Benjamin Monteil
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Dossier

NONTURISMO : détours inédits racontés par les habitant·es

Federico Bomba, directeur artistique à Sineglossa
Sofia Marasca, chercheuse à Sineglossa

19-11-2021

La pandémie a entrainé une réorganisation politique des spatialités, notamment dans le contexte d’« exode urbain » qui, par temps de confinement, pousse les citadin·es à fuir les centres des métropoles. Mais pour les habitant·es de certains lieux de vie comme les petits villages, ce phénomène peut être vécu comme une sorte de colonisation. Résistant à l’idée de clore ces lieux à l’arrivée de nouvelles personnes, l’initiative Nonturismo a décidé de créer des rapprochements entre différentes trajectoires, locales et non locales. Cette initiative se matérialise sous forme de guides à destinations de visiteur·ses afin de leur donner envie de vivre comme des citoyen·nes temporaires d’un lieu qu’il·elles n’habitent pourtant pas… encore.

Traduit de l’italien par Laetitia Cordonier

La pandémie a entrainé une réorganisation du système social, politique et économique donnant lieu à des possibilités d’expérimenter et de développer des modes de vie alternatifs. Dans le cadre de ceux-ci, les territoires prétendument marginaux peuvent devenir des exemples vertueux afin de repenser les stratégies des personnes pour habiter les lieux et s’y réunir. De tels modèles peuvent stimuler non seulement les habitant·es de centres moins peuplés mais aussi tou·tes ceux et celles qui vivent dans des grandes villes et qui ont été incité·es à réfléchir à leur rôle en tant que touristes. En effet, dans le contexte de la crise sanitaire, de petits villages sont devenus les acteurs majeurs d’un « exode urbain » et d’un « retour à la campagne » caractérisés par une approche différente, bienvenue mais non escomptée, de l’expérience : de colonisation potentielle, cette dernière s’est ainsi transformée en occasion de vivre une citoyenneté temporaire.

De ces considérations est née Nonturismo, une collection de guides sur des lieux marginaux, éditée par Ediciclo et conçue par Sineglossa et Riverrun. Elle vise à rapprocher les voyageur·ses de passage et les résident·es permanent·es d’un même lieu. D’une part, les guides répondent au besoin de reconstruction identitaire de communautés blessées ou à un tournant de leur histoire. Ainsi, la création de rédactions collectives, dont les participant·es se rencontrent régulièrement pour produire les textes des publications, offre aux habitant·es l’occasion d’échanger afin de définir ce qui rend leur lieu de vie unique , en se souvenant du passé (genius loci), en analysant le présent (situations d’urgence) et en imaginant le futur (visions d’avenir).
D’autre part, les récits proposés permettent aux voyageur·ses de vivre comme les citoyen·nes temporaires de lieux méconnus et d’appartenir à ceux-ci le temps d’une simple visite. Les guides deviennent alors des outils permettant de découvrir un écosystème suffisamment éloigné de la vie quotidienne pour susciter un regard critique sur les habitudes et les valeurs propres à chacun·e.

 

Régions intérieures, séismes et terres d’altitude dans le guide consacré à Ussita

Village des monts Sibyllins, dans les Marches, Ussita a été frappé par les tremblements de terre de 2016 et 2017. Situé dans une zone sismique en constante mutation, il fait partie des régions intérieures pour lesquelles l’Italie a élaboré une « stratégie nationale » (SNAI), c’est-à-dire une politique nationale de développement et de cohésion du territoire. L’objectif affiché est de remédier aux manquements dont souffre cet ensemble de villages, hameaux isolés, territoires ruraux et sauvages. Le quotidien à Ussita est marqué par une marginalisation prononcée, physique et vocationnelle, caractérisée par un accès limité aux services (santé, instruction, transports, télécommunications), des revenus et une productivité faibles, une population vieillissante, une vulnérabilité de l’environnement et un abandon progressif des lieux.

Grâce à Nonturismo, la communauté se réapproprie l’esprit du lieu, qu’elle découvre comme un lien affectif entre des individus et des endroits particuliers qui demande à être cultivé, nourri d’émotions se superposant et de souvenirs liés à ces lieux.

Toute la spécificité de Nonturismo est de raconter un autre présent de l’intérieur, de compléter l’histoire en mettant en valeur le point de vue de celles et ceux qui restent, de celles et ceux qui font le pari de rester, de celles et ceux qui reviennent au pays, de celles et ceux qui rentrent après avoir vécu ailleurs, ainsi que des migrant·es. Ce projet est né de l’intuition suivante : élaborer un récit qui part de la communauté, c’est passer le territoire au crible afin de faire émerger des visions potentiellement existantes, mais devant être partagées et formulées pour être ensuite mises en œuvre. Guidée par une entité locale fortement liée au territoire – une administration publique ou une association (comme la CASA, Cosa Accade Se Abitiamo, à Ussita) –, par des artistes et des expert·es de différents domaines en résidence, la communauté se transforme en une véritable rédaction. Le travail entrepris aboutit alors à un récit choral et partagé, qui se matérialise sous la forme d’un « guide sentimental ».

Grâce à Nonturismo, la communauté se réapproprie l’esprit du lieu, qu’elle découvre comme un lien affectif entre des individus et des endroits particuliers qui demande à être cultivé, nourri d’émotions se superposant et de souvenirs liés à ces lieux. En considérant le lieu comme un carrefour de rapports sociaux à plusieurs niveaux, la communauté et les facilitateur·ices du processus redécouvrent que l’attachement émotionnel au territoire est un processus dénué d’automatismes et qui nécessite une certaine attention ; il va de soi qu’on ne s’attache pas à un lieu par le simple fait d’y vivre. De la même manière, pour celles et ceux qui arrivent à la faveur d’un voyage, apprendre à connaitre un lieu ne signifie pas seulement y passer du temps mais aussi en faire véritablement l’expérience. La visite d’un lieu ne constitue alors plus une fin en soi, mais elle invite à adopter une attitude et à mettre en œuvre des actions visant à la préservation de l’environnement, à la protection et à la sensibilisation, en lien avec le besoin de solidarité et l’instinct de survie davantage présents dans les territoires marginaux.

 

Volonté politique et approche artistique en faveur du développement communautaire

Nonturismo constitue un dispositif pratique mobilisant des processus de développement communautaire et de gestion participative, dans lesquels l’élément fondamental est le travail conjoint d’habitant·es et d’expert·es apportant un regard neuf. Grâce aux incursions effectuées dans les rédactions par des sociologues, des botanistes, des anthropologues, des historien·nes et des artistes – des barbares, à tous points de vue –, l’esprit du territoire est traduit en une œuvre inédite, écrite différemment à chaque fois. Ainsi la communauté se réapproprie la mémoire des souvenirs partagés, réfléchit sur son présent et construit de nouveaux imaginaires.

Il existe un joli mot inventé par les géographes pour décrire l’évolution de la topophilie, ce sentiment d’attachement que chaque être humain éprouve à l’égard d’un lieu. Ce mot, c’est « terrephilie ». C’est un regard proactif d’ancrage territorial, c’est une topophilie qui s’ouvre aux perspectives futures de développement du territoire. Les zones marginales sont des lieux en mutation, immergés dans un processus constant de redéfinition identitaire pas toujours conscient mais certainement nécessaire. Les moments de rencontre des rédactions deviennent des occasions pour les communautés d’expliciter ces changements, à travers des processus de participation, d’écoute et de mise en œuvre. Dans cette optique, Nonturismo est un projet qui renouvelle le sens du lieu et lui confère plus d’authenticité, en éloignant le risque, de plus en plus fort, de voir se développer des projections typiquement urbaines dans des zones éloignées des villes. En effet, durant la pandémie, la rhétorique des petits bourgs fantasmés comme des jardins d’Eden bucoliques et préservés est revenue en force. Si celle-ci n’est pas nuancée par celles et ceux qui vivent en ces lieux, elle risque d’encourager la « touristification » purement hédoniste des citadin·es de passage. Nonturismo se présente comme une alternative à cette dérive d’homogénéité des espaces ; à partir du récit négocié par les communautés, la collection propose aux voyageur·ses de se défaire des normes et conventions habituelles en se préparant à nouer une relation différente avec l’écosystème dans lequel il·elles sont immergé·es.

 

Aujourd’hui, que signifie le territoire pour la communauté qui l’habite ?

« Dans sa définition administrative, le territoire assigne les gens et les espèces à leur place, détermine leur vécu, le périmètre de leurs expériences. Mais un territoire n’est ni une carte administrative, ni un espace hors-sol réduit à n’être qu’une zone d’exploitation de ressources. Ce n’est pas non plus le lieu d’une identité ou d’un·e propriétaire, mais plutôt un espace partagé, négocié, conflictuel, un faisceau d’interdépendances entre moi/nous et quantité d’“autres”, humain·es et non humain·es », dit la note d’intention de ce dossier. Avec Nonturismo, nous avons vu se concrétiser cette acception du territoire énoncée par Raffestinn, pour qui le territoire ne peut plus être pensé seulement comme une politique spatiale mise en œuvre par l’État dans le but d’exercer une forme de contrôle et de pouvoir, mais comme un concept relationnel, résultant de l’action entreprise par des individus dans un espace donné, fruit de la tridimensionnalité des pratiques sociales. De la sorte, le récit de soi-même aux autres restitue leur pouvoir d’agency aux communautés et devient un processus dialogique de co-construction et de co-évolution, moyennant lequel les communautés qui s’insèrent dans un lieu attribuent des symboles aux ressources et aux particularités locales, réifient, structurent et organisent les espaces.

Cette dimension de négociation du vécu partagé et des stratégies de développement territorial est apparue de manière très explicite, notamment au moment où les rédactions collectives ont tenté d’expliciter ce qu’avait été l’âge d’or d’Ussita, sujet très cher à une collectivité cherchant à comprendre comment, et sur la base de quoi, repartir. Grâce à l’intervention d’Augusto Ciuffetti, historien de l’économie, il est apparu qu’Ussita a vécu deux périodes fastes : dans les années 1950, où le contexte économique était de type agro-silvo-pastoral, et dans les années 1980, avec le boom économique lié aux pistes de ski. L’économie liée aux pistes de ski avait fait disparaitre la dimension agro-silvo-pastorale, qui se rétablit de nos jours. Il s’agit de deux configurations très différentes, qui ont engendré de véritables affrontements entre les habitant·es à l’issue desquels une médiation a été trouvée afin que des dimensions économiques variées puissent perdurer.

Un autre élément d’un rapport authentique avec un territoire exploré durant le parcours communautaire inscrit dans un des itinéraires « non touristiques » proposés par le guide est celui des zones rouges où il est interdit de passer, sans doute pour longtemps, en raison des dommages causés par les tremblements de terre, et des SAE, les structures d’accueil d’urgence. La spécificité d’un guide sismique, en constante transformation, a des conséquences sur l’expérience proposée aux « non touristes » : les itinéraires suggérés sont parfois représentés par des sentiers interrompus, par des chemins qui mènent à un container où vit désormais une vieille dame avec qui l’on pourra facilement entrer en relation, pour qu’elle nous raconte comment les lieux étaient autrefois et comment elle espère les voir devenir.

 

Quels sont nos territoires communs ?

Les débats entre citoyen·nes des zones marginales, qui souffrent des séismes, de l’abandon et du dépeuplement, sont très instructifs sur la question des « communs » urbains. Au cours d’une des premières rencontres de la rédaction d’Ussita, une réflexion initiale sur les biens communs a pris forme spontanément : plusieurs habitant·es ont dit vouloir prendre soin du territoire, entre autres en nettoyant les sentiers ou en aménageant une zone commune, comme cela se faisait quand la vocation d’Ussita était liée à un modèle de type agro-silvo-pastoral et que la population était très sensible à la thématique des biens collectifs. Par la suite, avec l’augmentation des dynamiques de dépeuplement des zones internes des Apennins et le changement de modèle social et économique des années 1960 et 1970, cette forme d’auto-assistance entre les habitant·es et ce concept de communauté en sont venus à faire défaut.

L’association CASA a pris acte de cette manifestation d’intérêt et, conjointement avec ActionAid, a fait approuver par le Commissaire d’Ussita un Règlement sur les biens communs. Il s’agit d’un outil administratif permettant une gouvernance plus horizontale, très utile dans les petites communes. Comme le dit Elinor Ostromn, le dilemme des biens collectifs peut être abordé – et en bonne partie résolu – en confiant la gestion aux communautés, c’est-à-dire aux personnes utilisant ces ressources et qui ont donc tout intérêt à ne pas les détruire. Mais ceci n’est possible qu’à certaines conditions telles que la reconnaissance des communautés et la non-ingérence de l’État, qui se superpose aux individus en s’attribuant des décisions qu’il n’est pas en mesure de prendre ni de faire respecter. Dans un tel cadre administratif, les citoyen·nes reprennent soin du territoire commun, à la fois pour assumer leur responsabilité et pour exercer leur droit à se réapproprier l’espace. C’est une façon de conférer un sens pratique au discours sur les communs, pour assumer la collectivité comme une pratique, un faire communauté plus qu’un être communauté. Le mot même de « communauté » désigne un groupe de personnes liées par l’usage durable qu’elles font d’une ressource commune, et dont le pouvoir est de co-décider de l’utilisation et de la destination de cette ressource. Du point de vue institutionnel, le potentiel alternatif des biens communs a généré un espace de discussion et d’expérimentation en Italie : c’est une sorte de « vide significatif » que les pratiques sociales des mouvements peuvent remplir de sens.

 

Image : © Benjamin Monteil

1

Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, 1980 et « Space, territory, and territoriality », in Environment and Planning D : Society and Space, vol. 30, 2012, p. 30.

2

Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Cambridge University Press, 1990.

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Journal 53
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