- 
Dossier

Oralité et poésie, survivance ou mutation ?

Maryline le Corre, chargée de projets de Culture & Démocratie

27-08-2024

« La poésie que nous disons “contemporaine” est […] désormais sans définition, ou si l’on préfère, ouverte à une infinité de définitions possibles, ce qui rend évidemment difficile d’en parler, d’en parler généralement, en tant que “la” poésie. “La poésie” n’existe pas, n’existe plus, ce qui ne signifie pas, bien sûr, le tarissement de la pratique poétique, mais simplement que la poésie vit son état de crise, sans doute de son état de crise, un état critique et autocritique permanent qui est certainement sa seule définition possible aujourd’hui, qu’on s’en réjouisse et qu’on la veuille porter à son maximum d’intensité dévastatrice (comme l’a fait en son temps Rimbaud, comme l’ont fait de nos jours Francis Ponge et Denis Roche), ou qu’on le déplore en tentant de restituer à la poésie quelque chose de son intégrité ancienne, de ses anciens pouvoirs. » Jean-Marie Gleizen

La poésie est un genre peu lu et souvent perçu comme une littérature d’un autre temps. Cette image surannée est assurément l’héritage de deux siècles de recherche immanente et d’un certain éloignement du genre au monde, au social. Par ailleurs, l’école contribue aussi considérablement à perpétuer cette représentation de la poésie. Car si le « baptême » (Patrick Parmentier) ou la « conversion » (Baudelot, Cartier et Détrez) à la lecture savante se font sur ses bancs, force est de constater que bien peu de poètes contemporains sont aux programmes de primaire ou de secondaire. En effet, l’apprentissage poétique est souvent réduit à la simple étude rhétorique tandis que son histoire littéraire se borne à l’étude des textes romantiques et symbolistes. Difficile donc de se défaire de cette image romantico-lyrique que les différents courants poétiques du XXe siècle n’ont pourtant eu de cesse de combattre. L’image du poète maudit ou romantique demeure et ce malgré l’existence d’une poésie multiple, protéiforme, moderne et particulièrement orale. Car si les poètes ont de tout temps oralisé leur œuvre – des chansons de geste médiévales aux expérimentations sonores d’Henri Chopin – la poésie contemporaine entretient un rapport particulier au dire. Ainsi deux pratiques semblent coexister : d’une part la lecture dont le texte écrit reste le médium premier et où la mise en voix a pour objet de restituer à un public (souvent averti) l’intimité d’une lecture à voix basse et d’autre part une poésie plus performative.
« Nous assistons aujourd’hui dans le champ poétique français à une multiplication sans précédent du nombre de lectures publiquesn. » Pour modifier l’image stéréotypée dont elle souffre et atteindre le public – « peuple qui manque n» – la poésie se donne à voir/à entendre. La pratique de la lecture poétique semble toutefois régie par un certain nombre de normes. L’usage francophone – en opposition avec la diction anglo-saxonne plus déclamatoire – valorise un ton neutre, non-expressif, la voix est « blanche », sans effet, et nul artifice ne vient troubler la restitution de l’écrit, texte premier. Michel Murat attribue cette tradition à Mallarmé et à la lecture qu’il fit du Coups de dés à Paul Valéry et que celui-ci restitue en ces termes : « […] et il se mit à lire d’une voix basse, égale, sans le moindre “effet”, presque à soi-même […] J’aime cette absence d’artifice. La voix humaine me semble si belle intérieurement, et prise au plus près de sa source, que les diseurs de profession presque toujours me sont insupportables, qui prétendent faire valoir, interpréter, quand ils surchargent, débauchent les intentions, altèrent les harmonies d’un texte ; et qu’ils substituent leur lyrisme au chant propre des mots combinésn. » La lecture a donc ici pour objet la restitution du cadre intime de la lecture à voix basse et ne procède pas d’un processus de création. Pourtant, ce dépouillement extrême de la mise en scène reste signifiant. Éric Suchère, dans Dire la poésie ?, en analyse les postures et dispositifs : « Le poète lisant, lit, la plupart du temps, soit assis derrière une table sur laquelle se trouve une nappe, une bouteille d’eau, un gobelet en plastique, et parfois, un microphone ; soit debout derrière un pupitre avec les mêmes accessoires exceptés la nappe. [La table] fait directement référence au travail, au labeur, au caractère mimétique avec le lieu fantasmé comme celui de l’écriture. […] il y a une dimension sérieuse et cérébrale qui correspond à l’idée que l’on peut se faire de la poésien. » Bien que le cadre de ces lectures semble entretenir et perpétuer l’image d’un genre poétique difficile et pointu, apanage d’une certaine élite, la poésie contemporaine dans son rapport au monde s’en distingue tout à fait. Ainsi, véritablement ouverte au réel, celle-ci fait de l’espace et de l’habiter ses thèmes récurrents. Tandis que le poème, ouvert sur le hors-texte, s’est depuis longtemps affranchi du dogme de l’écriture intransitive.
La poésie contemporaine, aujourd’hui sortie de son autotélisme, interpelle et questionne le monde. Toutefois, l’extrême codification du dispositif de son oralisation semble perpétuer une vision stéréotypée du genre et, à défaut de convertir un nouveau public, constituer une nouvelle barrière à l’entrée du champ poétique.

Parallèlement à cette culture de valorisation du texte écrit, il existe aujourd’hui une poésie qui se met en scène, ose la pluridisciplinarité et investit la cité. Depuis le début des années 1980, cette nouvelle scène poétique – héritière des influences d’avant-garde et de la poésie dite « expérimentale » – se caractérise par un retour à l’oralité et à la performance.
Au sortir de la Première Guerre mondiale, les poètes dada rejettent déjà toute idée que le fait d’écriture ne serait pas acte absolument libre et laissent place au développement de la littérarité. On assiste alors à un travail de désarticulation de la langue et de jeu sur ses composantes matérielles. Le mouvement lettriste du mitan des années 1940 va encore plus loin et annonce « la création d’une poésie qui brise le mot pour la lettre ». En 1955, la poésie sonore (rebaptisée en 1962, par Bernard Heidsieck poésie-action) intensifie encore le jeu sur le son et l’instrumentation. À première vue ces différentes mutations formelles, par leur apparente complexité, n’ont pas permis à la poésie de s’affranchir d’une image d’art d’élite, et tout au contraire ont certainement participé à renforcer sa confidentialité. Toutefois, au-delà de la recherche formelle, ces mouvements ont aussi en commun une volonté de décloisonnement du genre, que ce soit par le refus des catégorisations et le dialogue avec les autres arts – musique, arts plastiques – ou par un rapprochement au public et au réel pour que « le poème sort[e] de sa béatitude […], réintègre la société […], la sollicite sans se priver du droit de la fustiger n».
Aujourd’hui, des auteurs comme Charles Pennequin en France et Vincent Tholomé ou Antoine Boute en Belgique – pour ne citer que les plus radicaux – revendiquent l’héritage des avant-gardes et perpétuent cette recherche phonique ainsi qu’une volonté de décloisonnement de l’acte poétique en proposant des œuvres polymorphes et ouvertes sur le monde. Au-delà de cet héritage pourtant, la poésie contemporaine ne cesse de se penser et de se renouveler. On observe ainsi une mutation au niveau de la forme et de l’objet même du poème par une volonté de « faire de la poésie avec ce qu’elle néglige d’utiliser : mauvais parler, idées fixes des uns et des autres, obsessions quotidiennes, etc. Bref faire de la poésie avec d’autres moyens que ceux utilisés habituellement (métaphores, codes poétiques, etcn.) »
À cette évolution formelle s’ajoute également l’envie de faire sortir la poésie « de ses murs » : « C’est la mort de la poésie, d’attendre un lecteur hypothétique. Il [faut] que le poète bouge, aille à la rencontre d’un auditeur ou d’un lecteur, qu’il devienne actifn. » Les poètes vont alors s’adresser au public directement là où il se trouve et se produisent dans des bars, des centres culturels, des supermarchés ou même des magasins de meubles (Charles Pennequin). Ainsi pour Tom Nissen le bar est un lieu idéal pour dire de la poésie car, si l’attention du public peut être plus difficile à saisir dans l’animation, le brouhaha du café, quand il y a écoute, il y a souvent rencontre. Ainsi, on trouve chez ces poètes à la fois l’envie de toucher un public nouveau, non averti et souvent non-lecteur de poésie, mais aussi une certaine forme de distanciation par rapport au public littéraire. En ce sens Vincent Tholomé affirme : « Je ne voudrais pas d’un public exclusivement littéraire. Je crois qu’il y aurait trop de déception d’un côté comme de l’autre. Tout ce qu’un public exclusivement littéraire me demande (jusqu’à présent), c’est de parler de la poésie et de son avenir, des revues et de leur importance, etc. Ces questions font tourner en rond la poésie et l’enferment (je trouve) dans un discours réservé à une éliten. »
D’autre part, la « scénarisation » de cette poésie se distingue tout à fait des lectures plus traditionnelles. À la lecture solitaire s’oppose la construction collective d’une œuvre, parfois autour de plusieurs textes. Les auteurs se regroupent et invitent des artistes d’autres disciplines. On pense ici par exemple à la Troupe poétique nomade constituée autour des éditions Maëlström. En effet, cette poésie se veut pluridisciplinaire et la musique, le théâtre ou les arts plastiques y ont souvent une place importante. Par ailleurs, cette recherche explore également les multiples ressources offertes par les nouvelles technologies et notamment la vidéo, dans la construction de l’œuvre tout autant que dans sa diffusion.
Cette poésie performative se joue ainsi des codes de la théâtralité et pense véritablement les outils de son oralisation dès son processus de création. Dès lors, elle modifie aussi le statut du public qui de lecteur/auditeur devient véritable spectateur.

Si cette poésie de la performance semble a priori s’opposer en tous points à une poésie plus traditionnelle dont l’écrit serait le médium premier, il n’y a pas ici de combat entre « les anciens et les modernes ». En effet, ces deux formes de création poétique coexistent véritablement et dialoguent entre elles. Ainsi, dans les multiples manifestations autour du genre, il n’est pas rare d’assister dans un même lieu à ces deux formes d’oralité, ni même de voir un poète passer de l’une à l’autre. Par ailleurs, si les modes d’oralisation et de diffusion de leurs œuvres différent, les poètes dans leur grande majorité n’ont pas renoncé à l’écrit et le livre reste le support privilégié du genre. Ainsi, les textes des « performeurs » sont souvent édités aux côtés de poètes plus traditionnels. Les éditeurs de poésie d’ailleurs conscients de la multiplicité du genre repensent de plus en plus l’objet livre et accordent une plus grande place au dialogue avec les autres arts. Ainsi, ces deux formes d’oralisation poétique, au-delà de leur coexistence représentent véritablement deux visages d’une poésie contemporaine qui ne pourrait être réduite à l’une ou l’autre de ces définitions. Plus de vingt ans après le constat de Jean-Marie Gleize repris en épigraphe, la poésie contemporaine par la multiplicité de son oralisation trouve le moyen de se repenser sans cesse sans pour autant renoncer à son « intégrité ancienne ».

1

À noir. Poésie et littéralité, Seuil, Paris, 1992

2

Sous la direction de Jean-François Puff, Dire la poésie ?, Éditions Cécile Defaut, 2015, p.9.

3

Jean-Claude Pinson, À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pleins Feux, Nantes, 1999.

4

Gaëlle Théval, « Écouter la poésie ? », in Acta fabula, vol. 17, n° 2, Essais critiques, Février-mars 2016.

5

Éric Suchère, « Dire la post-poésie », in Dire la poésie ?, op. cit.

6

Citation de Bernard Heidsieck extrait de l’article de Sara Ben Larbi, « Céline Pardo, Anne Reverseau, Nadja Cohen, Anneliese Depoux, dirs, Poésie et médias : xx-xxie siècle », Questions de communication [En ligne], 24 | 2013, dernière consultation le 20 mars 2016.

7

Vincent Tholomé interviewé par Jan Baetens : http://www.vlrom.be/pdf/994tholome.pdf

8

Bernard Heidsieck dans une interview de Patrick Kechichian, 2004.

9

En 2013, pour les 30 ans de Radio Panik, l’émission Poésie à l’écoute proposée par Mélanie Godin était enregistrée en direct du bar L’Amère à boire. Tom Nisse, Antoine Boute, Luvan et L’Ami terrien y présentaient le Voice Kabinett.

10

Vincent Tholomé interviewé par Jan Baetens, op cit.

PDF
Journal 41
Ce que la lecture cultive
Édito

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie

Le livre comme outil de démocratie

Propos de Joëlle Baumerder recueillis par Baptiste De Reymaeker, coordinateur de Culture & Démocratie

Le mille-feuille de la lecture. Corps lecteur, corps transmetteur

Pierre Hemptinne, écrivain, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de l’AG de Culture & Démocratie

Apport des neurosciences à la problématique de la lecture

Marc Crommelinck, professeur émérite, faculté de médecine, UCL

L’alphabétisation : une question sociale avant tout

Sylvie Pinchart, directrice de l’asbl Lire et Écrire

Un livre c’est une évasion

Gérard de Sélys, ex-journaliste, ex-animateur d’ateliers d’écriture et accessoirement, écrivain

Une fenêtre de papier

Émilie Bender, comédienne

Lire à l’école en Fédération Wallonie-Bruxelles

Hélène Hiessler, chargée de projets de Culture & Démocratie

Oralité et poésie, survivance ou mutation ?

Maryline le Corre, chargée de projets de Culture & Démocratie

Ceux qui lisent. Et ceux qui ne lisent pas

Pascale Tison, écrivaine et réalisatrice radio

Le jackpot* sécuritaire

Roland de Bodt, chercheur et écrivain, membre de l’AG de Culture & Démocratie.

De la géopolitique en 7e professionnelle à l’Institut Sainte-Marie ? Le projet « Next generation please » au palais des Beaux-Arts

Sébastien Marandon, professeur de français
Vincent Cartuyvels, historien de l’art

Petrus De Man

Sabine de Ville, présidente de Culture & Démocratie