Notes pour une écriture de la dette et du surendettement au théâtre

Rémis Pons

03-01-2019

LE DÉBUT

Je suis en train de suivre un travailleur social qui intervient auprès de personnes qui connaissent des gros soucis de logement. C’est en France, en Bourgogne. C’est à la campagne. Beaucoup des personnes qu’il accompagne n’arrivent plus à payer leur loyer. Soit qu’elles n’ont plus assez d’argent pour le faire. Soit qu’elles n’arrivent pas à s’organiser pour le faire. Soit les deux. Pour pas mal d’entre elles, il propose une mise sous protection judiciaire, qui conduit à la mise sous curatelle, ou sous tutelle, en fonction de la capacité à prendre en charge une partie de sa gestion budgétaire. Je découvre alors ce monde. J’assiste à des scènes qui me heurtent : un homme de cinquante ans qui vient par exemple quémander trente euros pour finir la semaine, et qui doit pour ce faire expliquer à quoi sera destiné cet argent. Je me dis « mais comment est-ce possible d’interférer à ce point sur sa vie privée » ? Lors de ce travail de repérage, j’entends beaucoup : « Il faut que ces personnes reviennent à un principe de réalité. » Personnellement, j’y vois surtout une grande violation du pouvoir d’agir sur leur vie.
Au même moment, la Grèce est secouée par l’arrivée au pouvoir de Syriza, en grande partie explicable par la mise sous tutelle du pays et par les politiques d’ajustement structurel qui lui ont été adjointes. Ici aussi, on parle de principe de réalité. On appelle ça austérité, et on dit à la Grèce où et comment elle doit dépenser de l’argent.
Je me dis : « J’ai envie de mettre ça sur scène. »

L’ENQUÊTE

Je n’y connais rien à la dette. Je me dis qu’il faut que je me renseigne. Je veux d’abord en savoir plus sur le surendettement des particulier·es. Comme je vis et travaille à Bruxelles, et qu’il y a de la dette ici comme ailleurs, je me dis : « Je vais faire ça chez moi.» Je rencontre donc des personnes qui s’y connaissent un peu mieux: des médiateur·es de dette, une juriste qui forme des médiateur·es de dette, une journaliste qui dirige une revue qui parle de la dette et du crédit, une formatrice qui anime un groupe de personnes surendettées. J’assiste à quelques-unes de ces réunions. J’entends pour la première fois des personnes qui ont été surendettées parler d’elles et de ce qu’elles ont vécu. J’obtiens une autorisation pour suivre le quotidien d’un service de médiation de dettes. J’y passe trois semaines. Je me renseigne. J’accumule. Je bouche les trous. J’en ouvre d’autres. J’essaie de faire des liens. Je n’y arrive pas toujours. J’ouvre mon imaginaire à une histoire qui se déploie sans être précise. Je me laisse errer et découvrir. Je lis. On lit. On partage. Arpentages.

ÉCRIRE

Je me retrouve donc aujourd’hui avec un matériau, à déployer, à compiler, à réécrire, à imaginer pour la scène.
Il y a quelques lignes fortes, d’autres plus imprécises ou même purement hypothétiques. Il y a la possibilité d’un arc narratif qui commence à se dessiner. Soutenu par des motifs qui pourraient interférer avec la langue telle qu’elle se parle sur scène. Et puis il y a le langage scénique à proprement parler, qui doit se faire le relais du travail accompli jusque-là. Sans oublier ce qui me pousse à écrire: la révolte face à cette situation qui voit un homme quémander trente euros pour finir sa semaine.

L’ARC NARRATIF

Le surendettement, c’est d’abord une épreuve initiatique. On n’en ressort jamais indemne, si tant est qu’on en sort vraiment. Ça marque. J’y vois pour ma part une épreuve de force que les capitalistes (au sens de celleux qui détiennent les capitaux) imposent à celleux qui ne le sont pas. Une manière d’enfoncer dans le crâne et sous la peau ce que ça signifie vraiment être pauvre, c’est-à-dire au fond ne pas être capitaliste. Initiation à la misère. Au manque. Au contrôle de sa vie privée, par soi-même ou par un·e autre que soi, plus habilité·e à le faire. Une très belle manière de dire : « Tu n’es pas capable, tu es coupable.» Le récit initiatique donc: je décide de suivre cette piste plutôt riche de possibilités narratives et scéniques.
Comme toute initiation, l’initiation vécue à travers le surendettement est marquée par un certain nombre de rencontres.
Au cœur du surendettement, il y a tout d’abord la relation créancier·es/débiteur·es. Relation de pouvoir, relayée par des agent·es qui profitent de leur position pour asseoir leur domination (qu’il s’agisse des huissier·es ou des sociétés de recouvrement). Comment rendre compte de cette relation? De cette asymétrie? On doit comprendre que sous une apparence libérale, la dette, c’est un outil de coercition qui peut rapporter gros.
Et puis il y a la relation de médiation, qui m’intéresse particulièrement. Tout d’abord parce que dans un récit initiatique classique, il y a un·e adjuvant·e, qui permet à l’héro·ïne de se sortir d’une situation perdue d’avance, de grandir et d’avancer sur le chemin de sa vie. Cette relation m’intéresse aussi parce qu’elle est révélatrice de plusieurs couples de contradictions: entre l’aide et le contrôle, entre laisser faire et faire à la place, entre la situation individuelle et le fonctionnement systémique…
Assister à la construction d’une relation entre un·e médiateur·e de dette et une personne surendettée, c’est laisser la place au dialogue et à toutes ses variations: la prudence, le détour, le face à face, la volteface, le silence, la rupture, l’incompréhension… Que cette relation se passe bien ou pas, l’un·e et l’autre n’en sortent pas indemnes. Et contrairement au conte classique, chacun·e en sort grandi·e.
Et puis une initiation a un rythme, une temporalité, marquée par des évènements. Et je me dis qu’à partir du moment où je décide de faire intervenir un service de médiation de dettes, le schéma narratif, un peu grossier pour le moment, enfer/purgatoire/paradis fonctionne assez bien.
Tou·tes celleux qui traversent une situation de surendettement à un moment donné de leur vie le disent: la dette, c’est l’enfer. La réalité des pressions exercées par les huissier·es, les sociétés de recouvrement, la peur que cela suscite, l’envie de se cacher, de ne pas savoir, d’effectivement fuir une certaine réalité, c’est vrai. J’ai vu des personnes arriver à un premier entretien dans un service de médiation de dettes en étant au bord de l’explosion: de larmes, de colères, d’impuissance et d’incompréhension. L’enfer, ici, c’est un enfouissement, le supplice de la tête qu’on enfonce dans l’eau, toujours plus profonde, plus vaseuse, plus noire. Y respirer relève de l’exploit. Quand les personnes arrivent dans un service de médiation de dettes, c’est le plus souvent qu’elles sont au bord de l’asphyxie. Pour celleux qui ne parviennent pas à ce type de service, l’enfer peut se prolonger toute une vie durant. Apnée, donc.
Le service de médiation de dettes, c’est la possibilité de respirer. Tout s’arrête, comme par magie. J’aime cette magie. Cet arrêt brusque et pourtant menaçant. Car la pression est là, en permanence. Respirer est possible mais sous conditions. En ça, le Règlement Collectif de Dettes est un bon indicateur narratif. Outil d’aide, il est aussi outil de contrôle. Avec une durée. Avec sa morale. Purgatoire, donc. Comme en prison on purge sa peine, ici on éprouve une vie sous contrôle permanent, dans laquelle on a plutôt intérêt à s’entendre avec la·e médiateur·e qui a été nommé·e.
Et puis il y a le paradis qui sert de carotte. La fin du bagne du remboursement. Les créancier·es qui disparaissent. Quel paysage laissent-iels derrière elleux ? Je ne crois pas à un retour au point de départ. La boucle est trop marquante. Je crois qu’il y a comme une dévastation dans la dette. Quelque chose qui s’assèche et ruine tout autour de soi. Une désillusion. Une grande clarté très crue. Un drôle de paradis en somme. Qui pourrait se terminer par cet acte d’un cynisme absolu (et réel) : la réception d’une offre publicitaire pour une carte de crédit à peine est-on sorti·e d’affaire.
Cet axe narratif, j’ai pour le moment envie de l’emprunter à travers l’histoire fictive d’un personnage fictif, dont les péripéties de vie fictives sont à écrire. Je ne sais pas encore pourquoi iel s’est endetté·e, ni pour combien. Dans mon travail de repérage, j’ai notamment appris que chaque histoire avait sa singularité, et que c’est probablement dans cette gestion de la vie de chacun·e qu’il y a comme un indice d’un combat à mener. Chacun·e a son rapport à l’argent, sa vie qui foire à tel endroit plutôt qu’à tel autre, sa stratégie pour essayer d’éviter le pire et s’y enfoncer quand même…
Pour autant, en suivant un service de médiation de dettes, j’ai aussi vu un système qui se mettait en place sous mes yeux. Un système fait de faits similaires, de situations qui se ressemblent quand même un peu, d’outils qui se répondent. Avec la pauvreté qui est là. Avec les dettes de vie courante. Avec les huissier·es qui s’en mettent plein les poches.
Écrire, c’est donc en partie résoudre cette question du général et du particulier, c’est faire en sorte que l’un·e entre en perspective avec l’autre.

LES MOTIFS DE LA DETTE

Dans les motifs de la dette – qui n’en sont pas les raisons – je retiens pour le moment trois éléments qui me semblent pouvoir alimenter le récit qui se trame sur scène.
Il y a tout d’abord cette question de la maitrise du temps, qu’on perd quand on s’endette – qu’il s’agisse de crédit ou de dette de vie courante. La dette, c’est la vie qui se conjugue au passé. Au plus qu’improbable retournement de situation miraculeux. Le futur ne nous appartient plus. Ni même le présent d’ailleurs. Ça joue, ça, sur scène. Ça donne envie de jouer en tout cas. Avec les conjugaisons. De les voir se défaire dans la bouche de celui ou celle dont c’est l’histoire. Pour qui lendemain et hier, année prochaine et année dernière, mois, semaines, se confondent. La durée se met à se dissoudre dans une intemporalité sans repères, qui contraste avec les injonctions au futur plus que parfait des publicités pour un crédit qui chante.
Et puis, il y a qu’on se met à tout compter dans la dette. Tout compter sa vie tout le temps. Sous toutes les formes : budget, dépenses, frais, intérêts, ressources. Les tickets s’entassent. Combien ça coute de se nourrir ? De se loger ? S’habiller ? Les loisirs ? Consommer ? Chaque geste qu’on fait, combien ça vaut? Combien on peut dépenser pour ça? Se mettre à tout compter, comme dans le conte de la tisseuse, c’est risquer de voir nos vies disparaitre. Sur scène, ça donne envie d’un vertige.
D’ailleurs, ce qu’il y a d’intéressant dans la dimension chiffre de la dette, c’est ce qu’on devient au final: un. Un individu. Unité insécable par excellence, à laquelle s’adressent par essence toute organisation capitaliste digne de ce nom. Ça aussi, sur scène, ça existe. La solitude qui se creuse au fur et à mesure des dettes qui s’accumulent. La dette, ça n’est pas comme le travail salarié. Il n’y a pas de syndicats. L’organisation collective est très limitée. La dette, ça sépare: on ne doit pas tou·tes la même chose, aux même créancier·es. On peut toujours protester et s’organiser, à un moment donné, ma dette, c’est ma dette, et ta dette, c’est ta dette.

OUVRIR LE RÉCIT. LA DIMENSION DOCUMENTAIRE

Plus j’écris sur des questions sociales, plus je me demande si je peux me contenter de décrire les effets dévastateurs des processus capitalistes. faire dans le noir. Enfoncer le clou du désespoir. C’est pourtant quelque chose de réel. Ça a bien lieu. La destruction systématique. La prédation. La violence. Quand je regarde vers demain de là où je suis, c’est quand même difficile d’imaginer des lendemains qui chantent.
Raconter des histoires sur scène, ça donne pourtant envie de tirer l’histoire vers le haut. De sortir de là en ayant autre chose à se dire que « la vie, c’est moche». La lutte donc. Oui, mais alors laquelle? Difficile de tricher. Si je me mets à la place d’une personne surendettée, la révolution, c’est pas vraiment au gout du jour. L’imaginer ? Oui, mais sous quelle forme? Et de quel point de vue? Là encore, qui suis-je pour imaginer à la place de ?
La solution que j’imagine se pense par une sortie de la fiction. Un écart, par le documentaire, qui viendrait mettre en perspective le récit de l’histoire qui se trame sur scène. Et l’enjeu pour moi, c’est de pouvoir faire dialoguer ces deux langages, qu’ils se superposent et se nourrissent l’un l’autre pour mieux avancer, mieux ouvrir. Par un retour à la Grèce, par exemple.

Rémi Pons
remi@esquifs.be

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Neuf essentiels (études) 8
Neuf essentiels sur la dette, le surendettement et la pauvreté