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Introduction

Monde-Chœur, qui chante encore ?

Milady Renoir
Poétesse-photographe, autrice-performeuse

12-12-2018

Le 23 avril 2018, pendant l’émission de radio « Langues & Hospitalités » proposée par Culture & Démocratie, animée par Caroline Berliner et enregistrée au théâtre de la Balsamine de Bruxelles, diffusée sur Radio Panik, Milady Renoirn a été invitée à écrire en directn son ressenti poético-politiquen à l’écoute des interventions de plusieurs participant·e·s, autant premier·e·s concerné·e·s, qu’acteur·trice·s de terrain, qu’observateur·trice·s.
La question protéiforme de l’hospitalité, de l’exil était le fil rouge.

Le serment du parti pris poétique est que les paroles dites « autrement » que par la voie documentaire ou critique « pure » désembrument les discours dominants niant les trajectoires des personnes de l’exil forcé. Ces moments subjectifs, presque intimes, sont comme des fragments d’une plus grande fresque épique et tragique. Un adage fréquent en Afrique de l’Ouest dit que la vérité n’a pas d’âge. J’espère vivement, urgemment que la justesse de ces voix et vies puisse trouver place en nos imaginaires et en nos relais.

En « travail » d’écriture, qu’il soit poétique ou moins, il y a toujours un avant, un pendant et un après. C’est un état quasi permanent pour qui va écrire. Ce texte mosaïque est impossible en une traite, en un seul souffle. J’espère que vous l’entendrez comme un chant sans refrain.

Premier temps
Avant l’émission, cet après-midi, je cherchais une parole d’autre pour me mettre en chemin, en pensée poétique avec nous.

Je cite Audre Lorde :
« Poetry is not only dream and vision ;
it is the skeleton architecture of our lives.
It lays the foundations for a future of change,
a bridge across our fears of what has never been before. »

Je traduis littéralement :
« La poésie n’est pas seulement un rêve et une vision ; c’est le squelette architectural de nos vies. Elle jette les bases d’un avenir du changement, un pont entre nos craintes de ce qui n’a jamais été auparavant. »

Souvent quand F., sans-papier depuis 8 ans, en Belgique depuis 10, raconte qu’elle a perdu sa carte médicale urgente parce que le CPAS n’avait pas sa nouvelle adresse, adresse de laquelle elle a été expulsée, qu’elle s’inquiète de ne pas pouvoir bien suivre son traitement contre le diabète, je cherche la poésie.
Souvent, quand M., humilié en centre fermé, écrit un SMS pour dire qu’il n’a plus le gout ni de l’olive pimentée ni de la vie, je cherche la poésie.
Souvent, quand A., âgé de 7 ans, arrivé en Grèce sur un « bateau », dit, dans ce film, qu’il n’aimera plus jamais la mer maintenant qu’elle a tant fait peur, je cherche la poésie.
Souvent, quand A., persécuté en Sierra Leone pour son orientation sexuelle, resté pendu par les pieds à la sortie du village pendant 4 jours, n’ayant pas la possibilité d’être suivi en Belgique suite au rejet de son récit trop « cliché et rocambolesque » pour être véritable, je cherche la poésie.
Souvent, quand H. boit dur et pleure dur après avoir whatsappé avec ses quatre filles restées au pays, parce que l’une d’entre elles marchait à peine quand il est parti et qu’aujourd’hui, elle vient de passer un diplôme pour entrer dans une école d’infirmières, je cherche la poésie.
Souvent, quand je lis l’appel à soutien pour Gabriel Hervé Domgue, étudiant camerounais de l’ULB en Master 2ème année en gestion de l’environnement et d’aménagement du territoire, qui devrait être diplômé en septembre 2018, mais qui est détenu en centre fermé depuis le lundi 9 avril. (Son expulsion est prévue ce mercredi 25 avril.) « Je vous prie, chères autorités, de bien vouloir m’aider afin que je puisse terminer mes études dans le but d’être utile une fois rentré dans mon pays. Je n’ai rien fait de mal », je cherche la poésie.

Alors évidemment, la poésie ne nourrit pas, ni l’autrice, ni les lecteurs et lectrices, ni les précarisée·es, les désespéré·e·s, les incarcéré·e·s ; la poésie ne donne pas de papiers, ni aux exilé·e·s, ni aux déplacé·e·s ; la poésie n’ouvre pas les grilles des centres fermés et des dossiers de l’Office des Étrangersn ; la poésie ne soigne pas les blessures, visibles ou invisibles ; la poésie ne ressuscite pas les morts laissés là-bas, ni ceux croisés sur le trajet, ni ceux qu’on croise déjà ici errant en rue, sans nom et sans droit, sans voix et sans choix.

ALORS.

Que peut la littérature, que peut la poésie à la question du racisme institutionnel, à la question de la politique productiviste et libérale néocoloniale, à la segmentation d’un Nord et d’un Sud sur une planète qui tourne, à la question de l’invisibilisation des sans-papiers ?
De toute son insuffisance, elle peut faire entendre un chant, un poème, c’est-à-dire étymologiquement, jeter chacun·e dans un poïen, un faire intime, un agir déterminé pour les migrants et les migrantes, et pour un agir de l’autre en soi.

Second temps
Je saisis les mots prononcés par les intervenant·e·s durant l’émission, je cherche, en tant que poétesse, à les rendre élastiques.

Mot premier : HOSPITALITÉ, subst. fém. Étymol. et Hist. En usage depuis 1200, « hébergement gratuit des étrangers, pèlerins, indigents ».

Hospitalité mon cul !
Europa réduit sa photosynthèse, vache maigre du sens commun,
« Monde immonde » conduit à toute vitesse par des oligarques dans un yacht à or noir,
Mappemonde peau de chagrin en hutte de sudation sur nos dos,
Hétérotopies sans utopies,
Complexe des « nous » territoriaux réfractaires à la transition,
Mise au ban de l’éthique,
Corps meurtris mis en périphérie,
Bye bye Petit Continent
(Continent : qui tient ensemble – incontinent : outrancier).

Je cite Achille Mbembe :
« Migrants et réfugiés […] n’ont ni noms propres, ni visages singuliers, ni cartes d’identité. Ils ne sont que des cryptes, sortes de caveaux ambulants à la surface de multiples organes, formes vides mais menaçantes dans lesquelles l’on cherche à ensevelir les fantasmes d’une époque terrifiée par elle-même et ses propres excès. Le rêve d’une sécurité sans faille, qui exige non seulement surveillance systématique et totale mais aussi expurgation symptomatique des tensions structurelles qui, depuis des décennies, accompagnent notre passage à un nouveau système technique plus automatisé, plus réticulaire et en même temps plus abstrait, fait de multiples écrans – digital, algorithmique, lumineux. Le monde a cessé de se manifester à nous dans les termes anciens. C’est à la naissance d’une forme inédite de l’humain (le sujet/objet) et d’autres types de spatialités que nous assistons. L’expérience phénoménologique que nous avions du monde en sort profondément ébranlée. Raison et perception ne coïncident plus. D’où l’affolement. »

Je vous propose un quizz rapide, rien à gagner, encore une fois.
Y a t-il un étranger sur la Terre ?
Y a t-il un corps illégal dans la salle ?
Et surtout…
Y a t-il un pays où la loi trépasse le droit ?

Une réponse ?

Oui, en Belgique, bravo, oui. Rien N-VAn plus à la barre.
La Belgique ? Mais si… ce petit plat pays à tendance catho-bobo-fan-du-Grand-Jojon qui mériterait d’être rattaché à la République Démocratique du Congon ou noyé sous des eaux fondues de la banquise, ainsi les Boat People New Generation arriveraient plus facilement.
Poésie ironique ?
Pardonnez-la
ou pas.

Je cite l’écrivain-cinéaste-concerné-engagé Ousmane Sembene :
« Nous, Africains, nous sommes bien misérables, nous avons faim et soif,
mais le malheur, ce n’est pas seulement d’avoir faim et soif,
le malheur, c’est de savoir qu’il y a des gens qui veulent que tu meures
de faim et de soif. »

Mot second : LANGUE, Du lat. lingua terme d’anat., « organe de la parole », « système d’expression commun à un groupe » et aussi, métaphoriquement « péninsule ».

Langues hospitalières en un corps hybride, un corps de tous les rêves, corps qui rêve d’insularités entre la glotte et la trachée, rêve d’archipel entre un rein créole et une rate dialectale, rêve de croisière vers un poumon qui souffle l’arabe et l’autre, l’ingouche, rêve de diastole de cœur qui pulse le wolof, rêve de systole qui bat le farsi ou le mandarin, même le farsi ET le mandarin, corps qui rêve en langue des signes, rêve en langue de la peau, en langue des rires, en langue de la mort moquée, de la langue de la migration, rêve de la langue qui traverse les ruisseaux, les fleuves et les veines, rêve de la langue qui mute, de la langue qui quitte la raideur monolingue, de la langue qui transmute celui ou celle qui la parle, rêve de la langue qui percute avec amour celui ou celle qui l’écoute.

Écoute la langue qui n’a pas la grammaire de l’institution, la syntaxe du discours, la rhétorique du mensonge de l’histoire des vainqueurs.

Écoute la langue qui se traduit en toi, écoute la langue qui aime les silences et les regards. Écoute, tout se rêve dans la langue.

Mot troisième : ASILE, lieu inviolable où une personne en danger trouve refuge.

Demande d’asile ? Demande de tanière, demande de havre, demande de cabane dans les bois, demande de clairière, demande de clairvoyance, demande de parole, demande de résistance, demande d’égalité des chances, demande de lutte, demande d’exister en sa langue libérée, demande d’asile en la légende traversée, demande de respect, demande de dignité, demande de tissage, demande d’état de droits, demande de concevoir, demande de permis de construire, demande de recevoir et de donner, demande de ne plus avoir à demander.

Mot quatrième : ARCHIPEL, étendue de mer parsemée de groupes d’iles.

Archipel
Ilots de corps, de terres à travers une mer sans filet
Archipel
Laboratoire décolonial
Horizon Zone à Défendre
Imagination d’une Zone Autonome Temporaire
Archipel
Laboratoire désaliénant, déconstruisant
Dérangement des frontières
nos limites de la réciprocité
à saute-mouton sur le mur de la honte
Archipel lieu de transgression, territoire Glissant
Archipel, soyons ton agence de voyage
Ami·e ou client·e, prends ce canot, cette pirogue, ce radeau, cette marotte, ce youyou, cette gondole, cette arche de Néo, cette coquille de noix
traverse les eaux, les peaux, tes OS.
Tous et toutes dans le même bateau,
Certains sur le pont, certains dans la cale ?
Viens, on retourne le rafiot !

Je cite aussi Marielle Macé, autrice du livre Sidérer, considérer :

« Pour voir les migrants, il faut déparler les informations.
Il faut déparler le fascisme, il faut déparler le discours.
Il faut déparler les “nous” contre le “eux” […]
Les migrants devront être nos vies majuscules. »

Image : ©Élisa Larvego, Sans titre, de la série Sculptures mobiles, 2007

1

© Milady Renoir – Poétesse-photographe, autrice-performeuse, militante de luttes en convergences (féminisme intersectionnel, antiracisme structurel et décolonial, anti-grossophobie…). Elle écrit pour des revues socioculturelles et artistiques. Elle anime des ateliers d’écritures créatives auprès de personnes aguerries ou timides dans la langue et l’écriture. Entre autres urgences et désirs.

2

Les écrits in situ sont conservés dans le jus de l’immédiat de l’émission.

3

Ce texte a été augmenté après l’émission. L’entièreté est publiée dans le numéro 51 de la revue Tumultes (les Cahiers du Centre de Sociologie des Pratiques et des Représentations Politiques Université Paris VII – Denis Diderot) suite à la bienveillante proposition de Camille Louis, dramaturge philosophe qui a participé à l’émission « Langues & Hospitalités »

4

La Direction générale de l’Office des étrangers est un service fédéral belge dépendant directement du ministère de l’Intérieur, chargé de la gestion de la population immigrée, et du registre d’attente pour les demandeur·se·s d’asile.

5

La Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA, en français, Alliance néo-flamande) est un parti politique belge né de la dislocation de la Volksunie en 2001. Ce parti a été à deux reprises membre du gouvernement flamand. Il est devenu, en juin 2010, le parti le mieux représenté (18 %) à la Chambre des représentants. Il est l’émergence d’une droite très libérale, aux tendances séparatistes et populistes de la Flandre. Plusieurs ministres N-VA occupent le gouvernement actuel.

6

Le Grand Jojo : Figure emblématique belge de la chanson populaire.

7

Artivisme du groupe Manifestement