Louis Pelosse
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Dossier

Numérisation à l’hôpital : un gain de temps ?

Guillermo Kozlowski, Collectif Formation Société éducation permanente (CFS)

18-07-2022

La numérisation à l’hôpital est souvent présentée comme une forme de progrès, alliant sécurité, efficacité et rapidité. Mais l’ordinateur peut-il réellement rivaliser avec un·e infirmier·e expérimenté·e ? Est-il possible – et souhaitable – de rationaliser la souffrance d’un malade ? Qui paie le prix de cette informatisation à tout crin ? Pour quel temps (vraiment) gagné ?

Cette analyse sera valorisée en éducation permanente par CFS asbl.

Le temps de la numérisation
S’interroger sur la question de la relation du temps et de la numérisation, comme le propose Culture & Démocratie, nous semble important parce que c’est très souvent en termes de gain de temps que la numérisation est imaginée. Comme une manière de répondre à l’urgence du social par exemple : soigner plus de patient·es, aider plus de gens en difficulté, multiplier les accès à la culture, etc. Si on va plus vite on pourrait faire plus : voilà le slogan universel des digitaliseur·ses. Pour certain·es il faudrait même l’inverser et le rendre culpabilisant : si on n’adopte pas le numérique partout, alors on ne fait pas assez. Mais cette pensée un peu magique et très simpliste (« ça fait plus »), regardée avec un peu d’objectivité, n’est peut-être que cela : un slogan.
Dans le travail que nous avons réalisé avec Fadma Amjahad et Marie Vialars sur la numérisation des hôpitauxn la question du temps est omniprésent. Il y a bien entendu la question des cadences de plus en plus accélérées qui date du début du capitalisme. Mais si on regarde ce qu’il y a de neuf, notamment du côté de la numérisation, on trouve aussi quelques éléments plus spécifiques.

Si on va plus vite on pourrait faire plus: voilà le slogan universel des digitaliseur·ses.

L’ordinateur va plus vite
Un peu partout la digitalisation se prétend une manière de faire pareil mais plus rapidement. C’est quelque chose qui revient systématiquement et qui fonctionne comme une justification universelle. Dans la mesure où l’informatique est censée faire la même chose, il n’y a pas de débat à avoir : rien ne change. Mais en même temps elle le fait plus vite, donc c’est forcément mieux.
Pourtant ces deux postulats sont en grande partie faux. Dit d’une manière un peu abrupte : l’ordinateur ne fonctionne pas de la même manière qu’un·e infirmier·e expérimenté·e. Par exemple, les logiciels informatiques implémentés dans certains hôpitaux pour l’accueil des urgences trient les patient·es à partir d’une logique en arborescence. La personne à l’accueil introduit des paramètres (température, symptômes, etc.) et l’algorithme détermine un scoring qui lui attribue un degré de priorité (très haut, haut, moyen ou faible) symbolisé par une couleur. Si la température dépasse X degrés, et si le rythme cardiaque est au-delà de Y, et si… C’est ce calcul
« si… alors… » que l’ordinateur réalise bien plus vite qu’un être humain. Une fois les données encodées, la réponse de l’ordinateur est immédiate.

[Un·e infirmier·e] est capable d’établir un diagnostic plus rapidement parce qu’il ou elle regarde une personne en entier. Ainsi la machine peut envoyer automatiquement en réanimation un·e jeune parce qu’il ou elle a 38° de fièvre, mais pas un·e infirmier·e.

Simplement ce type de raisonnement est celui d’un·e logicien·ne : un·e infirmier·e expérimenté·e ne pense pas de cette manière. Il ou elle est capable d’établir un diagnostic plus rapidement parce qu’elle regarde une personne en entier. Ainsi la machine peut envoyer automatiquement en réanimation un·e jeune parce qu’il ou elle a 38° de fièvre, mais pas un·e infirmier·e. Il ou elle peut repérer d’autres signes, dans la démarche du ou de la patiente, dans ses gestes, etc. De la même manière il ou elle peut, à l’inverse, repérer qu’un souci respiratoire peut s’avérer très inquiétant chez une personne en surpoids, etc. Il ou elle peut aussi prendre en compte la douleur d’un·e patient·e, avoir une idée du temps d’attente, évaluer le nombre de médecins disponibles…
Il serait possible de tenter d’objectiver tout ceci et de l’intégrer dans un algorithme. Seulement ce n’est pas vraiment objectivable… De plus un algorithme avec autant d’entrées serait dangereux, parce que les outputs seraient invérifiables. L’algorithme ne peut pas copier le raisonnement d’un·e infirmier·e parce que son raisonnement en arborescence n’est pas compatible, il faut prendre l’ensemble des arguments en même temps pour avoir une réponse pertinente, les réévaluer les uns par rapport aux autres. Mais surtout il faut produire des informations qui relèvent d’un regard expérimenté.
Par ailleurs un·e infirmière peut aussi permettre aux patient·es de participer à leur propre diagnostic, produire avec elles et eux d’autres éléments pertinents − ce qui est impossible pour un ordinateur, ou même pour un·e infirmier·e à qui on demande de se subordonner à la machine, de regarder l’écran quand on lui parle et d’obéir au diagnostic informatique.

L’ordinateur calcule plus vite, mais penser ne se réduit pas à calculer.

La question de la vitesse et de l’efficacité sont biaisées par la manière de les évaluer. C’est d’autant plus piégeant que tout cela semble être très objectif. L’ordinateur calcule plus vite, mais penser ne se réduit pas à calculer. Pour le dire simplement : l’ordinateur réalise plus vite autre chose.
Néanmoins l’argument de la vitesse ne se réduit pas à ce tour de passe-passe. Il y en a un deuxième dans la manche des publicistes de l’informatique. L’utilisation courante des algorithmes dans les services publics, le travail social, culturel, etc., est pensé de telle manière à faire travailler vite des gens sans formation et surtout sans expérience. Pour une personne inexpérimentée, c’est plus rapide et rassurant d’encoder et d’attendre le résultat. De toutes manières elle n’a pas le savoir pour faire autrement… Avec cet argument de la vitesse, on remplace un art infirmier qui peut être stimulant, créatif, où il peut être question de produire du sens, par un travail d’encodage fastidieux. Sans prendre en compte le vécu de ce temps interminable à rentrer des données.

Il serait peut-être possible d’utiliser de manière plus locale, plus singulière des algorithmes conçus pour le travail d’infirmier·es expérimenté·es dans certaines de leurs tâches. Des algorithmes qui fonctionnent à partir de données plus élaborées et produisent des résultats plus complexes, mais utiles pour des professionnel·les expérimenté·es. Là il y aurait peut-être un gain. Simplement l’informatique agencée avec un management des services publics issu de la politique d’État social actif est très hostile à ce genre d’initiatives.

Un dernier élément : à cette illusion de vitesse il faut encore ajouter un élément qui n’est pas pris en compte dans le calcul du gain. Parfois les utilisateur·ices des algorithmes apprennent à les manipuler pour les rendre plus efficaces. Beaucoup d’infirmier·es expérimenté·es s’arrangent pour modifier les scorings des ordinateurs et les rendre plus efficaces. C’est une perte de temps parce qu’ile et elles pourraient trier directement les patient·es, mais cela leur permet d’empêcher des aberrations.

L’informatique serait capable d’accélérer le temps et de visualiser le futur. Mais […] ces « prévisions » ne sont valables que […] dans la mesure où tout se passerait toujours de la même manière.

L’ordinateur prévoit
Il y a une autre manière de modifier le rapport au temps qui revient sans cesse, c’est la capacité de prévision des modèles informatiques. L’informatique permettrait de mieux prévoir l’évolution des malades, ou les soins à réaliser. En quelque sorte que l’informatique serait capable d’accélérer le temps et visualiser le futur. Mais c’est encore une fois très hypothétique, parce que ces « prévisions » ne sont valables que toutes pour choses étant égales par ailleurs. C’est-à-dire dans la mesure où tout se passerait toujours de la même manière.
Il y a par exemple une modélisation censée prévoir l’apparition du cancer du sein. Elle a fait parler d’elle parce qu’à partir de ce diagnostic, l’actrice Angelina Jolie a réalisé une ablation de ses seins sans qu’aucune trace de cancer n’ait été détectée. Or le cancer n’est pas aussi mécanique, il est aussi lié à des facteurs environnementaux, à l’alimentation, au mode de vie, etc. Sans compter que les données compilées sont très hétéroclites, que les modes de vie changent, que l’environnement ou l’alimentation ont beaucoup évolué, etc.

Ces modèles intègrent des « données brutes » c’est-à-dire non pas des données « basiques » ou objectives, mais des données décontextualisées. Tout ce qui regarde la situation dans laquelle elles existent est expurgé, considéré comme du bruit. Or tout ce bruit est justement le devenir, le changement.
Ces modèles sont très efficaces pour traiter ces données décontextualisées en réalisant une masse de calculs inimaginable à l’échelle humaine dans des fractions de temps infinitésimales par rapport à notre manière de percevoir, mais d’un autre côté ils sont très inefficaces pour penser le changement. Ça fonctionne, tant que rien ne change.

L’efficacité est totale, parce qu’on ne saura jamais le nombre d’opérations inutiles réalisées et que la souffrance des patientes n’est pas évaluée.

Par ailleurs, ce genre de diagnostic s’agence très bien avec des systèmes de santé privés qui ont besoin de certitudes, de régularité. Encore plus quand il s’agit de ce genre d’opérations simples, relativement peu dangereuses, rentables. Il est encore question de vitesse, le diagnostic est rapide, le traitement aussi. Mais simplement parce qu’on ne prend pas le temps d’établir un diagnostic. L’efficacité est totale, parce qu’on ne saura jamais le nombre d’opérations inutiles réalisées et que la souffrance des patientes n’est pas évaluée. Toutes ces données disparaissent, elles font partie du bruit du point de vue des tenant·es du tout digital : ils et elles ne les considèrent pas comme faisant partie de l’informatique. Or l’informatique n’existe pas dans le ciel des idées, elle existe dans des gigantesques infrastructures très matérielles, très lourdes, très encombrantes.
Elle existe aussi dans un monde rempli de rapports de dominations, dans lequel réaliser des actes chirurgicaux très lourds pose moins de problèmes lorsqu’ils sont destinés à certain·es… aux femmes dans ce cas-ci. Dans d’autres cas on jugera qu’il est important de prendre le temps et réaliser un diagnostic plus complet d’un cancer de la prostate.

Au moment où les hôpitaux débordaient, toutes les procédures informatiques, notamment l’encodage de données, ont été largement abandonnées. Quand réellement il n’y a pas de temps à perdre […] il faut parfois arrêter avec la numérisation.

Quand l’urgence est là
Il me semble qu’un constat résume très bien la problématique du temps : lorsque la crise du Covid est arrivée, alors que la numérisation s’imposait partout comme la solution miracle, dans les hôpitaux au contraire elle a été mise en stand-by. En effet, au moment où les hôpitaux débordaient, toutes les procédures informatiques, notamment l’encodage de données, ont été largement abandonnées. Quand réellement il n’y a pas de temps à perdre et qu’il faut être efficace, alors il faut parfois arrêter avec la numérisation.
Le gain de temps qu’elle propose est très souvent lié au fait qu’on ne mesure pas le temps qu’elle fait perdre par ailleurs. Tout comme on ne regarde pas toujours le fait que si ça marche c’est que les travailleur·ses ont l’intelligence de ne pas suivre les procédures qu’elle propose. Et que par ailleurs ils et elles arrivent à les contourner dans la pratique. Mais surtout à une vision trop simpliste qui se limite à crier qu’on a « plus, plus, plus ! » et qu’il serait une perte de temps de se demander « plus de quoi ? », « à quel prix ? », « pour qui ? », « au détriment de quoi ? ».

Image : © Louis Pelosse

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Fadma Amjahad, Marie Vialars et Guillermo Kozlowski, « Art infirmier et numérisation », CFS asbl, 2021. 

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