Il paraît que l’art peut aider à voir, à mieux comprendre l’état de notre monde. Mais si nous, Européens, sommes nous-mêmes les actants qui proposent à nos regardants d’explorer notre vision de notre nombril… Peut-être faut-il oser la parole des autres? Ivan Bielinski alias Ivy, poète et slammeur à Montréal, et Alfred L. Fadonougbo alias Freddy LC2, comédien à Cotonou, nous livrent leur vision de l’Europe.
Propos recueillis par Laurent Bouchain, membre de Culture & Démocratie
Ivy, quels sont vos liens avec l’Europe ?
Ivy : Je suis né en France et j’ai émigré avec mes parents au Québec à l’âge de deux ans. Mon père a quitté le nid deux ans plus tard ; ma mère s’est remariée avec un Québécois de souchen. J’ai été transplanté non sans heurts dans la culture de mon pays d’accueil.
L’Europe, ce fut longtemps pour moi la France de ma famille avec laquelle j’entretenais un rapport très émotif et dont il subsiste quelques ersatz. Ayant fait de la langue française mon matériau d’expression artistique, je vais là où on la parle, là où on l’aime. La culture européenne ne me laisse pas non plus indifférent, car elle est la colonne vertébrale de l’histoire occidentale. Depuis l’Amérique du Nord, on ne se lasse pas d’admirer le raffinement dont elle fait preuve dans les domaines artistiques, sociaux et technologiques.
L’intellectuel, mais surtout l’artiste, doit accepter de se situer au cœur du monde et non en retrait. Il n’est pas un élu.
L’Union européenne suscite également un grand intérêt en ce qu’elle met en commun des langues et des cultures à la différence des États-Unis ou du Canada qui ne conçoivent pas autrement qu’en termes assimilateurs l’intégration des identités nationales non anglophones (autochtones et francophones). Tourner en Europe, c’est aussi et surtout rencontrer des gens qui valorisent la parole, particulièrement en France où tout devient prétexte à débat. Il est frappant de constater à quel point il est naturel de se servir du langage pour se révéler soi-même, alors qu’au Québec l’essentiel reste d’abord et avant tout question de silence, d’affectivité élusive et métalinguistique.
L’identité d’un peuple, ce serait le repli sur soi ?
C’est le risque, en effet ! implanté dans mon Amérique française, je sais que pour se défendre, l’identité peut être aussi un besoin d’affirmation !
Pourtant l’Europe a du mal à s’affirmer globalement?
Le plus grand choc que j’ai éprouvé reste et restera le manque chronique d’espoir chez l’intelligentsia franco-européenne. J’attribue ce désenchantement à un manque d’expérience de nature spirituelle – entendant par là un travail sur soi qui va bien au-delà de la psychologie et de l’émotionnel. L’Europe à mon avis gagnerait à exalter davantage les valeurs de cœur. Car il y a quelque chose d’indécent à cultiver le misérabilisme dans de si riches et si prolifiques pays. Si, comme le chante Léo Ferré, « le désespoir est une forme supérieure de la critiquen », l’espoir est la forme naturelle de l’ouverture à l’autre.
Ferré écrit aussi : « Je voudrais m’insérer dans le vide absolu et devenir le non-dit, le non-avenu, le non-vierge par manque de luciditén.» Est-ce là selon vous le rôle que nous devons – en tant qu’artistes – prendre?
S’en aller à la recherche d’un terroir inconnu, comme un explorateur du sacré ? Dans l’optique d’incarner cet espoir, l’intellectuel, mais surtout l’artiste, doit accepter de se situer au cœur du monde et non en retrait. Il n’est pas un élu mais, pour paraphraser Tahca Ushten, plutôt une manière d’indien, qui cherche les symboles et de façon générale la nature de ce qui nous relie à la vie, aux autres, à l’histoire et à la société. L’artiste est un être de terrain qui concrétise et qui s’engage et non cet être fragile et caricatural, épris de beauté plastique et de frivolité à la solde des anciens nobles. Ainsi, les productions artistiques traduiront moins un manque actuel qu’un plein à venir. Cet art-là existe déjà, mais ses implications sont rares et peu conséquentes. Le défi demeure, au-delà des imperfections, au-delà des ruptures et des incompréhensions, de chercher/créer ce qui nous unit et nous relève.
Et pour vous, Freddy, l’Europe ?
Freddy LC2 : Je ne suis pas ce qu’on pourrait appeler un fan de l’Europe et des sociétés occidentales que je considère comme des sociétés anomiques. Ce sont à mon sens des sociétés qui sont dans des dynamiques technologiques à outrance et de domination du monde qui vont tôt ou tard occasionner la destruction de l’humanité.
L’Europe et vous, ce n’est pas vraiment le coup de foudre !
Une confidence : un sentiment que j’ai eu toutes les fois que j’étais en Europe, une fascination face à tant de beaux édifices, à la diversité des architectures des immeubles, au luxe, à l’absence de déchets dans les rues, à la façon dont les choses sont organisées, réglées… Mais au bout de quelques jours, je commence à me dire que je vis dans une bulle, une illusion, un rêve qui prendra bientôt fin.
Vous avez participé à des projets en Allemagne, en France et en Belgique…
Exactement ! Je peux donc dire que je connais les sociétés européennes au point de m’autoriser des commentaires et comparaisons sur les mentalités et les cultures européennes. il est indéniable que le niveau d’organisation sociopolitique des sociétés européennes et africaines diffère. Si, pour la plupart, ces sociétés sont plus organisées que celles africaines, je trouve cette organisation trop sophistiquée, ce qui favorise l’individualisme et le stress, deux ennemis de l’équilibre et de l’épanouissement de l’humain. Le progrès et la place accordée à la technologie sont à un tel point que si je devais caricaturer, je dirais que l’Europe est artificielle pendant que l’Afrique s’efforce encore d’être naturelle.
Mais n’est-ce pas cette technologie qui permet aux artistes de pousser les limites de leur art ?
Je dois avouer que je préfère travailler en Europe où j’ai la garantie d’être mieux traité en termes de respect du statut de l’artiste, de rémunération et de jouissance de mes droits d’auteur et droits voisins. Ensuite, j’ai pu en effet me rendre compte des outils de mes collègues européens. Ils disposent des instruments et institutions favorisant leur formation et l’envie de travailler. Ceci impacte positivement leurs créations. Ils disposent de la technologie qui répond à leur rêve en même temps qu’elle les aide à libérer leur imagination et donc à offrir des spectacles qui captivent.
L’art africain doit-il chercher à plaire aux Européens ?
Les aînés qui nous ont formés nous ont en effet engagés et orientés dans des créations de spectacles pour l’Europe. Nos créations étant pour la plupart faites pour des tournées et festivals européens. Les thématiques et textes choisis devaient être des thématiques et textes interrogeant la contemporanéité des publics européens, les options de mise en scène, de scénographie ainsi que le jeu des acteurs se calquaient sur ce qui se faisait en Europe. Nous avons donc pendant plusieurs années créé en ignorant les aspirations de nos peuples et publics. C’était une erreur. Nous avons oublié notre public ! Nous avons oublié de tenir compte de ce qui lui parle, l’interroge, le trouble, le préoccupe, le satisfait, le déçoit.
La colonisation ? Mais cela fait des années que nous cherchons à en sortir, non?
Le regard que l’Européen porte sur l’Africain est empreint de racisme, de méfiance, de peur de l’inconnu, de préjugés…
Vous exagérez…
Pour ce que j’ai pu constater lors de mes séjours en France, en Belgique et en Allemagne, les sociétés européennes, malgré les efforts évidents pour le cacher, sont pour la plupart encore racistes. Ces sociétés méconnaissent fondamentalement l’Africain et continuent de se nourrir des idées préconçues. Ce phénomène me taraude à un tel point que je l’ai traité dans mon monologue intitulé « Le leurre »:
Ils partent de chez eux princes et monarques et vont ailleurs se faire traiter de macaques,
Ils partent de chez eux princes et monarques et finissent dans les rues mendiants et clochards,
Ils délaissent la terre mère nourricière pour un eldorado verni et finissent au fond de la mer,
Les bateaux négriers n’existent plus pourtant,
Les cravaches de l’esclavage se sont tues depuis longtemps…
Partir de chez soi, abandonner les siens, traverser l’océan pieds et torses nus coincés dans une barque motorisée à 2000 euros la place pour aller se constituer sans papiers, mendiants, gigolos, SDF, éboueurs, lave-crottes, videurs de bars, c’est une trahison…
J’ai monté ce spectacle pour éveiller les consciences de la jeunesse africaine sur les vraies causes de ce phénomène et pour décourager les nombreux candidats à l’immigration clandestine meurtrière.
J’ai vu ce spectacle, j’ai entendu le texte d’Ousmane Alédji. Un texte fort, percutant!
Oui! Mon sentiment intime sur ce phénomène qui fait plutôt du mal à l’Afrique est qu’il est une réaction aux inégalités qui existent entre l’Afrique et les sociétés occidentales. Il trouve également sa source dans le phénomène d’acculturation (résultant des deux chocs culturels historiques que sont la traite négrière et la colonisation) qui est l’expression de la désarticulation des mentalités et des organisations sociopolitiques et économiques des sociétés africaines que les rapports Nord-Sud ont placées dans une dépendance (politique, économique, culturelle, linguistique, religieuse…) vis-à-vis de l’Occident. Notre jeunesse est à ce point désabusée et fragilisée par tant de misère et par un avenir incertain qu’elle se livre aux affres des océans à la quête d’un mieux-vivre en Europe.
Un pis-aller bien évidemment!
Bien évidemment!
Ivy a étudié la musique, est devenu compositeur-interprète. En 2006, il fonde la première scène slam en français au Québec, puis en 2007 la Ligue québécoise de slam. Il enchaîne publications, livres, articles, disques et spectacles dans le champ de la poésie déclamée, du spoken word.
Freddy s’est formé à Tunis au centre arabo-africain Arafcenter sous la direction d’Ezzedine Gannoun. Il est directeur de la compagnie Théâtre Igbala et président du Réseau des comédiens du Bénin.
« Québécois de souche » est une expression désignant les descendants francophones de l’émigration française en Nouvelle-France (de 1608 à 1759).
Léo Ferré, « La solitude ».
Ibid.
Léo Ferré, « La solitude ».
Tahca Ushte, « Les artistes sont les indiens du monde Blanc », De mémoire indienne, Paris, Plon, 1977.