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III - Exile et asile

Migrantes employées à domicile

Virginie Guiraudon
Directrice de recherches CNRS au Centre d’études européennes et comparées de Sciences Po Paris

12-12-2018

Nombreux sont les migrants – et plus particulièrement les migrantes – qui travaillent comme employé·e·s de maison. Leurs trajectoires singulières sont révélatrices d’importantes transformations sociales et économiques de nos sociétés. Virginie Guiraudon se penche ici sur l’histoire et les ressorts de ce phénomène et rappelle ainsi la dimension utilitariste des politiques migratoires.

Un phénomène global à déconstruire
Le travail à domicile est un phénomène global qui a fait l’objet d’une Convention de l’Organisation internationale du travail (OIT), organe de l’ONU, en vigueur depuis 2013. L’OIT estime qu’il y a 67 millions d’employés déclarés dont 80% de femmes et une majorité de migrants ; et ce sont en réalité les femmes migrantes que la Convention espère protéger, notamment dans les pays du Golfen. La plupart des employés à domicile se trouvent en Asie et en Amérique Latine. Dans les villes-mondes comme Hong-Kong ou Singapour se côtoient dans le même foyer des étrangers très riches et leur personnel de maison lui aussi expatrié. Se dévoile ainsi la face « intime » de la mondialisation où les flux de capitaux et de marchandises et le développement d’entreprises multinationales sont accompagnés de flux migratoires.

C’est la « chaine transnationale du care » où des mamans, qui ont laissé leurs propres enfants à des membres de leur famille ou dans des orphelinats, s’occupent des enfants des autres. Ce sont celles que l’on appelle désormais des « parents Skype », présents en image via les téléphones portables lors des mariages et des enterrements au pays. Ce phénomène peut ainsi bouleverser les structures familiales traditionnelles dans les pays d’origine, tout en renforçant les hiérarchies sociales et sexuées dans les pays d’accueil. En somme, s’intéresser aux migrantes employées à domicile nous permet, au travers d’histoires singulières, d’appréhender les effets sociaux d’importantes transformations économiques.

En resserrant la focale sur la vieille Europe, nous pourrons mieux comprendre pourquoi nous observons un « second âge » du travail à domicile et analyser quelles politiques sont mises en œuvre pour l’encourager. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les éléments historiques et contextuels qui peuvent éclairer l’importance actuelle du travail à domicile de migrantes. Puis nous analyserons les dispositifs d’action publique en Europe comme dans les pays dont sont originaires les employées.

De la nourrice à la badante : le nouveau contexte du travail à domicile
En France, en 1905, nait la figure de bande dessinée Bécassine, jeune paysanne bretonne montée à Paris pour travailler comme domestique. Elle supplante celle de la nourrice des campagnes à qui l’on confiait les enfants de la noblesse. En effet, avec l’essor des classes bourgeoises dans les villes industrielles à partir du XIXème siècle, nombreuses sont ces migrantes de l’intérieur qui viennent travailler pour des familles aisées. La bourgeoisie veut imiter les pratiques aristocratiques où la femme ne travaille ni en dehors du foyer ni chez elle, contrairement aux ouvrières qui font les deux et aux petites classes moyennes où la femme s’occupe des enfants alors que l’homme assure les revenus du ménage. Avoir recours aux migrantes du monde rural permet alors de reproduire un certain ordre social.

Au XXIème siècle, le nouvel essor du travail à domicile a lieu dans un contexte différent. Les ménages dont les deux parents travaillent notamment dans le secteur tertiaire sont bien plus nombreux et les employées à domicile viennent plus souvent de l’étranger. Il y a bien quelques anciennes ouvrières « autochtones » devenues « nounous » malgré elles mais, comme l’a bien montré l’enquête de Christelle Avril en région parisiennen, elles ne s’identifient pas à leurs concurrentes venues de loin. Toutes ces femmes permettent de reproduire l’ordre genré, et pas seulement social. Plutôt que de répartir les tâches ménagères voire éducatives entre membres du couple, elles sont sous-traitées à des tiers (souvent des femmes).

Pour les familles qui doivent plutôt s’occuper d’un parent âgé, on retrouve le même schéma. Ce sont généralement les femmes qui prennent du temps pour s’occuper des parents âgés et, de ce fait, emploient quelqu’un pour faire le ménage avant d’engager une aide pour leur parent dépendant. Car, en effet, s’il y a une forte féminisation du marché du travail en Europe, elle s’accompagne, à partir des années 1970, d’une baisse de la fécondité et d’un rallongement de l’espérance de vie. L’Europe vieillit. Il y a une évolution de la demande pour s’occuper des personnes âgées et dépendantes. Et l’offre institutionnelle des États-providence européens n’est pas suffisante.

La figure du XXIème siècle en Europe est la badante, en italien « celle qui donne des soins », une figure désormais familière mais aussi fantasmée par la presse à faits divers qui relaie des litiges lors de successions ou des abandons. Dans un pays où 11% de la population a plus de 75 ans, les familles engagent de plus en plus de badanti ou de colf (femmes de ménage), au total 1,3 million d’employées dont près de 900 000 sont déclarées en 2016. Près de la moitié de ces employées sont originaires d’Europe de l’Est, un quart sont Italiennes (25%) et certaines sont venues des Philippines et d’Amérique Latine notamment via des organisations catholiquesn. Dans un contexte de politiques migratoires restrictives, les migrantes dans ce secteur font figure d’exception. Il y a d’abord eu des campagnes de régularisation puis des permis spéciaux, et des quotas leur sont réservés. L’allocation d’environ 600€ par mois pour l’aide à la dépendance ne permettra pas de payer une maison de retraite mais éventuellement une badante, peu rémunérée malgré la difficulté de la tâche et des horaires de travail d’une centaine d’heures par semaine, mais qui peut ainsi envoyer de l’argent au pays.

Cela peut sembler étonnant au vu de la xénophobie ambiante en Europe mais la politique migratoire a toujours eu un versant utilitariste. C’est une politique qui permet en réalité le statu quo en matière de rapports de genre, de classe et de race dans les pays d’accueil.

Import-export : le rôle des politiques migratoires
À première vue, on pourrait avoir une explication économiciste de la présence de migrants dans le secteur du travail à domicile. On parle de push/pull factors : un manque d’opportunités dans les pays d’origine et une demande en plein essor dans les pays de destination où les employeurs sont prêts à faire jouer la concurrence en engageant des ressortissant·e·s étranger·ère·s qui acceptent des salaires plus bas que les autochtones mais plus élevés que dans leur pays d’origine.

Il faut rajouter le fait que, comme dans d’autres secteurs où les migrants sont nombreux –notamment le bâtiment, l’agriculture, l’hôtellerie-restauration –, c’est un secteur où le travail informel est fréquent. Dans une relation de gré à gré, l’employeur est peu susceptible d’être contrôlé pour du travail non déclaré et peut profiter de l’absence ou de la précarité du statut légal d’une personne pour négocier une rémunération à la baisse. Enfin, contrairement à ce qui a cours dans le secteur du care institutionnel (crèches, hôpitaux, maisons de retraite), la question des qualifications, de la reconnaissance des diplômes et des connaissances linguistiques se pose peu.

Faire des heures de ménage ou de baby-sitting quand on arrive dans un nouveau pays peut être attractif même si on a d’autres qualifications. Encore faut-il être inséré dans une communauté qui fait le lien entre l’offre et la demande de travail à domicile où le bouche-à-oreille a toute sa place. Avoir un « réseau social » est une ressource essentielle pour trouver un logement, un emploi, de l’aide pour s’insérer. Et dans l’aide à domicile, ce sont souvent des réseaux bien plus importants et institutionnalisés qui mettent en contact employés et employeurs, notamment les églises.

Mais il faut aussi souligner le rôle des gouvernements des pays d’origine. Certains pays comme l’Indonésie, le Sri Lanka et surtout les Philippines ont des politiques volontaristes pour exporter leur main-d’œuvre. Au départ, en 1975, c’était une solution temporaire pour répondre au problème de sous-emploi chronique, rapporter des revenus via des transferts de fonds et empêcher la grogne sociale et politique. Il s’agit aujourd’hui d’une politique d’État avec des agences gouvernementales et un statut spécifique d’Overseas Foreign Worker. À partir des années 2000, ce sont environ 600 000 personnes par an qui sont « exportées » des Philippines, dont 60% de femmes et un tiers dans le travail à domicile. Les émigrés constituent dix pour cent de la population, un quart de la population active du pays, et ils renvoient au pays 15% du PIB, soit environ 23 milliards par an. Parmi ces migrants philippins, un tiers travaillent comme employés domestiques et un autre tiers dans les métiers qualifiés du care, en tant qu’infirmières par exemplen. Beaucoup travaillent en Asie (Hong Kong, Singapour) ou au Moyen-Orient (Qatar, Koweït). Des communautés importantes sont aussi installées en Italie, comme nous l’avons vu.

États providence et austérité en Europe : le recours aux politiques socio-fiscales
Pour expliquer le nouvel essor du travail à domicile et de l’emploi de femmes migrantes en Europe, il faut prendre en compte l’offre publique en matière de care dans un contexte d’austérité permanente depuis plus de trente ans. En effet, alors que la féminisation du marché du travail et l’allongement de la durée de la vie créent une demande de services publics du care des jeunes enfants et des personnes âgées, l’État-providence est attaqué. Comparée à celle des Trente Glorieuses, la croissance est plus faible et le chômage structurel en hausse.

Mais surtout, un changement idéologique qui balaie l’Europe a affecté les choix en matière de protection sociale. À partir des années 1980, l’heure est à la rigueur budgétaire, à la baisse des dépenses publiques. Dans la zone euro, ce tournant est symbolisé dans les années 1990 par les « critères de Maastricht », qui limitent les déficits et la dette publique autorisés. Ce nouveau monde dit néolibéral fait aussi la part belle au choix individuel, et la sous-traitance de services publics à des acteurs non étatiques – issus du secteur privé ou associatif – se répand.

C’est donc un contexte idéologique propice à des politiques publiques qui vont encourager le recours au travail à domicile, moins couteux que la construction et la gestion d’établissements publics de garde d’enfants ou de soin. En effet, les partis de droite traditionnels insistent plutôt sur le choix des familles qui ne veulent pas placer leur enfant hors de leur foyer. À gauche, on évoque plutôt la lutte contre le travail au noir. Et tous, y compris dans les institutions européennes, se réjouissent de la création d’emplois « non délocalisables » dans un contexte de chômage élevé, sans évoquer le fait que ces emplois sont occupés par des migrantes employées par des familles plutôt aisées.

Des politiques incitatives de défiscalisation ont facilité l’essor de l’emploi à domicile, d’abord en France et en Suède, puis un peu partout, notamment en Belgique. En France, l’État subventionne généreusement l’emploi à domicile : 50% des charges sociales des employeurs sont recréditées sur l’impôt sur le revenu. Depuis la « loi Borloo » de 2005, le cout de cette politique a augmenté : il est passé de 4,7 milliards en 2006 à 6,5 milliards en 2009 selon la Cour des Comptes. En 2010, ces cadeaux fiscaux concernent 2,6 millions de ménages : une moitié sont des cadres contre seulement 1,6% d’ouvriers, et 10% des plus riches constituent 32% des bénéficiaires de ces mesures fiscalesn. En d’autres termes, c’est une politique sociale qui redistribue non pas aux personnes en difficulté mais aux familles riches, et cela dans une période de lourds déficits publics. C’est un choix politique qui permet de maintenir l’emploi d’environ un million d’employés à domicile.

Nous avons jusqu’ici contrasté le travail à domicile avec les soins prodigués dans un cadre institutionnel (crèches, maisons de retraite médicalisées, etc.). Néanmoins, il y a des points de convergence entre la situation des étrangères du care. De très nombreuses ressortissantes d’Europe de l’Est et centrale dans l’Union européenne qui travaillent dans des institutions acceptent des emplois qui ne correspondent pas à leurs qualifications car on ne reconnait pas leur formation dans leur pays d’origine. Elles sont souvent moins payées que les autochtones avec des contrats moins avantageux et plus précaires.

C’est à la suite du référendum de 2016 sur le Brexit que les Britanniques se sont rendu compte de l’importance de ces soignantes sur le point de perdre leur statut de citoyennes européennes : alors que le système de santé, le NHS, souhaite recruter 40 000 infirmières, 4 000 infirmières européennes sont retournées dans leur pays en 2017 et le ministère de la Santé s’est alarmé en août 2018 du nombre important de postes à pourvoir sans cette main-d’œuvre, dans les hôpitaux et au-delà, avec un déficit notamment de 28 000 emplois dans le social care ou l’aide aux personnes en difficultén.

Au-delà des préconditions structurelles qui expliquent le besoin de services pour s’occuper des très jeunes ou des très âgés, des choix politiques sont faits pour encourager l’aide à domicile et la présence de migrants – et surtout de migrantes – dans ce secteur. Cela peut sembler étonnant au vu de la xénophobie ambiante en Europe mais la politique migratoire a toujours eu un versant utilitariste. C’est une politique qui permet en réalité le statu quo en matière de rapports de genre, de classe et de race dans les pays d’accueil.

Image : ©Élisa Larvego, Rosa, hébergement des femmes, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

Convention 189 concernant le travail décent des travailleuses et travailleurs domestiques de 2011 (entrée en vigueur 2013).

2

Christelle Avril, Les Aides à domicile : un autre monde populaire, La Dispute, 2014.

3

Rossella Cadeo, « Badanti, una categoria in crescita costante », in Il Sole 24, 9 janvier 2017.

4

Source : Philippines Statitsics Authority.

5

Cour des comptes, Rapport sur le développement des services à la personne et le maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie, Cour des Comptes, Paris, 2014.

6

« Care worker shortage after Brexit “will force women to quit jobs” », in The Guardian, 6 août 2018.