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Dossier

Mesdames, nous vous attendons – Panorama parcellaire

Carmela Chergui
Éditrice chez Tusitala

04-06-2019

Dans le monde de l’édition, la majorité des travailleurs sont des travailleuses. Pourtant comme dans beaucoup de milieux professionnels, la répartition des rôles et des postes est marquée par des rapports inégalitaires entre les sexes. Où sont les illustratrices, les écrivaines, les éditrices ? Quelle place leur est faite dans leurs domaines respectifs ? De l’iconolaste revue féministe Ah ! Nana aux directrices de maisons d’édition avec pignon sur rue, en passant par les expositions « féminines » fourre-tout et l’exploitation commerciale du filon « girly », Carmela Chergui propose un tour d’horizon du milieu qui montre qu’il reste beaucoup à faire.

Le vendredi 15 mars 2019, sur le stand du Centre National du Livre du célèbre Salon du Livre de Paris, s’ouvrait une table ronde organisée par le Conseil Permanent des Écrivains sur le thème « Auteur professionnel : un métier, un statut, un avenir incertain ». Les intervenants programmés venaient du Syndicat National de l’Édition, du ministère de la Culture, mais également de différentes organisations d’auteurs. En introduction, Samantha Bailly, vice-présidente du Conseil Permanent des Écrivains constatait : « Je crois que vous remarquez tous que sur cette table ronde il n’y a pas de femmes. Qui a remarqué ? (Applaudissements) […] Quand cette table ronde s’est constituée, que les différentes organisations ont envoyé leurs intervenants respectifs, on s’est dit… il n’y a pas de femmes. Denis [Bajram] m’a dit : écoute, vas-y. J’ai dit non, parce que je préfère qu’on en parle plutôt que d’invisibiliser ce phénomène qui nous concerne tous aujourd’hui. » La jeune femme, auteure vidéaste et scénariste, présidente de la Ligue des Auteurs, pointe quelque chose de très juste, de manière claire et avec les bons mots. Si son allocution concerne ensuite, pourcentages à l’appui, la condition scandaleuse dans laquelle se trouvent les auteur·rices aujourd’hui, et en particulier les femmes, elle ouvre à mon sens un débat plus global sur la place de celles-ci dans ce qu’il est convenu d’appeler le monde de l’édition. Les frontières en sont encore floues, et il est donc délicat d’en parler en assurant solidement ses arrières sur des chiffres et des statistiques. Car si l’on obtient sans trop de difficultés les études très parlantes menées dans la branche de la grosse édition franco-française, il est presque impossible de dénombrer et quantifier ce qui se passe dans l’édition indépendante où nombreux sont celles et ceux qui travaillent avec dévotion et sans contrat, en bénévolat.

Pour faire simple, on pourrait dire qu’il en est de l’édition comme de très nombreux milieux où les femmes sont majoritaires : elles occupent la plupart des postes mais sont une minorité à accéder aux places de pouvoir et d’argent, et les autrices semblent souvent logées à la même enseigne, en particulier dans la littérature jeunesse et la bande dessinée. Cette position les maintient dans une vulnérabilité certaine dont certains aspects ont été dévoilés lors des déferlantes #MeToo et #Balancetonporc. Dans une société qui, en 2019, compte un féminicide tous les deux jours, où une femme sur deux a été victime de violence, harcèlement ou agression sexuelle, il est toujours intéressant de se pencher sur certains corps de métier pour observer ce qui s’y passe.

En 1976, les Humanoïdes Associés, sur la suggestion de Jean-Pierre Dionnet, publient une revue de bande dessinée dont l’équipe de rédaction et les auteures sont des femmes (on compte parmi elles Florence Cestac, Nicole Claveloux et Chantal Montellier), hormis un invité homme à chaque numéro. Deux ans, neuf numéros et une interdiction de vente aux mineurs plus tard, la bien nommée Ah ! Nana s’arrête, à bout de souffle. Sa courte histoire laisse une empreinte importante sur qui a pris le temps de la feuilleter. Lorsqu’on revoit ses couvertures coup de poing sur l’inceste, il nous semble que le torchon brule encore dans la cuisine. L’édito du premier numéro annonce : « Pour vous, des femmes se raconteront : par la plume et par le pinceau, et en dehors de toute contrainte. Mais cette liberté que nous avons offerte à nos collaboratrices ne se conquerra que petit à petit. Se délivre-t-on d’un seul coup ? Assurément non. Voilà pourquoi Ah ! Nana est une expérience aventureuse, et à suivre. Tout, soyons-en sûres, sera amené à évoluer. Ne vous étonnez point de découvrir en une seule fois autant de dessinatrices. On en recense officiellement cinquante en France mais nous sommes certaines que vous êtes bien plus nombreuses. Mesdames, nous vous attendons. »

Dire que les femmes ont une façon particulière de voir et de décrire la vie est une lapalissade. Un auteur c’est, en tous les cas, une individualité qui arrive à communiquer aux autres sa façon particulière de ressentir le monde. Trier des artistes par leur sexe c’est museler leur œuvre.

La réponse se fait encore attendre, même si on sent que quelque chose remue. Le comité de rédaction a vu juste : on ne se délivre pas d’un seul coup. Peu à peu des ouvrages d’autrices viennent s’intégrer à de fabuleux catalogues de bande dessinée et le public découvre (entre autres) avec joie Julie Doucet, Marjane Satrapi, Dominique Goblet, et je crois que c’est à ce moment-là que quelque chose dérape. Peut-être qu’on ne comprend pas comment ça se fait que ces femmes font les choses aussi bien que les hommes dans ce domaine encore très masculin. Dans tous les sens, on assiste à des maladresses et des tentatives malheureuses de laisser les femmes exister dans la création artistique et dans l’édition. La piste est savonneuse, ça glisse. Thierry Groensteen tente de réunir la création féminine dans une collection nommée Traits féminins, et ce faisant, en voulant leur donner une place, les barricade dans un espace où on les observe pour ce qu’elles sont et non pour ce qu’elles font. D’étranges expositions fleurissent, où l’on juxtapose des travaux n’ayant rien à voir les uns avec les autres sinon qu’ils ont été dessinés par des femmes, et dont le commissariat est souvent confié à un homme. Aude Picault, sur le forum bdégalité, revient sur cette expérience : « Pour avoir eu la joie de participer à une expo Bulles de Femmes, j’y suis désormais totalement opposée. Mes planches étaient accrochées au milieu d’œuvres qui n’avaient rien à voir, ni dans le contenu ni dans la forme. Je ne me suis pas sentie reconnue comme un auteur pour son œuvre, mais niée. Dire que les femmes ont une façon particulière de voir et de décrire la vie est une lapalissade. Un auteur c’est, en tous les cas, une individualité qui arrive à communiquer aux autres sa façon particulière de ressentir le monde. Trier des artistes par leur sexe c’est museler leur œuvre. » Ce qui est intéressant dans ce dernier témoignage, c’est qu’elle parle de la joie qu’elle a eue d’exposer. En effet, il a fallu un certain temps à ces autrices pour se rendre compte que le fait d’être mises en valeur de cette manière posait un véritable problème. De fait, il était à une époque si rare de voir des femmes dessiner et être publiées qu’il semblait normal de les réunir sous la même bannière. Et c’est ça qui surprend aujourd’hui. Ce n’est pas le fait qu’on ait réuni des artistes de manière insensée mais plutôt qu’à ce moment-là, personne n’a rien dit.

« Le marketing genré connait des jours extrêmement fertiles, et l’édition y trouve son compte. Pas nous, c’est clair, et c’est une bonne chose de le faire savoir. » Oriane Lassus révèle l’envers de la médaille. Car bien sûr, il ne faut pas oublier l’opportunité pour les éditeurs de bande dessinée de voir un nouveau marché s’ouvrir à eux, un lectorat féminin qui se reconnaitrait au premier regard dans ces bandes dessinées autobiographiques. Ils vont alors pousser à des préoccupations typiquement féminines, à des formats courts pouvant être repris dans les magazines féminins, à des couleurs qu’on attribue aux filles (tant qu’à faire, autant infantiliser tout le monde), à des anecdotes où le shopping partage la vedette avec les bêtises du dernier-né ou les facéties du couple. Difficile de s’y retrouver dans tout ça, et difficile pour les autrices de se détacher de cette autoroute gluante sur laquelle on les colle, celle d’une bd « girly » dont on sature les hormones et lisse le propos.
Ce phénomène dépasse de loin le Landernau de la bande dessinée et s’ouvre à la littérature jeunesse et adulte. Les rayons des libraires croulent sous la chick lit et les romans témoignages à l’eau de rose par des femmes pour des femmes, mais encore une fois publiées par des hommes.

La non-mixité de pensée et de création est une absurdité, mais il n’en reste pas moins que parfois, dans le cadre du travail collectif, la non-mixité peut se révéler salutaire. Ainsi, la toute récente revue Panthère Première, publication indépendante de critique sociale, dont le champ d’étude se situe « à l’intersection de ce qui est renvoyé à l’intime (famille, enfance, habitat, corps, sexualités…) et des phénomènes qui cherchent à faire système (état, industrie, travail, colonialisme, rapport de genres…) », est constituée d’un comité de rédaction non-mixte. « Si la revue publie les papiers et les images de contributeurs et de contributrices, nous avons en revanche opté pour une non-mixité éditoriale, constituée de femmes uniquement. Ce choix nous semble favoriser l’invention de formes de travail et de coopération plus égalitaires, et d’une prise de décision plus horizontale amenant davantage de femmes et/ou de personnes minorisées à être publiées. » Une lointaine réponse à Ah ! Nana ? Peut-être, et elle n’est pas la seule. L’idée de travailler en collectif non-mixte est un vrai soulagement pour de nombreuses femmes dont la parole est souvent écrasée, même dans des rédactions « de gauche ».
Le récent scandale soulevé par la Ligue du LOL, dont on aurait tort de penser que le phénomène ne se cantonne qu’aux médias qui ont été dénoncés, ne prenait pas racine dans des revues sexistes de droite mais dans des journaux enclins à se situer sous les banderoles politiquement correctes de la parité et du féminisme de bon aloi. Le sexisme est partout.

L’édition française connait des éditrices désormais incontournables dans le paysage du livre (par exemple Anne Marie Métaillié, Liana Levi, Odile Jacob, Joëlle Losfeld), et on vit aujourd’hui un tournant intéressant : de nombreuses femmes ont pris récemment des postes de direction dans des structures éditoriales renommées (Pocket, Flammarion, Plon, Le Livre de Poche, JC Lattès).
En 2013, dans l’édition, le beau sexe occupait 75% des postes. En 2016, il y a 1243 CDI (hors travailleurs à domicile), dont 1002 sont pourvus par des femmes. On peut donc parler d’écrasante majorité. Pourtant, les postes de directeur commercial, directeur de fabrication et représentant sont pour la plupart occupés par des hommes.
Aussi, quand suite à l’affaire Weinstein en 2017 les femmes se mettent à parler et à témoigner des harcèlements dont elles sont victimes dans le monde du livre sans pour autant que les masques ne tombent et que des noms apparaissent, on perçoit une vérité dont on ne faisait qu’effleurer les contours, parce que les récits de harcèlement se font nombreux et qu’ils ressemblent les uns aux autres. « Que ce soit avec des journalistes, qui ont pu croire que les attachées de presse sont à leur disposition – littéralement ! – ou même avec des auteurs, oui, je pense que nous sommes nombreuses à y avoir eu droit », témoigne une attachée de presse sur ActuaLitté. Et lorsque l’on s’attarde sur les pages entières de récits d’autrices de bande dessinée qui se sont mises à parler sur le forum bdégalité, ouvert à cette intention, l’accumulation des anecdotes, souvent sous couvert d’anonymat, finit par provoquer une sensation d’étouffement.

« Lors d’un rendez-vous informel avec un éditeur, on s’assoit derrière une table basse où sont posées les pages d’un futur projet. Il rapproche sa chaise de la mienne et pose sa main sur ma cuisse. »

« Tu devrais signer avec ton nom complet, car uniquement ton prénom ça fait pute. »

« Un […] dessinateur a […] publié sur un blog “pour rigoler” un petit dessin-jeu à la façon d’un labyrinthe. On pouvait y voir d’un côté mon personnage, la bouche grande ouverte, de l’autre des noms d’éditeurs. Au milieu : un amas de bite. Il s’agissait de trouver quelle bite d’éditeur j’avais sucé pour me faire éditer. »
« Il y a quelque temps j’assistais un dessinateur pour son exposition lors d’un festival. Durant ce festival je l’aidais un long moment à concevoir un format qui servirait de lettre d’amour pour sa petite amie qui vivait au Mexique, et il me raconta leur relation à distance. Deux jours plus tard, à la fête de clôture, je dansais avec mes amis et collègues. C’était une chanson punk mélo des années 80 et la chanteuse y allait de son “rape me in the subway”. Le dessinateur de l’autre jour m’approcha pour me demander la traduction de la chanson. Quand je lui dis les paroles, il me poussa sur le sol de la piste, me chevaucha et imita une levrette pendant une minute. Je tentai de me défaire de lui de toutes mes forces mais il était plus fort que moi, et il m’avait attaquée par surprise. Ses confrères riaient, certaines de mes connaissances aussi, les autres ignoraient juste la situation. »

D’étouffement ? Oui, et pas seulement à cause de la nature des agressions dont elles ont été victimes, mais aussi parce qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil. La seule chose qui vient de changer, c’est qu’on consent enfin à ôter nos œillères pour regarder autour de nousn.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

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Sur la question des femmes dans l’édition, lire l’article de Loraine Furter, « Genre et éditions d’art·istes – Speaking Volumes, 1980 ».

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