Louis Pelosse
 - 
Dossier

Mettre à l’épreuve le temps. Un outil pour faire communauté de recherche

Thibault Galland, chargé de recherche et d’animation pour la Plateforme d’observation des droits culturels chez Culture & Démocratien

18-07-2022

Comment faire face au temps qui s’accélère, ralentit ou s’arrête ? Comment répondre aux rythmes qui emprisonnent plus qu’ils ne libèrent ? Selon Thibault Galland, cela doit en passer par les usages et les techniques. Il a imaginé un outiln , « L’agenda qui libère », permettant de développer la réflexion philosophique de ses utilisateur·ices, en les invitant à problématiser leur rapport au temps à partir de l’écriture : au départ d’un support, les participant·es sont plongé·es dans une recherche qu’ils et elles élaborent d’abord personnellement pour ensuite la partager collectivement. Thibault Galland nous en décrit ici les principes, ainsi que sa première expérimentation, amenée à se poursuivre sous la forme d’une communauté de recherche.

Enjeux philosophiques
Travailler le rapport au temps en philosophie, c’est œuvrer à s’affranchir de l’aliénation moderne au temps. Cet objectif s’inscrit dans une lecture politique de notre époque contemporaine que je tire de divers ouvrages de philosophie et de sciences socialesn. Si nous sommes aliéné·es dans notre expérience moderne du temps, c’est à cause de divers facteurs d’influence : la révolution industrielle, le développement technologique, l’accélération de la productivité, la démultiplication des outils de quantification, l’omniprésence du travail et la prolifération de ses modèles d’organisation dans toutes les sphères de la vie. Ces facteurs sont nombreux, les normativités complexes, et les possibles expériences du temps qu’ils permettent ne sont pas nécessairement libératrices. Il suffit de constater les nouvelles formes de pathologies et maladies que ces possibilités génèrent, dont les plus connues et actuelles sont la dépression ou le burn-outn.

« L’agenda qui libère » est un outil qui cherche à répondre à la thèse selon laquelle nous devons nous libérer de cette aliénation dans notre rapport au temps. Pour schématiser un peu, l’outil fait se confronter deux grandes conceptions du tempsn :
i)
l’une propre au temps objectif, scientifique et mesurable, plus proche de la conception du temps comme Chronos ;
ii) l’autre, propre au temps subjectif, plus arbitraire, apparenté au flux de la conscience, proche des conceptions du temps comme Kairos et comme durée. Chacun·e est invité·e à se questionner sur différents types d’expérience du temps, sans parler des lieux, des situations et des contextes dans lesquels ces expériences s’inscrivent.

En pratique et pour garder une focale pertinente pour chacun·e, rien de mieux que de partir de son expérience personnelle, du moins de la manière dont on peut l’écrire quotidiennement dans un agenda et la raconter plus ou moins habituellement dans un journal, voire dans un journal intime. Le prisme du récit de soi, allant des formats les plus objectifs aux plus subjectifs, permet de travailler les manières et les contenus à même l’acte d’écriture telle qu’a pu en rendre compte Michel Foucault dans divers écritsn.

À partir de là, l’outil permet de partager et d’échanger sur des pratiques et leurs effets dans l’expérience de chacun·e. Ce n’est pas un simple partage de contenus et de manières de dire, mais bien un atelier où l’on travaille l’écriture elle-même comme moyen de transformer notre rapport au temps, comme mode d’expérimentation et de problématisation de notre expérience. Pour rejoindre Foucault et ses observations sur les « techniques de soi », il s’agit là d’explorer les possibilités techniques de l’écriture comme outil d’émancipation et d’expérience éthique de soi à soi.

Dans cette veine, l’écriture est l’occasion d’un ralentissement de l’expérience, d’une attention et d’une concentration sur certains aspects de cette dernière. Outre des aspects plus phénoménologiques, l’écriture est intéressante comme moyen d’inscription en tant que tel. Elle est une mise en forme de l’expérience selon certaines conditions et un certain rapport au temps qui permet d’inscrire sur un support une certaine manière de faire expérience. Cette formulation peut devenir l’occasion d’une prise de distance avec soi, ainsi qu’entre soi et son écriture. Plus encore, selon les temporalités d’écriture et de (re-)lecture de ses écrits, il y a possibilité de s’y identifier ou non, de faire bouger les lignes de son récit et son écriture. Autant de variations possibles que de manières d’écrire, de lire et de relire. Les traces tangibles de l’écriture de soi ouvrent à la performativité, au jeu avec les récits et les discours, à des performances ou mises en scène de son récit et de son histoire au fur et à mesure du temps. Sans compter que l’écriture produit des traces tangibles qu’on peut sentir et percevoir avec son corps et avec autrui, au sein d’un environnement et dans un monde. Et que ces manières d’écrire et de découper le temps sont autant de mises en forme des espaces, réels ou imaginaires.

En somme, « L’agenda qui libère » part d’une forme usuelle, pratique et utile, pour proposer une voie d’exploration, d’analyse et de problématisation philosophique autour de l’écriture de soi. En se focalisant sur le découpage que chacun·e opère du temps et les effets que cela peut avoir sur notre expérience, il propose d’observer ce découpage comme une technique dont on peut se saisir et avec laquelle on peut commencer à jouer. Dans un esprit joyeux et ludique, ces tentatives et essais sont autant de pistes d’expérimentation et de transformation du sens singulier par l’exercice personnel et du sens commun à travers une communauté de recherche autour des pratiques de l’outil.

Modalités pratiques
Tout cela prend la forme d’une recherche personnelle autour de l’écriture d’un support oscillant entre des moments d’organisation et des moments de réflexion, entre le format « planning » et le format « journal ». Cette recherche a été initiée et partagée avec un public volontaire et diversifié d’une dizaine de personnes. D’emblée, trois grands moments ont été annoncés : une première rencontre avec présentation de l’outil, une recherche personnelle de deux semaines autour de l’écriture, puis une mise en commun des recherches au terme des deux semaines. Suivons ce déroulé pour le détailler et préciser les modalités pratiques liées à « L’agenda qui libère ».

Lors de la première rencontre en groupe, en distanciel, une série de consignes a été donnée aux participant·es au travers d’un atelier philo. Chacun·e devait choisir un support de son choix (de préférence un carnet vierge) dans lequel relater une période de deux semaines ou plus, en gardant en tête la nécessité d’osciller entre organisation et réflexion, entre planning et journal. Au-delà des réflexions personnelles sur leurs journées à la manière d’un journal, les participant·es seront confronté·es à des questionnements, certains inévitables, d’autres plus libres. S’ils ou elles le désirent ils·elles pourront suivre des propositions et/ou s’inspirer de citations. À titre d’exemples :
i) de questionnements inévitables : réussissez-vous à jouer entre temps objectif et temps subjectif, entre planification et journal ? Pourquoi avoir choisi tel support et comment l’avez-vous complété ? Quel est l’impact de votre travail, de vos activités professionnelles sur votre temps ? ;
ii) de questionnements libres : est-il possible de vous laisser aller et faire fi des contraintes temporelles qui vous sont imposées ? À quel point avez-vous besoin d’organiser votre temps ? ;
iii) de propositions libres : « Suivez le rythme d’une journée de jeûne, en particulier au niveau alimentaire et spirituel ou religieux (entre autres avec la fin du Ramadan). En quoi ce rythme, vous connecte-t-il plus à votre corps et à votre esprit ? » « Laissez-vous aller un soir, un jour, une semaine à votre fatigue. » « Consacrez du temps à autrui. » « Prenez le temps de perdre du temps. »
Dans ce cadre, l’enjeu reste de travailler son rapport au temps : nul besoin de se surcharger, la recherche se veut une piste de libération, pas une charge en plus !

Après deux semaines d’exploration individuelle, le groupe s’est retrouvé pour des échanges et une mise en commun. Bon nombre de thèmes ont été évoqués avec des exemples personnels abordant des notions telles que la liberté, le choix dans le rapport au temps, la discipline, le sentiment de vide et d’angoisse, l’engagement, le besoin de changer de rythme, la déconnexion, l’individualisation du temps, etc. J’ai rassemblé ces diverses contributions sous des catégories telles que « concepts/thèmes de discussion », « facteurs impactant le temps » et « pratiques, moyens et stratégies ». Cela donne un aperçu des divers thèmes à poursuivre dans cette recherche.

Au niveau du format, beaucoup – moi y compris – avaient manqué de temps pour écrire, voire n’avaient pas du tout pu réaliser l’exercice par écrit. Mais le groupe a tout de même pu parler de l’enjeu du format dans la structuration du temps, notamment les différences entre l’agenda et le cahier ligné ou à pages blanches, et ce que ces différences peuvent produire dans la recherche. Une des participantes, Léa Falguère, bien qu’elle n’ait pas pu le réaliser, a évoqué sa recherche plus artistique par le biais d’une frise temporelle, prenant les nuits plutôt que les jours comme points de repère. Cela a permis de discuter de la nécessité de spatialiser le temps, de l’inscrire sur un support, de l’enjeu de travailler le temps en l’écrivant plutôt que par l’activité mentale et la méditation. Les deux aspects ont été comparés et j’ai rappelé que les deux pistes d’exploration du format restent ouvertes, notant toutefois que comme l’activité mentale est plus fluctuante, elle laisse moins de traces que l’écriture pour y revenir soi-même ou la communiquer aux autres.
De cette première mise en commun, je tiens à souligner la richesse des contributions et recherches, preuve que l’outil fonctionne et qu’il met les participant·es au travail. Mais la recherche n’en est encore qu’à ses débuts. Elle est amenée à se poursuivre en individuel et en communauté. Un moment de rencontre sera prévu dans le courant du mois d’août 2022. Toute personne intéressée est bienvenue !

Conclusions autour du projet d’émancipation
Un des enjeux éthiques et politiques majeurs que je me suis efforcé de travailler à travers cet outil et les animations qui l’accompagnent est l’émancipation. Émancipation en tant qu’enjeu philosophique d’une critique de l’aliénation moderne au temps, mais aussi en tant que visée de la méthode elle-même − celle de « L’agenda qui libère » ou de toute autre animation de type « communauté de recherche philosophiquen ». Cette méthode implique que chaque participant·e s’étonne, analyse, développe son propre rapport critique au temps, voire établisse une habitude et une culture critique par rapport au temps. Plutôt que d’imposer un modèle explicatif ou de jouer la feinte ignorancen, la méthode part davantage des expériences et recherches singulières pour articuler des réflexions et véritablement nourrir des interrogations philosophiques sur cette base empirique.

Dès les premières invitations à participer, l’enjeu a été de valider les expériences et insister sur l’expertise de chacun·e à l’égard du temps notamment à travers le rapprochement entre rapport singulier au temps et récit de soi. Ma posture d’animateur et partie prenante de la recherche, et les dispositifs utilisés ont veillé à assurer les expertises dans l’optique de les mettre en débat dans le cadre d’une communauté de recherche. Les échanges de points de vue permettent de favoriser le décentrement de sa propre expertise, de la critiquer et de la nourrir dialectiquement au contact de l’autre.

Ensuite, la méthode et l’outil proposés amènent les participant·es à s’interroger et à cultiver un souci d’elles·eux-mêmes, en écho avec la philosophie comme thérapie de l’âme et pratique de soin. Si le travail de l’écriture et du récit de soi par le prisme du temps recourt à des techniques et des expérimentations qui pourraient être rapprochées du développement personnel et du coaching, les finalités de celles-ci ne sont pas cantonnées à l’optimalisation et la productivité. L’essai et l’erreur, le jeu sur les vitesses et les ralentissements ont une place importante dans la recherche, en même temps que la créativité et la jouissance. L’objectif n’est pas de participer à une meilleure adaptation des individus dans un contexte temporel mais plutôt d’analyser et de critiquer ce contexte qui est nécessairement aussi politique, de développer et cultiver des rapports libérateurs au temps, en écho avec le projet d’étho-poïétique ou d’esthétique de l’existence dont traite Foucault à partir de ses recherches sur les philosophies antiquesn.

Enfin, l’émancipation est aussi favorisée par l’expérience communautaire et démocratique que proposent l’outil et la méthode. Avant toute chose, il est question d’inclusion des perspectives singulières, de veiller à la diversité des situations (âge, sexe, lieu de vie, style de vie, etc.) pour favoriser une diversité dans les échanges et un décentrement accru. À cet égard, certains présupposés me sont apparus au cours du processus. Qu’il s’agisse de l’inégalité du temps disponible ou bien de l’inégalité par rapport à l’écriture, aspects avec lesquels il faut composer. Une des pistes en ce sens est d’ouvrir le débat à partir de ces inégalités dans l’expérience de chacun·e, ainsi que de permettre à tou·tes de s’exprimer et questionner la méthode et l’outil au fur et à mesure du processus. Ensuite, le fait de configurer l’outil et les animations selon le modèle de la communauté de recherche philosophique permet de développer collectivement une expertise sur le temps – un commun réflexif en quelque sorte –, en même temps que les liens entre participant·es au sein de cette communauté soutiennent le travail de recherche et les effets qui lui sont inhérents (besoin de courage, faire face à l’arrachement, la violence de l’étonnement et de l’analyse, le partage). C’est donc avec grande joie que je constate, à travers ses enjeux éthiques et politiques, que l’outil est opérant, que la communauté de recherche prend véritablement, et que tout le processus est amené à se poursuivre !

 

Image : © Louis Pelosse

2

Cet outil a été créé dans le cadre d’un certificat en pratiques philosophiques que j’ai suivi auprès de PhiloCité. Cette dernière est une asbl d’éducation permanente et organisation de jeunesse, basée à Liège, qui développe des ateliers de sensibilisation, de formation grand public et de formation de formateur·ices, ainsi qu’un axe recherche consacrés aux nouvelles pratiques philosophiques et à la santé. Plus d’infos : https://www.philocite.eu.

3

Entre autres, Hartmut Rosa, Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014. ; Laurent Vidal, Les Hommes Lents, Flammarion, 2020. ; Céline Marty, Travailler moins pour vivre mieux : guide pour une philosophie antiproductiviste, Dunod, 2021.

4

Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi : dépression et société, Odile Jacob, 2000. ; Pascal Chabot, Global Burn-out, PUF, 2013.

5

Lambros Couloubaritsis, « Le statut philosophique du kairos », Diotime n°67, disponible via https://diotime.lafabriquephilosophique.be/numeros/067/017/, consulté le 26/5/2022.

6

Entre autres, Michel Foucault, « L’écriture de soi », Corps écrit n°5 : l’autoportrait, février 1983, p. 3-23. Cfr. Michel Foucault, Dits Écrits, tome IV, texte n°329 ; Michel Foucault, L’herméneutique du sujet (cours au Collège de France 1981-1982), Gallimard-Seuil, 2001.

7

J’ai été formé à ce type d’animation par Philocité dans le cadre de mon certificat en pratiques philosophiques. Inspiré par le philosophe et pédagogue Matthew Lipman, ce dispositif cherche à produire des questions à partir d’un support commun puis de délibérer par le biais d’habiletés de pensée et d’exercices logiques. Au départ conçue pour des enfants, cette animation convient tout à fait aux adultes dans la mesure où elle permet de développer une pensée attentive, créative et critique. Notez que les modalités de cette animation sont consultables dans l’ouvrage Philosopher par le dialogue : quatre méthodes, édité par Philocité et publié chez Vrin.

8

Je reprends ici une lecture du Maître ignorant de Jacques Rancière qu’ont donné Anne Herla et Gaëlle Jeanmart dans le cadre du certificat en pratiques philosophiques susmentionné.

9

Pour une ouverture à ce sujet, je renvoie à Michel Foucault, « une esthétique de l’existence », Dits Écrits, tome IV, texte n°357.

Articles Liés