- 
Notices bibliographiques

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur pour la revue Politique

19-01-2022

Éditions Agone, traduction de Célia Izoard, 2021, 524 pages.

Présentation

Faut-il encore résumer ce classique de la dystopien ? Londres, en 1984 (le futur alors), Winston Smith est un fonctionnaire du ministère de la Vérité. Il passe ses journées à détruire ou à modifier des documents pour les faire correspondre avec la réalité officielle de l’instant. Trois blocs se partagent le monde – Océania, Eurasia et Estasia – et semblent en guerre perpétuelle. La société d’Océania, où vit Smith, est régie par un système totalitaire développé à l’extrême.

L’intimité des individus a été abolie par les télécrans, postes de propagande qui filment également tous les faits et gestes de leurs utilisateur·ices. Les comportements sont surveillés et régulés, et l’ultime frontière, celle de la pensée intime, franchie. À la tête du Parti, Big Brother vous surveille. Régulièrement, on organise des « minutes de la haine » pendant lesquelles les cadres doivent crier et vouer aux gémonies les traitre·sses et, en particulier, leur chef supposé Emmanuel Goldstein.

Le roman de George Orwell est le journal de Winston Smith écrit au jour le jour ; le simple fait de le tenir est déjà une forme de résistance ou de dissidence. Smith y raconte sa remise en cause du système, sa rencontre et sa passion avec Julia, et puis sa chute. En plus de présenter une société totalitaire avancée dans le détail, Orwell fait un gros travail pour établir de nouvelles règles : la langue aussi doit être domestiquée pour contrôler les esprits, ainsi nait la novlangue qui s’épure d’année en année.

Commentaire

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre est sans doute l’œuvre qui a le plus marqué la représentation du grand public sur le totalitarisme. Succès immédiat en 1949, alors que la guerre froide démarrait, il n’a cessé de retrouver son public, de générations en générations, et d’influencer les représentations culturelles du totalitarisme. Une croyance commune veut qu’Orwell ait « inventé» cette image de la société totalitaire, ultra surveillée, notamment par la technologie. S’il en a fourni sans doute une des versions les plus pessimistes, il s’est en fait largement inspiré des récits d’anticipation de son époque. Pas tant du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, dont les thèses sont très différentes, que de textes comme La machine s’arrête (1909) d’E. M. Forster et, surtout, Nous autres (1920) d’Ievgueni Zamiatinen. Le tableau totalitaire d’Orwell ressemble également beaucoup à La Kallocaïne, publié en suède par Karin Boye en 1940. S’il est très peu probable qu’Orwell en ait eu connaissance, cela démontre que les thèmes qu’il a développés étaient bien enracinés dans l’imaginaire européen, même avant la Seconde Guerre mondiale.

La véritable originalité du roman d’Orwell est d’avoir poussé la logique du totalitarisme jusqu’au bout. Alors qu’à son époque (et on pourrait sans doute l’affirmer encore aujourd’hui), les dystopies étaient des récits moraux, contant la plupart du temps une chute positive, une révolte, un renversement de l’ordre et un retour de « l’instinct de liberté propre à l’humain», Orwell choisit de conclure son récit sur une défaite quasi-totale. Il est plus proche ici du Talon de fer de Jack London. Sa volonté n’est pas tant de produire un manifeste utopique déguisé en dystopie ou un conte moral mais plutôt un cri d’alarme, cru et strident. C’est pourquoi Mille neuf cent quatre-vingt-quatre tient autant du roman que du pamphlet.

Mais là où Orwell a su s’assurer une longévité qui va bien au-delà de la polémique des années 1940, c’est en travaillant cette possibilité d’un contrôle de l’esprit. Le cœur du livre est bien contenu dans cette transformation de Winston qui, au départ est effectivement un individu curieux, conscient d’un manque profond de quelque chose qu’on pourrait appeler la liberté. Et puis, le Parti le capture et au lieu de le tuer, ses tortionnaires parviennent à une fin bien plus funeste et inquiétante : le convertir. Le fameux 2+2=5 qu’il doit accepter, comme une vérité absolue, n’est pas seulement le symbole de l’absurdité du totalitarisme mais aussi, paradoxalement, de son pouvoir. Si un régime politique peut effectivement abolir la vérité objective, il devient alors tout puissant puisqu’il peut saper toute
tentative d’objectiver la souffrance, le désir, la lutte.

La novlangue possède le même but et si les notices qu’Orwell a intégré à la fin du roman sont un peu rébarbatives, elles n’en demeurent pas moins d’une acuité brulante. Si un mot n’est pas une vérité, il faut des mots pour exprimer des vérités, objectives et subjectives.

Une dimension beaucoup moins discutée de l’œuvre d’Orwell concerne l’amour et le désir. Le contrôle des pulsions et de la sexualité est pourtant central dans l’univers qu’il décrit. Le sexe et l’amour sont considérés comme des tares. Mais la passion de Winston pour Julia est l’envers de sa destruction par le Parti ; avec la nature délivrante, c’est le seul appel d’air du livren.

Aujourd’hui, Mille neuf cent quatre-vingt-quatre est, à l’image de la pensée d’Orwell, utilisé à tort et à travers par à peu près tous les bords politiques. À gauche, on dira que les mots du néo-management et de la communication sont une novlangue. À droite, on dira que c’est l’écriture inclusive et les concepts de la sociologie critique ou des études de genre… Ce faisceau d’interprétations contradictoires, pour ne pas dire totalement confuses, n’est cependant pas nouveau. Au moment de sa sortie, déjà, un malentendu s’est installé : le roman serait un manifeste anticommuniste et son auteur, qui ne faisait pas mystère de ses sympathies socialistes et anarchisantes, est tout à coup acclamé par une certaine critique conservatrice. Orwell lui-même doit prendre la plume pour mettre les choses au clairn.

En effet, il est convaincu que l’URSS – et le communisme stalinien – est, à l’époque, une des plus importantes menaces pour le reste du monde. On est après les grandes épurations et la plupart des partis communistes à travers la planète sont inféodées aux volontés de Moscou. Cependant, Orwell ne voulait pas décrire seulement une société stalinienne mais bien un totalitarisme qui pourrait arriver aussi bien dans un système communiste que fasciste. Ce qu’il vise en particu- lier, c’est une conception du contrôle social qu’il juge être particulièrement développé chez certain·es intellectuel·les, souvent en mal de pouvoir ou de réalisation, et qui ont un désir de puissance qu’il·elles vont injecter dans une idéologie, peu importe laquelle.

Voilà peut-être la leçon centrale du livre d’Orwell, leçon qui n’a pas de couleur politique : la centralisation du pouvoir et du contrôle peut produire des sociétés prétendant à l’annihilation de la liberté et de la vérité objective. Orwell n’a jamais présenté de pensée antitotalitaire structurée et définitive mais on peut, dans ses écrits, et notamment dans Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, trouver des pistes et des redondances : la nature, parce qu’elle existe objectivement hors du temps humain, est toujours libératrice ; les droits humains et la pluralité politique, s’ils sont couplés à une vraie politique de l’égalité, ont toujours eu la préférence d’Orwell; contre le contrôle, une défense de l’individualité, même et surtout dans cette politique de l’égalité, est le meilleur remède au mal totalitaire. Les masses, peut-être paradoxalement, demeurent le grand espoir de l’ouvrage : sous-estimée par les cadres du parti, majoritaires, libres encore d’avoir été épargnées par le conditionnement intellectuel, elles peuvent constituer une forme de continuation de l’humanité.

Dans quelle édition lire Mille neuf cent quatre-vingt- quatre ?

Depuis quelques années et encore plus depuis que l’œuvre d’Orwell est tombée dans le domaine public, ses écrits sont soumis à une pression éditoriale intense et parfois absur- dement commerciale. Mille neuf cent quatre-vingt-quatre a connu pas moins de quatre nouvelles éditions-traductions en trois ans. La traduction « originale» d’Amélie Audiberti datant de 1950 a gravé dans le marbre d’excellents néologismes, comme « novlangue » ou « crimepensée », mais elle n’en demeurait pas moins fautive: elle supprimait plusieurs dizaines de lignes et modifiait le sens de plusieurs échanges centraux entre Winston et O’Brien.

En 2018, Gallimard abandonne sa traduction canonique (plutôt que de la corriger) au profit d’une nouvelle version, signée Josée Kamoun. Celle-ci est sans doute la plus « expéri- mentale », passant l’entièreté du texte au présent et modifiant fortement la novlangue, rebaptisée néoparler. En 2019, c’est au tour de Célia Izoard de s’emparer de Mille neuf cent quatre-vingt-quatre d’abord aux Éditions de la rue Dorion, livrant une traduction plus ouvertement inscrite dans le projet politique orwellien. En 2020, à quelques mois de son passage dans le domaine public, Orwell entre dans la Pléiade ; ici orthographié Mil neuf cent quatre-vingt-quatre et cette fois confié à Philippe Jaworski dont la traduction est une sorte de voie médiane entre les précédentesn. Enfin notons qu’une version sous Creative Commons a été réalisée par Romain Vigier aux Éditions Renard Rebelle en 2021.

J’ai choisi d’utiliser, pour cette notice, la traduction de Célia Izoard entre-temps rééditée chez Agone parce qu’elle est la seule à intégrer, ouvertement et productivement, la dimension politique de l’écriture d’Orwell, évitant de faire de lui un styliste ou un caricaturiste. La traduction d’Audiberti, si elle demeure parfaitement lisible et même souvent sympathique, est néanmoins à proscrire pour éviter les incompréhensions et apprécier le texte dans sa globalité.

Mots-clés
Anticipation – Contrôle – Désir – Dystopie – Écriture politique – Intellectuel·les – Journal – Liberté – Novlangue – Parti – Roman – Surveillance – Vérité objective

1

Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste.

2

Le roman de Zamiatine, comme celui d’Orwell, a connu une nouvelle édition, avec un autre titre, Nous, aux éditions Actes Sud. On ne déconseillera aucune des deux. Il est démontré qu’Orwell connaissait Nous autres, qu’il a découvert en français et qu’il a cherché à faire éditer en Angleterre.

3

Pierre Bourlier est un des rares à avoir creusé cette question dans son étude auto-publiée Au coeur de 1984, Lulu.com, 2008.

4

Lire « Deux déclaration sur 1984 », dans Écrits politique, traduction de Bernard Hoepffner, Agone,2009

5

Sur ces différentes traductions, on peut lire l’article du spécialiste d’Orwell, Jean-Jacques Rosat, « “1984” face à ses traducteurs » dans la revue en ligne En attendant Nadeau, février 2021.

PDF
Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt