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Dossier

Nous sommes le paysage

Entretien avec Cathy Ming Jung, directrice du Rideau de Bruxelles

15-11-2022

Un théâtre comme carrefour des récits individuels et collectifs, lieu d’échanges et de mutations des imaginaires hérités et de ceux qui naissent à même le territoire, croisement du travail d’auteur·ices modernes et des cheminements narratifs anonymes. Un foisonnement pour produire un paysage où mieux vivre, tramé par les lectures partagées de ce qui bouleverse notre monde. S’entrainer, sur les planches, à ouvrir la voie vers d’autres possibles.

Propos recueillis par Sabine de Ville, membre de Culture & Démocratie

« Nous sommes le paysage » : le récit actuel du Rideau s’ouvre sur cette proposition, volontairement inexpliquée et pourtant puissamment parlante. Qu’est-ce qu’un récit, Cathy Min Jung ?
C’est une question très vaste. Tout est récit. Nous avons toutes et tous des récits à transmettre et à recevoir. D’aussi loin que je me souvienne, j’adorais lire, raconter et me raconter des histoires. Si je suis ici aujourd’hui, alors que rien ne me prédestinait à y être, c’est parce que je me suis racontée que je pouvais être là. C’est selon moi la véritable puissance du récit. Il est important que toutes et tous aient accès à cette puissance. Pour cela, il faut donner à chacun et chacune, dès la naissance, la possibilité de se raconter son propre récit. Nous sommes aujourd’hui dominé·es par des récits imposés par ceux et celles qui ont compris l’importance de cette maitrise et en usent. Ainsi le système scolaire s’est appliqué à former des générations de salarié·es dociles, prêt·es à travailler pour les autres, au service du système capitaliste qui s’est lui aussi imposé. Dans les médias, les films, les écoles, dans les prises de parole publiques, tout est fait pour abreuver de récits dominants, en place, et rendre inaudibles celles et ceux qui racontent autre chose, qui témoignent d’autre modèles, d’autres paradigmes de société. Ainsi, nous n’avons plus l’espace mental pour imaginer que d’autres narrations sont possibles.

Dès le début de mon parcours de créatrice, j’ai voulu, avec force, rendre visibles les invisibles. Une démarche d’artiste et une démarche de femme qui là où elle s’est trouvée, a dû se battre pour faire entendre ce récit particulier. Ici au Rideau, ma mission et ma responsabilité sont de faire entendre ces récits « autres » et de déplacer les projecteurs et les micros vers les voix ordinairement réduites au silence, écrasées, méprisées, incomprises ou rejetées. Il faut les faire entendre.

Prendre la direction du Rideau et rompre le récit existant ou le renouveler en l’infléchissant ?
En l’occurrence, ma volonté en arrivant au Rideau n’était nullement de rompre le récit existant. Le Rideau, qui aura bientôt 80 ans, a dans son ADN une longue pratique de l’approche textuelle et surtout, du texte contemporain. À cet endroit-là, mon désir est celui d’un récit plus inclusif. Inclure plus d’imaginaires, de réalités et de sensibilités.

Est-ce déjà à l’œuvre ?
Complètement. C’est inhérent à mon parcours et à ma personnalité. J’étais encore il y a peu, comme on le disait, une artiste « issue de la diversité ». Forcément, sans même y penser, me trouvant à la direction et à la programmation, cela modifie le récit du théâtre, la vision, le regard vers une pratique plus inclusive.

Le théâtre, l’espace culturel, des lieux privilégiés pour faire émerger les récits alternatifs ?
La programmation d’un théâtre est en elle-même un récit. Elle est au service de l’institution mais au-delà, elle se doit de construire l’accès du plus grand nombre à la création. Je raconte une histoire au fil de la saison et je m’interroge en permanence sur ce récit à construire et à défendre. Je suis passionnée par la discipline dans laquelle je travaille mais à l’instar de toutes celles et ceux qui vivent leur métier, artistique ou non, je cherche à comprendre le monde, mon rapport à lui. Le récit dominant cherche par nature à désamorcer les récits alternatifs, individuels ou collectifs en définissant d’autorité le sens du monde.

Construire le récit actuel du Rideau : avec l’équipe ? Avec les interlocuteurs et interlocutrices du quartier ? Au-delà ?
Je le construis. Je n’ai pas de honte à dire que c’est moi qui le pense et le mets en œuvre. Je le construis non pas comme la créatrice du récit du Rideau mais comme la garante de la diversité des couleurs et des apports qu’il y aura dans ce récit. Cette vigilance est cruciale. Je dois veiller à ce que chaque personne ait sa place. Je veux donc faire émerger cette diversité à partir des propositions que l’on me fait. Je veux repérer les failles au cœur de ces propositions et me mettre en recherche de projets qui répondent à cette volonté d’ouverture. Tout cela se construit au fil d’échanges très nombreux, avec les artistes mais pas que. Il faut se mettre à l’écoute, partout, sans se contenter de ce qui se dépose sur la table. Le souci du déplacement s’inscrit dans cette exploration.

Nous sommes en Belgique et à Bruxelles. Le récit dominant y est perçu comme central, les autres récits sont satellitaires et/ou marginaux. Mon travail consiste à déplacer cette vision en proposant des spectacles qui font vivre tous les récits existants. Travail de déplacement au sens strict, nécessaire aujourd’hui. Élaboration d’une nouvelle perspective, avec des artistes qui apportent un récit venu d’ailleurs. L’ancrage du Rideau dans son quartier, axe important de mon projet, ouvre aussi le travail avec des acteurs et actrices non professionnelles peu représentées sur les scènes de théâtre. Exercice important qui n’exclut pas d’être en permanence en recherche d’un équilibre.

Nous sommes très vite allé.es à la rencontre du quartier, des habitant·es, des commerçant·es, première démarche essentielle pour moi. La Maison fait partie d’un ensemble vivant et c’était fondamental pour moi de tisser des liens avec ses habitant·es. Cette dimension d’inscription locale n’efface ni ne remplace la volonté de s’inscrire aussi dans des partenariats internationaux. Mais il ne s’agit pas de faire venir des artistes pour un évènement sans liens avec l’équipe ou le quartier. Je veux mettre en place des dispositifs « durables » qui forcent la rencontre. Je veux penser ceux-ci jusque dans la manière d’organiser la circulation dans l’espace du théâtre. Je veux que cela devienne une pratique naturelle à laquelle il ne faudrait même plus réfléchir.

Une programmation, une saison, donc un ensemble de spectacles, peut contribuer à sa manière à infléchir des équilibres ou des déséquilibres, des regards et une lecture nouvelle de la société. Le spectacle La cour des grands récemment programmé évoque le métier d’éducateur·ice dans les écoles. Il a sans aucun doute déplacé le regard des publics sur cette profession et sur ceux et celles qui l’exercent. Je l’ai écrit et mis en scène parce que ces éducateur·ices ne sont jamais évoqué·es. Ils et elles ne l’ont pas été lors de la crise sanitaire qui les a pourtant énormément sollicité·es. Il s’agit donc de déplacer le regard. Je l’avais déjà fait auparavant, à propos d’éducation inter-ethnique et à propos d’ouvrières. La cour des grands a ouvert la saison parce qu’il déconstruisait les certitudes que l’on pouvait avoir sur le réel. On peut, à partir de là, approcher d’autres certitudes et d’autres réels.

Au théâtre, on peut pousser au bout la puissance de l’imaginaire. Et l’acteur ou l’actrice peut donner à voir ce que cela serait, si on construisait cette réalité-là, en vrai, dans la vraie vie.

Cela peut-il, outre déconstruire un ou des imaginaires, en construire de nouveaux ? Le théâtre et singulièrement les spectacles récents du Rideau ont convoqué la mémoire (Appellation sauvage contrôlée et Mona Lisa), d’autres la convoqueront durant la saison prochaine avec le spectacle Koulounisation proposé en novembre prochain et qui porte entre autres sur la guerre d’Algérie. Le monde au présent se dit avec Mawda, ça veut dire tendresse, la trilogie Pueblo, Laïka et Discours à la Nation. Peut-il aussi travailler le futur du monde, l’avenir, et pourquoi pas l’agir ?
En fait, nous essayons, toutes et tous, de raconter notre expérience de la vie. Cette tentative nous est profondément commune. Et ce que nous pouvons ou devons faire, c’est convoquer d’autres imaginaires, les amener sur ce plateau où ils n’ont pas l’habitude d’être convoqués. Après, le théâtre a un pouvoir certes, mais il n’a pas le pouvoir de construire un nouvel imaginaire. Il s’agit d’autre chose. Nous sommes les mieux placé·es pour, comme le disait Pierre Debauche, « jouer à », c’est-à-dire créer les conditions d’un réel qui n’existe pas encore mais qu’on peut faire exister sur un plateau. En cela le théâtre a une puissance que n’ont peut-être pas d’autres arts. Au théâtre, on peut pousser au bout la puissance de l’imaginaire. Et l’acteur ou l’actrice peut donner à voir ce que cela serait, si on construisait cette réalité-là, en vrai, dans la vraie vie.

Sommes-nous en panne d’imaginaire ? Sommes-nous arrêté·es ?
Non je ne le crois pas et je ne crois pas non plus que nous ayons à construire de nouveaux imaginaires. Nous sommes aujourd’hui au travail parce que confronté·es à des bouleversements profonds. Nous avons besoin de toute notre énergie pour digérer ce qui nous arrive : crise climatique, guerres, crise économique et sociale, crise sanitaire.

À propos de la crise sanitaire. Le récit politique fut-il tueur pour le spectacle vivant ?
Tueur, non, mais rude et difficilement supportable pour les acteurs et actrices du spectacle vivant. Nous, responsables culturel·les, avons besoin de comprendre profondément ce qui s’est passé dans ce secteur durant la crise sanitaire. Il a été très ébranlé. Cet ébranlement qui a d’ailleurs pré- cédé la crise sanitaire se caractérise par la montée irrésistible de l’individualisme. Le caractère sacré du rendez-vous pris pour vivre ensemble une émotion dans un même temps et dans un même lieu a été tué par le Covid. Ruptures multiples du temps – arrêts et reprises temporaires à répétitions – et, plus grave encore, un discours, le récit d’une société au sein de laquelle le spectacle vivant et ceux et celles qui le font exister ne sont pas essentiel·les. Ce rendez-vous, la présence physique d’un public qui vient à la rencontre d’une production artistique, c’est l’essence même de l’art vivant. Aujourd’hui il est difficile de remplir les salles. Je veux questionner cela, ici et au-delà, collectivement, avec mes collègues. Comment retrouver ce rendez-vous, la fabrique en temps réel d’un récit et la joie de la vibration collective ?

Cette affirmation d’un spectacle vivant non essentiel est le produit d’une paresse intellectuelle oui, sans aucun doute, mais aussi d’un discours capitaliste dont la valeur ultime est l’argent. Dans cette logique, le secteur culturel ne pouvait pas être ménagé. Tous les mouvements chapeautés par Still Standing for Culture réclamaient un changement de paradigme. Qu’est-ce d’autre que plaider pour un changement de récit dominant ? En tout cas il y a aujourd’hui quelque chose qui émerge. Moins subversif que fédérateur, représentatif des différents récits et narrations. Quelque chose – je le souhaite – de largement représentatif. Beaucoup de directions ont changé depuis peu dans la sphère du théâtre en Fédération Wallonie-Bruxelles. Nous nous réunissons, nous réfléchissons ensemble, nous communiquons beaucoup avec les collègues récemment arrivé·es. C’est, je pense, une dynamique nouvelle. Nous nous reconnaissons comme collègues plutôt que comme concurrent·es et nous essayons de construire ensemble quelque chose de plus grand que nous, qui se donne pour ambition l’accès à la culture pour le plus grand nombre.

Nous sommes convaincu·es du caractère essentiel de l’art vivant. Coline Struyf, directrice du Varia, parle de « prendre soin du vivant par l’art vivant ». Nous sommes persuadé·es du caractère essentiel de ce soin-là. Il n’est pas chiffrable − encore que. Il faudrait évaluer le cout considérable (épuisement, burn-out…) des dysfonctionnements contemporains. Une étude récente a tenté de chiffrer l’impact sur la société d’une éducation machiste. Le résultat est surprenant et doit nous conforter dans la construction d’un récit qui n’évite ni les questions de genre ni les questions de racisme, ni aucune question de domination. Le fait de privilégier l’économique durant la crise du Covid a eu un cout humain, perceptible et mesurable aujourd’hui, largement documenté par les acteur·ices de la santé mentale. Certes, il y a eu beaucoup de culture et de création via les écrans, les musées sont restés ouverts, etc., mais l’expérience essentielle du spectacle vivant a été interdite de manière longue puis saccadée.

Tous les mouvements chapeautés par Still Standing for Culture réclamaient un changement de paradigme. Qu’est-ce d’autre que plaider pour un changement de récit dominant ?

Comment faire aujourd’hui pour dire le monde au plateau sans rien céder sur la dimension artistique ? Que dire du théâtre documentaire, prolifique, qui tient depuis plusieurs années un discours de dénonciation grave voire sombre sur la société contemporaine ? Quelle présence demain pour cette forme théâtrale au Rideau ?
Je ne crois pas que nous soyons encore aujourd’hui dans un espace de la plainte et de la dénonciation même s’il faut tout le temps des lieux pour cela. C’est tout à fait essentiel mais au théâtre, nous avons désormais besoin d’autre chose. De douceur, de perspectives et d’un peu d’espoir. De plaisir. Je veux, pour toutes et tous, des célébrations artistiques joyeuses, sans éviter le regard sur le monde. En ouvrant les regards sur un avenir possible. Nous en avons profondément besoin.

 

Image : © Joanna Lorho

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