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III - Exile et asile

Oser une politique de la bienveillance

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture et administrateur de Culture & Démocratie

12-12-2018

Que devrait être une société bienveillante, accueillante, partagée ? Alors que tous nos responsables entonnent l’air du « vivre ensemble » et cautionnent le traitement inhumain des migrants, leur sort n’est-il pas le symptôme d’une société qui ne veut plus porter secours aux plus faibles, criminalisés ? Cet article propose quelques éléments de réponse en s’appuyant sur l’essai de Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalitén.

Chaque fois qu’il est question d’examiner ce que représente le mouvement du care, né aux États-Unis, arrivé chez nous sous la devise de « prendre soin de soi et des autres », des doutes finissent toujours par surgir : n’est-ce pas le retour du bon samaritain ? Bien sûr, il s’agit d’un mouvement multiple et aux franges duquel s’épanouissent des doctrines du bien-être qui sentent bon le new age, mais franchement, n’est-il pas évident que nous endurons tous les jours un modèle de société qui se caractérise par sa capacité à générer de nouvelles inimitiés, exclusions et souffrances ? Ce système, qui est le nôtre, en âme et conscience, comment le qualifions-nous : de globalement bienveillant ou plutôt malveillant ? Oui, quand on est plongé dedans, il est parfois difficile d’énoncer un avis tranché. Mais certains évènements, parfois infimes, font soudain prendre conscience.

Un soir, assez tard, dans le hall de la gare de Charleroi, un jeune paumé, que d’aucuns qualifieraient de louche ou d’arnaqueur, s’approche d’une jeune femme, sollicite menue monnaie et emprunt du téléphone. Je m’attends à ce qu’il recueille l’habituelle indifférence mais cordialement, la femme lui donne une poignée de pièces et lui prête son smartphone. Surprenante et rare, cette hospitalité toute simple, allant de soi. De même, quand des individus se sont délibérément organisés pour accueillir et soutenir des migrants, n’avons-nous pas été rassurés, n’avons-nous pas repris un peu confiance en la nature humaine ? Ouf, la société dans laquelle nous vivons n’est pas encore complètement rongée par l’indignité. Mais il s’agit d’initiatives individuelles, privées, qui ne traduisent pas le sentiment général qu’installe cyniquement la puissance publique.

Qu’est-ce qu’une société décente avec laquelle nous pourrions être en phase, convaincus qu’elle apporte à chacun l’attention et les soins adéquats ? Cité dans le livre La fin de l’hospitalité, Avishai Margalit répond : « C’est une société dont les institutions n’humilient pas les gens. » Que se passe-t-il avec les migrants ? Ce sont des gens contraints à l’exil pour « s’inventer une vie décente quand cette décence n’existe plus sur le territoire d’ancrage initial » (p. 42). Et que trouvent-ils au final : une indécence encore pire car, au lieu d’être pris en compte et secourus par une société de l’hospitalité, ils se trouvent objets d’un traitement qui va les humilier plus durablement, qui « cherche à effacer leur existence ». Ils vont d’un coup être privés de toute reconnaissance et assimilés à des catégorises de parias, de sous-humains, de dangereux intrus. Tout occupés à appeler au secours – « les migrants produisent des actions de déplacement, de bivouac qui, indirectement, sont des appels au secours » (p. 85) –, la réponse est avant tout « tu n’es pas d’ici ». Ils se heurtent à « des États-nations qui se présentent eux-mêmes volontiers sous un jour victimaire pour discréditer définitivement la demande d’hospitalité qui leur est adressée par une nouvelle population de misérables. L’expulsion et le refus d’hospitalité sont ainsi légitimés. L’État, en s’affichant comme vulnérable et incapable de prendre soin, rend concevable et légitime l’impératif de protection des nationaux. Il faut protéger la société contre celles et ceux qui sont présentés au mieux comme des gueux sans avenir, au pire comme des envahisseurs potentiels, des criminels en puissance, des fauteurs de trouble. » (p. 64) Ce discours est repris par tous les responsables politiques les plus hauts placés.

La problématique des migrants est cyniquement instrumentalisée pour construire un discours sécuritaire supposé flatter un électorat plus nombreux que celui dont les penchants spontanés pousseraient plutôt à accueillir et porter secours. Ce calcul électoraliste, qui donne aussi un sentiment de puissance à celui qui érige, ferme et défend des frontières – et revendique de manière usurpée la propriété du sol sur lequel il se trouve –, sera-t-il le plus rentable à long terme ? Toujours est-il qu’il est l’occasion d’exalter la rhétorique de l’étranger et du territoire national à protéger, sanctuariser. C’est une raison qui « veut essentialiser la différence entre “eux” et “nous” pour produire la division de race, de classe, de genre, de cultures, qui crée le fossé entre les vies d’ici et celles de là-bas. La raison nationale déshumanise l’autre pour en faire un étranger. Créer le différend qui produit la différence, c’est débarquer l’autre et le renvoyer en le considérant comme un sujet inutile et sans ressources, c’est également nier toutes les solidarités engendrées par l’état d’exil et qui font apparaitre une autre France. » (p. 150) Le migrant, l’étranger devient l’ennemi. C’est le sens du discours dominant, des politiques « humaines mais fermes » de Charles Michel et beaucoup d’autres. Il est « l’hôte dont personne ne veut, le membre fantôme qu’aucune hospitalité ne peut faire exister pleinement. […] Il ne fait pas partie de ce que chaque sujet national appelle “les siens”. Personne ne peut renoncer aux siens. Mais cette préférence “naturelle” pour les “siens” met d’emblée à mal l’affirmation d’une justice pour tous. L’hospitalité “naturelle” pour les siens risque de surseoir les conditions d’une hospitalité pour tous. » (p. 179)

À certains endroits, on les voit, ou plutôt on les aperçoit, même sans le vouloir. Certaines images médiatisées aussi les montrent dans leur dénuement considérable. Mais l’essentiel, le plus grand nombre est rendu invisible. Le pouvoir « expulse et enferme par le même geste. Ce geste est tout entier ordonné à un impératif gestionnaire : nous n’avons plus les moyens d’accueillir. Mais cet impératif n’est pas tenu car le pouvoir gère toutefois les vies de ces indésirables : ils sont contrôlés, surveillés, identifiés, retenus dans des camps de rétention, et toutes ces mesures coutent beaucoup d’argent. Alors, pourquoi gérer les indésirables et utiliser l’argent public ? Parce que la biopolitique des populations est devenue envers et contre tout l’idéologie de notre temps. Les réfugiés n’intéressent personne. Ils n’acquièrent d’existence que lorsqu’ils débarquent comme une multitude dont personne ne sait que faire. » (p. 119)

Le dispositif de cette économie est le camp, l’encampement. Il peut, quand il est pris en charge par ceux et celles qui y vivent, devenir la chance d’une nouvelle installation humaine. Mais géré par nos politiques nationalistes en place, il s’agit de tout autre chose : « Les lignes de fuite des populations sont telles que l’État-nation cherche à les capturer pour les dissoudre dans les camps, produisant dans le même geste le secours et le refus de l’accueil. Le camp inscrit la vie étrangère dans la nation et en même temps l’en éloigne. Les dispositifs contemporains de secours ne font entrer les vies dans l’espace national que pour ne pas les accueillir et les maintenir à l’extérieur. Éloigner une vie en la secourant est l’essence du camp. L’hospitalité dévaluée devient secours et n’est plus pensée comme accueil. » (p. 121)

La nécessité présumée de « trier » (le 11 février 2018, le ministre français de l’Intérieur Gérard Collomb réaffirmait cette obligation évidente de devoir trier les migrants, soit d’instituer des individus de valeurs différentes et une justice inégalitaire) entre « migrants économiques » et « migrants politiques » conduit à instaurer des hotspots qui enregistrent les données liées à cette distinction. « Le hotspot devient un instrument de surveillance redoutable dans lequel on force les migrants à déposer leurs empreintes. Il transforme le centre d’accueil en centre de rétention. » Tout cela est globalement présenté dans les médias grand public comme « normal », relevant d’une gestion de bon sens en ces temps de terrorisme, de manque d’emploi, de crise de la croissance… Ce qui laisse le champ à l’implantation décomplexée « d’une biopolitique du secours minimal » qui « devient une disciplinarisation maximale des centres d’accueil. À la séquence secourir et accueillir succède la séquence secourir, surveiller et punir, avec des risques de criminalisation des exilés, qui restent des bannis. » (p. 122)

Mais cela ne concerne-t-il que les migrants sans déteindre sur le reste de la société et la gestion globale des questions sociales ? Il serait étonnant qu’une telle répartition se révèle vraiment étanche ! De même que l’on a pu dire que les camps de concentration ont été des laboratoires efficaces pour développer la division du travail, le travail à la chaine, la manière de clore le statut historique et universel de l’hospitalité comme un devoir s’imposant à tout humain est peut-être révélatrice d’un esprit de non-soin et de non-hospitalité qui entend se généraliser à l’ensemble de la société. Monsieur Théo Francken joue volontiers, dans la partition « eux » et « nous », l’air de notre merveilleux système de protection sociale à défendre contre l’envahisseur. Est-il si merveilleux s’il ne peut être partagé plus largement ? À partir du moment où l’on a réussi à « naturaliser » un principe qui permet d’exclure telle ou telle catégorie d’humains des règles élémentaires de l’hospitalité et du soin, quelle assurance pouvons-nous avoir que l’on n’ira pas plus loin dans le démantèlement de notre sécurité sociale, incarnation des principes de soin et d’hospitalisation ? Les « pulsions de mur » qui se multiplient sont bien « la confirmation tragique de l’effondrement de toute politique de bienveillance en Europe ». (p. 174) Cette pulsion de mur consiste à « faire disparaitre légalement des vies sans les tuer, en les rendant invisibles ». Mais cette manière de faire, expérimentée et poussée dans ses logiques radicales avec les migrants, se transforme en technique qui inspirera celles de contrôles et d’enfermement de toutes les autres catégories de « parias » intérieurs, précaires, fragiles, improductifs, pauvres. « C’est là de plus en plus la façon de traiter la question sociale : faire disparaitre les plus précaires d’entre nous, s’assurer qu’ils ne reviennent pas trop hanter notre cité. » (p. 176) Ce qui ne fait que renvoyer au retour de plus en plus valorisé, médiatiquement et politiquement, de l’enfermement, qui se vérifie par exemple dans les évolutions des raisons d’incarcérer.

Dans ce contexte, il est rassurant de voir des individus s’engager et incarner l’hospitalité. C’est là que les auteurs de La fin de l’hospitalité tirent la sonnette d’alarme. L’hospitalité doit être politique et inscrite dans un projet global de société, revendiquée par les plus hauts représentants de cette société. L’approche du care signalerait cette dimension politique. « Le drame survient cependant lorsque la fonction publique de l’hospitalité est effacée au profit de la seule fonction privée, et c’est ce à quoi nous risquons d’assister aujourd’hui si nous en restons à la seule lecture compassionnelle de l’hospitalité. À penser l’hospitalité comme “contrat” plutôt que comme care, on se prive en effet d’une lecture institutionnelle de l’hospitalité, donc d’une repolitisation pourtant nécessaire de l’impulsion hospitalière, celle-là même engendrée par l’infra-politique des associations dont la perspective politique est d’accréditer la possibilité d’une citoyenneté locale et de redonner ainsi corps à l’affirmation de la ville-refuge. » (p. 202) Ce qui se dessine dans ces engagements en faveur des migrants est probablement l’urgence de repenser les principes de la justice sociale pour l’adapter aux démocraties confrontées à la précarisation galopante, à l’exclusion structurelle et aux flux migratoires. Ce que produisent les associations et les personnes qui s’y engagent sont des « pratiques ordinaires loin de tout héroïsme national. Elles sont proches de l’esprit des théories du care, dans lesquelles le souci des autres et de soi fait signe vers une micropolitique des arrangements entre individus qui transgresse les dualismes établis entre le privé et le public, la sensibilité et la raison, l’éthique et le politique, le local et le national. Une éthique du care pourrait ainsi contribuer à définir la possibilité collective de la bienveillance en la rapportant au souci des autres tel qu’il est pris en charge par des collectifs construisant un monde commun qui n’est pas seulement enclos dans la nation. » (p. 213) Jusqu’où pourrions-nous aller dans ce sens ?

Cet article a été publié une première fois dans la suite en ligne du Journal de Culture & Démocratie n°47, ici.

 

Image : ©Élisa Larvego, Aladin & Marianne, School bus, Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

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Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… jusqu’où irons-nous ?, Flammarion, 2017.