmoins l’objet d’une section entière dans l’exposition temporaire actuellement présentée. Proposition chronologique, très riche sur le plan iconographique mais centrée là encore sur les échanges commerciaux.

La dernière section de la collection permanente, destinée à bouger régulièrement, rend compte de l’actualité du projet européen. On y évoque entre autres questions, la crise migratoire actuelle. Une vitrine modeste dans ses dimensions et son contenu rassemble des objets révélateurs de l’exode méditerranéen et propose le témoignage d’un réfugié parmi tant d’autres.

On ne trouvera ni dans les commentaires ni dans les documents, une analyse un peu approfondie de cette crise. On ne trouvera pas non plus l’explicitation de la politique adoptée par l’Europe dans ce contexte. Mutisme, encore. Il y avait pourtant là une occasion d’interroger les logiques qui fondent les politiques européennes actuelles et d’attester, si possible, de leur cohérence ou non avec les valeurs qui sont supposées constituer une identité européenne commune.

Dans le même espace, quelques vidéos proposent les contributions d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels sur la question du brassage culturel : ils y témoignent, à travers leur parcours personnel fait de fractures et de reconstructions, de la difficulté mais bien plus de la richesse d’une vie faite de plusieurs appartenances culturelles. Ils préfigurent ce que pourraient dire demain, à condition qu’on le leur permette, les Syriens, les Afghans, les Somaliens et tous ceux qui, aujourd’hui, cherchent à construire une vie en Europe. Ces courts extraits pèsent davantage que toute la collection permanente réunie, en ce qu’ils disent avec simplicité et efficacité, la richesse d’une société européenne qui ferait de manière décisive le pari de l’ouverture, même raisonnée, du multiple et du divers, du partagé et du commun.

En définitive, le discours mémoriel européen que la Maison de l’histoire européenne propose se tient davantage du côté de l’espace clos que de l’espace ouvert, de la convergence obligée que de la complexité, de la légitimation plus ou moins affirmée que du questionnement critique. Elle ralliera sans difficulté les convaincus, elle convaincra plus difficilement ceux qui s’interrogent et veulent soit comprendre mieux, soit revitaliser un projet européen trop éloigné, à leurs yeux, des aspirations citoyennes. Dommage: la Maison de l’histoire européenne eût pu être le lieu privilégié d’un débat sur le projet européen, une agora vivante et citoyenne. En l’état, elle ne l’est pas. Pas encore…