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Dossier

Noire(s) et Flamboyante(s). De la Tyrannie du Silence aux Joies de la Colère

Lucile Choquet
Artiste et féministe

11-03-2019

Lucile Choquet a participé à la première journée de 3days4ideas et notamment à l’atelier « Qui peut parler ? ». Nous l’avons invitée à s’emparer de la question et à nous faire part des réflexions que celle-ci faisait naitre pour elle. Au départ de son expérience personnelle, elle interroge à son tour : qui donne la parole, qui la contrôle ? Quel « nous » pour les voix invisibilisées ? Comment permettre l’émergence de celles-ci ?

« Il nous faut agir maintenant comme si tout dépendait de nous – faire autrement serait un crime. Si nous nous montrons dignes – et par nous j’entends les Blancs relativement conscients et les Noirs relativement conscients qui devons, tels des amants, faire pression sur ou créer la conscience des autres – peut-être la poignée que nous sommes pourra-t-elle mettre fin au cauchemar racial, faire de notre pays un vrai pays et changer le cours de l’histoire. »
James Baldwin, La prochaine fois, le feun

Mouvement de pensée après « un workshop pour asthmatiques » mené par la philosophe Maria Kakogianni. De « Qui peut parler ? » à la question souterraine : comment sortir de la suffocation ? La problématique initiale de l’atelier épouse la réflexion avancée par Gayatri Chakravorty Spivak dans son ouvrage Les subalternes peuvent-elles parler ? Le postulat de l’autrice repose sur la réfutation des propos tenus par Foucault et Deleuze à propos du sujet émancipé : « Les masses n’ont pas besoin d’eux [les intellectuels] pour savoir ; elles savent parfaitement clairement beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien n». Spivak dénonce cette fausse transparence des intellectuels, a priori enclins à se départir de leurs privilèges face à l’émancipation des opprimé·e·s. Ceux-là [les intellectuels], comme des athlètes se passant le relais, jouent un rôle déterminant dans la naissance de la parole des subalternes. Entendre par là qu’ils sont co-responsables de leur démarche qui abrite (in)consciemment un rapport de subordination.

En tant que femme noire, j’aborde cette relation du point de vue des dominé·e·s, mais sachez que j’ai longtemps épousé les codes des dominants, une assimilation comme un masque oppressif utile à ma survie. « Se familiariser avec le langage et les comportements de l’oppresseur, et parfois même les adopter dans l’illusion d’être protégé·e·s », écrit Audre Lorden.

Dans la sphère féministe en situation de non-mixité de genre, j’eus parfois le sentiment d’être instrumentalisée quand une femme ou une organisation blanche me concédait un espace de parole public. Même si cet acte bienveillant milite pour une parole « inclusive », il vient renforcer le privilège de celle qui distribue la parole à la manière d’un maitre du jeu, garant de l’ordre établi me maintenant ainsi dans une position inférieure. Ainsi, je peux parler mais seulement parce qu’un·e autre plus privilégié·e me le permet. Quand j’ose m’emparer du micro, je sens de manière très prégnante ce rapport de force. Mes combats me poussent à saisir cette opportunité mais la situation me trouve à la fois en puissance et vulnérable.

La pression exercée sur les subalternes mérite attention. Je suis une femme racisée et je fais l’expérience de plusieurs systèmes de domination, dont les plus vifs sont le racisme, le sexisme et le classisme, ce qui resserre le champ de la libre expression. Dès lors, comment sortir de la grande nuitn? S’agirait-il de créer de nouveaux espaces de réflexion ? Des espaces de contre-pouvoirs autonomes sont-ils possibles ? Les systèmes institutionnels n’ont-ils pas le contrôle sur l’émergence de ces voix constamment stigmatisées, de facto marginalisées ?

Lorsque l’on me donne un espace de parole habituellement réservé aux privilégié·e·s, universitaires ou spécialistes, j’ai la responsabilité d’interroger ce hiatus dans la lutte pour une meilleure répartition des pouvoirs. Ma parole peut-elle être légitime sans la reconnaissance de mes pair·e·s et/ou de mes oppresseur·se·s ? M’est-il réellement possible de prendre la parole librement ? Ou bien ma liberté de parole est-elle déterminée par les dominant·e·s jouissant d’une attention sans conditions ? James Baldwin pose le conflit de cette manière : « Est-il possible de rêver de puissance autrement qu’en termes de symboles de cette puissance n? » Voilà le point de tension ou de suffocation. Le libre-arbitre n’existe pas. Je ne peux me désolidariser de mes origines sociales et raciales, ni du genre auquel je m’identifie. Je ne peux ignorer la notion d’universel blanc qui irrigue la pensée occidentale dans laquelle j’ai grandi. Je suis Noire, politiquement. Je dois reconnaitre ce regard européano-centré du politique qui fait de moi un sujet invisibilisé. Dire que nous avons le choix est naïf. Nous – Noir·e·s, Blanc·he·s, Asiatiques, Juif·ve·s, Arabes, Latino·a·s – évoluons dans des cadres oppressifs qui structurent notre pensée impérialiste, patriarcale et raciste. À cet endroit précis le « nous » existe car nous sommes tou·te·s soumis·e·s aux systèmes de domination mais ce qui diffère c’est la manière dont nous y prenons part. C’est la conscience du donné qui détermine mon agentivité.

Invitation à penser publiquement

L’efficacité de ma parole résiderait tant dans son contenu que dans sa forme et dépendrait de celui ou celle qui la rend possible mais aussi du lieu de sa réception. Celui ou celle qui écoute fait en partie le discours du sujet parlant. Je suis parlée, la parole ne m’appartient pas totalement. Véhicule de pouvoir, la parole proférée gage d’être entendue. Le lieu de l’expression joue aussi un rôle crucial dans l’écoute. Pour qui parle-t-on, où, et comment, sont autant de questions déterminantes dans l’incidence d’une parole publique. Une parole, qu’elle soit politique ou poétique, n’est-elle pas déterminée par le contexte social, économique et racial ? Dès lors, si je suis sans cesse contrainte dans mes discours et mes actes, alors comment sortir de l’écrasement de mon être soi ? Quelle marge d’action ai-je pour survivre dans ces cadres dominants qui structurent et protègent les injustices sociales, raciales et sexistes, pour n’en citer que quelques-unes ?

« Votre silence ne vous protègera pas n! »

Il me faut utiliser l’espace accordé ici pour attirer votre attention sur la voix des inaudibles, les précaires issu·e·s des classes populaires. Quand les voix des invisibilisé·e·s tentent de se faire entendre, le backlash est virulent. Qu’il est rude de passer du consentement au silence, à l’affirmation d’un « nous » qui réunirait opprimé·e·s et allié·e·s. Quand nous, femmes oppressées, résistons publiquement aux oppressions, nous faisons trop souvent l’objet d’une haine venant de personnes dominantes. La colère des privilégié·e·s aurait-elle plus de crédibilité que celle des opprimé·e·s ? Il est des colères acceptables et d’autres réprimandables. Prenons l’exemple de Rokhaya Diallo, journaliste noire et militante antiraciste. Cette femme fait régulièrement l’objet d’insultes et de harcèlement. Dernièrement, elle reçut une menace de viol proférée par l’essayiste Fatiha Boudjahlat. Ces insultes ont lieu sur les réseaux sociaux, ça infuse ! De même, rappelons-nous de l’infâme insulte qu’avait reçue Christiane Taubira, alors garde des Sceaux en France : Anne-Sophie Leclère, encartée au FN, l’avait comparée à un singe. Le médium utilisé était un photomontage diffusé sur Facebook, il présentait côte à côte la photo d’un singe et celle de la femme politique, avec la légende : « à 18 mois/maintenant ». Plus tard, l’agresseuse déclara : « C’est une sauvage […] à la limite, je préfère la voir dans un arbre […] que de la voir au gouvernement. » La condamnation à neuf mois de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité serait annulée par la Cour d’Appel. Qui la justice protège-t-elle ? Ces pratiques de harcèlement raciste viseraient à nous faire peur, à nous enjoindre à quitter le débat public, est-ce à dire que nous n’y aurions pas notre place ? En serions-nous exclu·e·s par négrophobie ? Ne voyez-vous pas le communautarisme blanc des institutions ?

Racisme d’État !

Les pouvoirs publics ne nous laissent pas nous organiser. Prenons l’exemple du Festival Nyansapo, festival afro-féministe européen organisé à Paris par le collectif Mwasi en juillet 2017n. Celui-ci proposait quatre espaces : un espace non-mixte femmes noires (80% du festival : débats et construction d’une stratégie et d’un agenda politiques, groupes de paroles, réflexions sur les théories afro-féministes et care), un espace non-mixte personnes noires (réflexions autour de la communauté noire et les luttes afros), un espace non-mixte femmes racisées (échanges sur les féminismes décoloniaux), et un espace ouvert à tou·te·s (tables rondes, showcases et expositions).

Accusées de « racisme anti-blanc », les organisatrices ont dû justifier le choix de leur dispositif face à la mairie de Paris qui demandait l’interdiction de l’évènement. La majorité des collectifs féministes fait usage de l’outil de non-mixité de genre et cela n’a jamais suscité de demande d’interdiction, mais quand il s’agit de non-mixité de race, on observe une violente crispation des institutions. La nécessité de la non-mixité n’étant plus à prouvern, je m’attarderai uniquement sur son essence. À l’origine de cet outil, l’existence d’au moins une inégalité : si certaines personnes ne sont pas conviées à participer c’est parce qu’elles sont dominantes dans la relation. Il s’agit de redonner du pouvoir aux opprimé·e·s en créant des espaces de contre-pouvoir porteurs de nouvelles représentations sans quoi le vieux rêve de démocratie ne saurait perdurer. « Les outils du maitre ne détruiront jamais la maison du maitren. » Voulons-nous continuer à vivre dans une dictature patriarcale blanche déguisée en démocratie ?

Tous ces exemples me poussent à envisager la prise de parole publique à taux variable : prendre la parole me coute autrement plus cher qu’à un homme cis-genre, blanc, hétérosexuel de plus de 40 ans issu de classe moyenne. Alors non ! Les subalternes ne peuvent pas parler librement. Pour poursuivre cette réflexion je vous invite à poser un regard intersectionnel sur le corps universitaire, les médias et sur la scène artistique contemporaine pour observer combien les savoirs et les pratiques sont endoctrinées par l’hégémonie du blantriarcat occidental.

 

Image : © Emine Karali

1

James Baldwin, La prochaine fois, le feu, trad. Michel Sciama, Gallimard, 2018 (1962), p. 136.

2

Michel Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir », in Dits et écrits, t.II, Gallimard, 1994.

3

Audre Lorde, Sister Outsider, trad. Magali C. Calise, Mamamélis, 2003, p. 126.

4

Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit: essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2010.

5

James Baldwin, op. cit., p. 108.

6

Audre Lorde, « Transformer le silence en paroles et en actes », in Sister Outsider, op. cit.

7

https://nyansapofest.org/

8

Note de la rédaction : écouter à ce sujet « Quelle mixité ? Quelle non-mixité ? », atelier de Mireille Tsheusi-Robert lors de 3days4ideas, en dialogue avec Laura Chaumont et Roxanne Chinikar ( link ). Voir aussi l’entretien avec Gia Abrassart p. 37.

9

Audre Lorde, op. cit.