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Dossier

Où sont les réalisatrices ?

Collectif Elles font des films

08-06-2019

Si les étudiantes sont aussi nombreuses que les étudiants dans les écoles de cinéma, force est de constater que les films de femmes sont beaucoup moins diffusés dans les salles. Quelles sont les raisons de cette disparition ? Le collectif Elles font des films tente dans cet article de définir les obstacles rencontrés par les réalisatrices. Dans une seconde partie, elles reviennent sur l’expérience du collectif et propose quelques pistes pour changer les choses.

Les femmes, en particulier les réalisatrices, sont sous-représentées dans la production filmique. Des études statistiques le confirment : les femmes peinent à faire financer leurs films. Et quand elles y parviennent, c’est avec un budget moindre que celui de leurs collègues masculins. Enfin, leurs films sont moins diffusés, moins vus, moins récompensés.
Pourtant, à l’étape de l’école, la parité est présente. L’étude exploratoire Derrière l’écran… où sont les femmes ? menée par Engender et Elles Tournent révèle qu’en option réalisation, le ratio fille/garçon est assez égalitaire, situation qu’on retrouve en France à la Fémis, selon une étude récente du CNC. Mais de la formation à la profession, leur nombre est divisé par deux.
Quand on interroge la presse, les commissions de film, les directeurs d’école de cinéma, les présidents de festival sur ce constat d’évaporation féminine, les problèmes structurels sont le plus souvent éludés. Thierry Frémaux, délégué général du Festival de Cannes, déclare qu’un film doit être exclusivement choisi sur sa qualité. Avec une sélection 2018 à 85% masculine, faudrait-il simplement en conclure que les films de réalisatrices sont sans qualité et, partant, éviter de penser les inégalités dans l’industrie cinématographique ?

Obstacles

Sur base de notre expérience et des réflexions que nous avons pu mener grâce au collectif Elles font des films, nous allons tenter d’éclairer les obstacles importants rencontrés par les réalisatrices, en particulier dans le domaine des longs métrages de fiction, c’est-à-dire là où se conjuguent argent et pouvoir et où les inégalités hommes/femmes sont les plus fortes.
Maternité et vie de famille : Les cas de sexisme où l’on renvoie aux femmes, directement ou indirectement, le présupposé qu’elles seraient moins flexibles que leur conjoint lorsqu’ils ont des enfants en bas âge existent encore aujourd’hui. La conciliation prétendument difficile entre vie personnelle et un métier dont les horaires sont très contraignants est un obstacle qui est trop facilement brandi pour cacher tous les autres. Les réalisatrices sans enfants se confrontent aux mêmes difficultés que les autres et, par ailleurs, nombre d’activités difficiles concilient les deux sans que cela pose question alors qu’elles sont à forte présence féminine, qu’ils s’agissent des infirmières de nuit ou des hôtesses de l’air !
Discrimination : Les chiffres sont révélateurs. En Belgique, de 2010 à 2015, le Centre du Cinéma a soutenu 100 productions de longs métrages portés par des hommes et 25 par des femmes, soit 20% au total. Sur les 225 films que Wallimage a cofinancé en 14 ans, de 2002 à 2015, seuls 11,5% sont des films de réalisatrices. Quand Jeanne Brunfaut, directrice du Centre du Cinéma, est interpellée sur les inégalités hommes/femmes en regard des aides allouées par la Fédération Wallonie-Bruxelles, elle met en cause le faible nombre de films déposés en commission, sans relever que ce résultat est justement la manifestation flagrante d’un système global qui met à l’écart les réalisatrices !
Dès l’étape de la recherche de producteurs, les femmes sont remises en question sur leur capacité à diriger une équipe ou à porter un projet ambitieux. Il n’est pas rare que les producteurs demandent à entourer la réalisatrice d’une équipe aguerrie pour combler son prétendu manque d’expérience, ou qu’ils imposent des membres afin de la contrôler à distance. Cela sape son autorité auprès de son équipe et l’empêche de mener son projet comme elle l’entend. On voit la perversité en terme de processus : les réalisatrices sont d’emblée suspectées de pouvoir faillir et en construisant l’idée de la faille, on en conclura, si l’échec se présente, à la vérité de son existence. Un sexisme intégré qui évoque à sa façon la crâniométrie, science idéologique qui sollicite la différence physique pour expliquer les comportements et justifier les rapports de domination.
Plus généralement, nous constatons qu’il règne sur les plateaux de cinéma un climat hostile aux femmes. Beaucoup de cinéastes ont rapporté que les équipes de tournage sont très dures avec les réalisatrices qui subissent une forme de bizutage. Et le harcèlement sexuel et psychologique que subissent les techniciennes et comédiennes est monnaie courante, comme le dénoncent les témoignages révélés par #MeToo et la plateforme belge « Paye ton tournage ».
Phénomène auto-limitant : Ce manque de confiance inculqué aux femmes, depuis longtemps et de multiples façons, empêche nombre d’entre elles de se lancer, notamment dans les projets de longs métrages de fiction qui nécessitent de gérer des équipes et des fonds importants. Ce constat n’est pas sans résonance avec un autre aspect auto-limitant : une femme attendra d’avoir un dossier « parfait » avant de le soumettre à des tierces personnes car la réalisatrice a intégré que la moindre zone de faiblesse dans sa présentation donnera matière à ceux qui ont tendance à mettre en doute ses capacités.
Le plafond de verre : Le passage au deuxième film est pointé comme un moment de blocage dans la carrière des femmes cinéastes. En Belgique francophone, les réalisatrices à avoir fait au moins deux longs métrages sont très peu nombreuses (une petite dizaine), et il n’est pas rare que dix ans s’écoulent entre le premier et le deuxième. On comprend que certaines déclarent forfait et préfèrent se consacrer à des métiers plus satisfaisants. Pour les femmes, c’est comme si l’expérience ne jouait pas. Elles peuvent avoir été sélectionnées et primées dans des festivals pour leur premier film, tout est à recommencer. Alors que la logique veut que l’on obtienne un budget plus important pour le deuxième film, les femmes se heurtent plutôt à un plafond de verre.
Le manque de réseau : Les femmes ne sont pas conviées dans les cercles d’influence. Elles ne bénéficient du coup pas de ces leviers pour faciliter la mise en œuvre de leur projet et lui donner de la visibilité.
Invisibilité : Moins présentes dans la production cinématographique, les femmes sont également moins sélectionnées en festival et encore moins nombreuses à être récompensées. Les critiques en sont aussi responsables. Pour juger le travail des cinéastes femmes, les formules condescendantes et péjoratives sont légion : « film inabouti », « elle n’a pas les moyens de ses ambitions », « on attend de voir ce qu’elle fera sur le prochain ». La femme réalisatrice n’est pas considérée comme une artiste, mais comme une apprentie, quels que soient son âge et son expérience. À nouveau, elle est le plus souvent critiquée en tant que femme, au lieu de l’être – à l’instar de ses collègues hommes – sur des critères artistiques. Rappelons-nous du révoltant « Les films de femmes déçoivent », titre d’un article du journal Le Soir critiquant deux films du Festival de Cannes réalisés par des femmes.
Aujourd’hui, avec le mouvement #MeToo, nous entendons Thierry Frémaux déclarer que les films réalisés par des femmes sont un phénomène de mode. La moitié de l’humanité serait donc une question d’air du temps ? Serions-nous un effet voué à passer, à l’instar de la mode ? Cela doit nous rendre encore plus engagées, parce que la mise en lumière des films de femmes ces deux dernières années pourrait se réduire face à la puissance des inégalités structurelles.

À terme, il faudra effacer les frontières entre les films de femmes et les autres films pour uniquement valider le talent artistique selon des critères esthétiques, philosophiques, politiques et idéologiques.

Le regard des femmes

Les femmes réalisatrices sont trop peu présentes et le paysage audiovisuel s’en trouve appauvri. « Les films de femmes » – expression discutable s’il en est – ne correspondent pas à un genre cinématographique ou à une pensée unique : ils renvoient à des subjectivités plurielles. Depuis des décennies, le cinéma, particulièrement le cinéma commercial, est dominé par les hommes offrant une représentation des personnages féminins réductrice bien connue : soit maman, soit putain. Pour contrer et modifier les stéréotypes induits par le « regard masculin » – male gaze en anglais, qui impose au public d’adopter une perspective d’homme hétérosexuel –, il faut, entre autres, intégrer les multiples figures féminines que les femmes cinéastes (re)présentent. Les habitudes des spectateurs sont en train d’évoluer avec notamment la jeune génération qui ne se laisse plus convaincre par des films avec des personnages féminins monolithiques. À terme, il faudra effacer les frontières entre les films de femmes et les autres films pour uniquement valider le talent artistique selon des critères esthétiques, philosophiques, politiques et idéologiques.

Comment agir ?

Le 12 mai 2018, lors d’un tapis rouge au Festival de Cannes, 82 personnalités internationales du monde du cinéma ont dénoncé les inégalités dans l’industrie du cinéma rappelant que seules deux femmes ont reçu la prestigieuse Palme d’or, Jane Campion (ex æquo) et Agnès Varda (honoraire) pour 71 réalisateurs primés. Et seulement 12 femmes ont présidé le jury.
Suite à cette prise de parole largement médiatisée et à l’initiative du collectif 5050×2020, une charte pour la parité et la diversité dans les festivals de cinéma est signée par le Festival de Cannes ; suivent Venise, Annecy, Toronto, Berlin et en Belgique, le FIFF. Les festivals s’engagent à améliorer la parité au sein de leur direction et de leurs comités de sélection à l’horizon 2020 et à publier des statistiques genrées.
En septembre 2018, Françoise Nyssen, alors ministre française de la Culture, a annoncé la mise en place en 2019 d’un bonus de 15% dans les subventions du CNC pour les films dont les équipes ont des femmes à des postes clé, avec un système de points (moins d’un film sur six répondrait actuellement aux critères pour toucher ce bonus). Cette annonce s’inscrit dans un ensemble de mesures concrètes pour instaurer la parité dans le cinéma : mise en place de statistiques genrées pour les dossiers d’agrément du CNC, charte de bonnes pratiques. Le bonus a d’ailleurs vocation à disparaitre « lorsque la parité sera installée ».

Un collectif de 120 professionnelles du septième art s’est exprimé sur la question des quotas dans une tribune publiée dans le journal français Le Monde le 1er mars 2018 : « Certains diront que le seul critère de sélection doit être le talent. Cependant le talent n’est pas qu’un don reçu au berceau, mais également le fruit d’une éducation et d’une construction sociale dans lesquelles les femmes restent encore désavantagées par rapport aux hommes. À moyens égaux, le talent le sera aussi ! »
Certains pays ont amorcé depuis longtemps le changement de cap vers une politique culturelle plus paritaire. L’Institut du Film Suédois (SFI) a établi un « Plan d’action égalité » sur 4 ans (2012-2016), et a atteint, grâce à un système de quotas, l’objectif de 50% d’hommes et de femmes dans les longs métrages de fiction. Anna Serner, directrice du SFI, propose d’évaluer les projets selon trois axes : urgence, originalité, compétence. Sur le critère de l’originalité, les films portés par des femmes, mais aussi ceux portés par des personnes issues des minorités, se positionnent très bien. Au Canada, l’organisme RÉ (Réalisatrices Équitables) se donne pour but d’atteindre l’équité pour les femmes dans le domaine de la réalisation au Québec et de veiller à la répartition équitable des fonds publics destinés au cinéma, à la télévision et aux nouveaux médias. En Allemagne, l’association Pro Quote se bat elle aussi très activement pour une parité dans l’audiovisuel.

Elles font des films

En Belgique francophone, le collectif Elles font des films est né d’un mouvement de colère et d’indignation. En mai 2017, la Fédération Wallonie-Bruxelles lance l’opération 50/50 : une année de célébration du cinéma belge à l’occasion des 50 ans des aides publiques à la création cinématographique. Sur la photo de famille ne figurent que six réalisatrices sur 41 cinéastes, image frappante de l’inégalité entre les femmes et les hommes dans les budgets de l’argent public en Belgique. Les réalisatrices révoltées décident donc de prendre une autre photo pour rendre visibles quelques-unes des nombreuses femmes qui réalisent des films en Belgique francophone, et qui ont besoin de financement et de diffusion. Leur mot d’ordre est : « 50/50 : où sont les femmes du cinéma belge francophone ? Les réalisatrices se rassemblent pour dénoncer une sous-représentation et réclamer la parité. » En quelques jours, elles sont 142 à signer un court manifeste. Le collectif Elles font des films s’est élargi aux professionnelles de l’audiovisuel (y compris les scénaristes, techniciennes et comédiennes) et compte aujourd’hui plus de 200 membres.

Au bilan du Centre du Cinéma en 2018, le collectif interpelle le monde politique et l’administration : « Nous faisons des films, mais nous sommes aussi enseignantes, spectatrices, femmes et citoyennes. Les études révèlent que les femmes sont aujourd’hui les plus présentes dans les salles obscures. Il est temps qu’elles le soient à l’écran et derrière la caméra. Il est temps que cette majorité silencieuse ait enfin un cinéma qui la représente ! »
Le collectif a rencontré à plusieurs reprises la ministre de la Culture Alda Greoli qui souhaitait présenter un décret « parité » fin 2018. Elle s’est engagée à débloquer des fonds pour la production de statistiques genrées trimestrielles, à mettre en œuvre la parité des instances d’avis de la Commission du film et l’alternance homme/femme des présidents des commissions. En revanche, la ministre ne reprend pas l’idée d’Elles font des films d’instaurer un bonus similaire à celui du CNC car, selon elle, la proposition devrait être étendue aux autres secteurs et exigerait de débloquer des fonds trop importants. On le voit, notre lutte doit se poursuivre pour que les bonnes intentions soient suivies de résultats concrets.

Alors, comment agir ? Pour changer les choses et atteindre la parité, et avec elle la diversité, nous devons agir collectivement. Au sein d’Elles font des films, les différentes générations de professionnelles de l’audiovisuel se rencontrent, partagent leurs expériences et s’entraident, ce qui favorise l’émergence de nouveaux talents et confirme les talents existants. Notre objectif commun est de changer les processus qui produisent des inégalités et de faire tomber les
obstacles qui entravent nos carrières, pour prendre notre juste place dans le paysage cinématographique belge et international. Cela passe par la prise de conscience et par l’action volontaire de l’ensemble des partenaires, dans les cadres de la formation, de la production et de la distribution.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2011

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