Céline De Vos a conçu l’exposition « Zaventem Opération Détention » sur les centres de détention réservés aux étrangers illégaux en Belgique, montrée une première fois au Théâtre National de Bruxelles en janvier 2016. Elle revient dans ce texte sur la difficile posture de l’artiste militant, qu’elle revendique pourtant.
Le réel agit sur l’art : on voit se multiplier les propositions culturelles sur ce thème des flux migratoires. Les artistes cherchent un chemin créatif pour sensibiliser. Certains s’impliquent directement sur des zones de tensions, au contact des migrants. D’autres introduisent un débat dans des lieux de l’art, à travers différentes formes d’intervention: théâtre documentaire, interventions graphiques dans l’espace public… Il se passe ainsi beaucoup de choses en Belgique et en France, notamment avec les initiatives concernant la Jungle de Calais. Ces propositions invitant à regarder l’étranger sous un autre angle que celui des médias sont autant de formes de questionnements du rapport entre art et militantisme.
Ainsi, les artistes « engagés » sont d’emblée face à cette problématique inévitable : être dans deux postures à la fois. Être militant et artiste est un engagement qui vise un changement de nos représentations sur la migration. Pourtant, les enjeux de l’art ne sont pas les mêmes que les enjeux militants, il n’est pas simple de les combiner pour trouver une forme harmonieuse, un équilibre de langage. Comment être les deux à la fois ? L’un a-t-il besoin de l’autre? Produire de l’art, produire un discours politique, est-ce vraiment complémentaire? Peut-on compter sur le langage artistique pour informer, émouvoir, révolter? Ou est-ce un leurre de penser faire bouger les idées d’un public? Y a-t-il une adresse plus efficace de communication par l’art par rapport à la voie militante? Comment les artistes peuvent-ils œuvrer à un changement de regard vis-à-vis des migrants?
Si l’on adopte une position critique, créer une forme esthétique à partir d’une cause alarmante suppose un risque de trahir une authenticité des faits. Le philosophe Alain Brossat s’intéresse justement à ce débat. Professeur émérite à l’Université Paris-8, son enseignement traite entre autres des systèmes politiques et des formes de la violence moderne. Dans Autochtone imaginaire, étranger imaginén, il parle de l’hospitalité et de l’hostilité à l’égard de l’étranger, et pose notamment la question de l’image de l’étranger véhiculée par la culture. Prenant l’exemple de films de fiction et de documentaires dont la figure centrale est celle du clandestin, il évoque la difficulté de faire de l’art avec des bons sentiments. Il pointe la responsabilité de l’art cinématographique et de la place des émotions dans la réception d’un récit. Parler du migrant par le biais de l’art permettrait d’alléger le fardeau d’une culpabilité face à l’impasse de solutions concrètes.
« Le sans-papiers, le clandestin, loin d’être le disparu perpétuel de notre actualité devient, aux conditions de ce cinéma standardisé, une sorte de sympathique et populaire Ulysse. […] Le contresens est ici total : le clandestin, à défaut de recouvrer la parole, retrouve dans l’espace social fantasmé (falsifié) du film commercial sa pleine visibilité – un personnage parmi les autres de la comédie humaine. Passent aux pertes et profits de cette transfiguration sa mort civile, son “inaudibilité”, son invisibilité sociale, son absence à la vie commune. Il est devenu, au prix de ce retournement mensonger, le voyageur philosophe, une sorte de pittoresque Jacques-le-fataliste de notre temps. » Au lieu d’être un objet de dénonciation, la magie du cinéma occulte les raisons réelles de la migration et la réalité administrative du traitement des migrants. Il importe d’être vigilant dans la pensée, de garder une distance d’analyse face à un objet culturel et un point de vue critique quant à la finalité d’une œuvre d’art.
Urgence ou obligation?
Si l’artiste veut parler par son art de la question de la migration, son désir de transmettre au public doit être entier. S’agit-il d’une urgence ? S’agit-il d’un sentiment d’obligation d’évoquer la migration, devenue une préoccupation sociale, qui fait l’objet d’un débat quotidien ? En montrant un engagement politique, l’artiste intégrerait le débat de la société, pourrait orienter son geste artistique pour se donner l’impression d’être utile par un acte esthétique. Il y a cependant des propositions artistiques qui affirment des positions radicales mais dont l’accusation et la dénonciation sont formulées de manière plate, littérale. Le manque de mise en perspective peut avoir l’impact inverse et provoquer chez le spectateur une sorte de rejet. Il m’arrive souvent d’entendre des remarques de spectateurs désemparés, telles que : « Oui et alors, que faire : tout rejeter en bloc ? Avez-vous des solutions ? »
Choquée par l’actualité, mon désir de comprendre de plus près la question migratoire m’est venu en participant à des rassemblements, en me mettant en contact avec des personnes engagées depuis longtemps. Je me suis ainsi retrouvée sans voix devant le centre 127bis, lors d’une manifestation organisée par la CRER (Coordination contre les rafles et les expulsions et pour la régularisation). Je participe depuis trois ans en tant que visiteuse à ce groupe qui établit un contact avec les détenus et les soutient dans leurs démarches juridiques. Rencontrer ces détenus me permet d’approcher le fonctionnement complexe du système d’asile et de constater l’invisibilité, l’« inaudibilité », pour reprendre le terme de Brossat, qu’ils subissent. Les seules possibilités de rencontrer des détenus en centre fermé sont à titre individuel, pour une visite de type « parloir ». Filmer y est interdit, l’accès à l’intérieur des bâtiments est impossible, même aux journalistes.
Si l’on adopte une position critique, créer une forme esthétique à partir d’une cause alarmante suppose un risque de trahir une authenticité des faits.
Malgré ma sincère implication, je ne trouvais pas tout à fait ma place dans le monde des militants. Organiser des discussions, participer à des manifestations, crier des slogans : une routine s’installait dans ce mode d’action. Les discours répétitifs ont commencé à m’ennuyer, mon envie de m’investir diminuait. Je suis devenue allergique aux AG. J’ai ressenti le besoin d’une implication plus personnelle, plus stimulante. Quels outils choisir alors pour agir à long terme ?
J’ai découvert le site internet de Getting The Voice Outn, qui fait sortir la voix des détenus des centres fermés de Belgique. J’ai voulu proposer une lecture différente de ces témoignages à travers une expérience physique. On n’a pas la même relation à un écran qu’à une installation dans l’espace. C’est un mode de relation plus concret, une confrontation sensible avec un public.
Ma part d’artiste
J’ai proposé un dispositif sous forme de maquettes, de plans et de textes ainsi que d’une vue des deux centres fermés près de l’aéroport international de Bruxelles : le centre de détention pour illégaux 127bis et le centre de transit Caricole. Plongés dans une semi-obscurité, les visiteurs sont invités à écouter des témoignages de détenus devant ces miniatures d’architectures aux allures carcérales. L’exposition présente aussi des documents mettant en perspective le contexte belge de la politique migratoire. L’exposition a été présentée au Théâtre National de Bruxelles en janvier 2016 dans le cadre du spectacle du Nimis Groupe.
J’ai reconstitué l’espace du bâtiment pour comprendre de quoi y est fait le quotidien. Par un travail sonore, j’ai créé un dispositif pour sortir ces personnes de l’inaudibilité. Bien que j’expose en tant qu’artiste, l’important n’est pas de montrer des objets-maquettes esthétiques mais d’engager à partir de là une discussion. Cette installation sert de « déclencheur de prise e conscience ». Elle n’est pas un geste ponctuel, mais plutôt un processus. Elle est amenée à évoluer en intégrant des informations qui n’accèdent pas au grand jour. Mon enjeu est de troubler le visiteur, de provoquer une découverte concrète de cette réalité inaccessible. Une forme de sensibilisation, mais qui évite l’approche didactique parfois pesante du reportage télévisé, de l’article de presse. Du fait d’une désinformation médiatique, le migrant est souvent perçu comme un anonyme, issu de cette foule amassée dans des camps aux frontières dont le nombre fait peur, ou encore associé à un homme recroquevillé dans un zodiac, ou à une de ces ombres de nos villes, cachées dans une tente, ou faisant la manche à l’entrée d’un supermarché. Ici, l’étranger qui raconte devient une personne que l’on prend le temps d’écouter.
Il est important de ne pas chercher coûte que coûte à obtenir des résultats, ni un impact émotionnel dans une action exercée sur le public. Bien sûr, j’aimerais que les visiteurs sortent de l’espace d’exposition que j’ai installé en étant horrifiés par ces lieux de détention, qu’ils viennent rejoindre ceux qui soutiennent la cause des sans-papiers. Mais il faut un temps propre à chacun pour que les images se décantent et que les paroles entrent en résonance.
De nouvelles formes de militantisme
Je crois qu’une forme artistique peut agir profondément, de manière mystérieuse et inconsciente, en touchant à un autre endroit, en créant un éveil à l’environnement, avec ce qui est proche de soi. À travers cette recherche, j’essaie de trouver un équilibre entre ma part « artiste » et ma part « militante ». Le passage de l’un à l’autre ne m’est pas facile, des doutes surviennent. Ce projet me permet une forme de détachement là où la seule implication militante peut devenir trop émotionnelle. À l’inverse, je n’aurais jamais monté un travail artistique sur cette question sans ces heures de manifestation sous la pluie, ces visites et ces appels téléphoniques aux étrangers détenus. J’ai besoin de cette immersion avec les êtres dont je veux parler, d’une implication personnelle.
Cette position forge un choix pour la transmission artistique. Il me semble important de trouver sa place en tant qu’auteur. Aujourd’hui, il est certainement nécessaire de définir de nouvelles formes de militantisme et de repenser notre rapport à l’esthétique dans notre relation à l’engagement.
Mon choix pour cette exposition a été de tendre à une présentation la plus neutre possible, car le vécu des personnes dit déjà une violence. Afin aussi de ne pas imposer un point de vue et de laisser au public une possibilité de libre examen. Ainsi je m’attache plutôt à cultiver une étrangeté dans la forme sensible pour engager le récepteur à l’auto-information. Le nœud du problème est de rechercher une justesse dans la manière de montrer tout en gardant une authenticité artistique. Il faudrait trouver un type d’adresse selon la réaction que l’on vise à produire chez celui qui regarde l’œuvre et veiller à n’être jamais dans le stéréotype.
Je crois qu’il ne faut pas être frileux en propositions et oser des formes nouvelles, même hésitantes, fragiles, être positif et encourager les propositions qui mettent au centre de l’attention des questions qui gênent. J’ai pu constater que le travail artistique n’agit pas seulement sur le public mais aussi sur les militants et le milieu associatif, en apportant des idées nouvelles et une motivation renouvelée. Là où l’action militante peut paraître dure, répétitive et fade, les artistes ont le pouvoir d’apporter quelque chose de vivant, d’épicé. C’est pourquoi, malgré les échecs possibles, faire ce choix de montrer est pour moi un acte de résistance.
Céline De Vos est l’auteure de la couverture de ce numéro, « Vue sur HLM », ainsi que des suivantes dans la version papier: « Le raccordeur de routes », « Cherche maison sans grillages », « Arbre à palabre dans ville »
Autochtone imaginaire, étranger imaginé. Retours sur la xénophobie ambiante, Bruxelles, éditions du Souffle, 2013.