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Dossier

Out & High - Quelques clefs sur la question du populaire dans les arts plastiques

Joël Roucloux
Enseignant en histoire de l’art (UCL), membre-expert du Conseil des Musées (FWB), essayiste (Histoire des idées politiques), membre de Culture & Démocratie

25-05-2021

« Méditer sur les distinctions entre art savant et art populaire revient toujours à interroger les frontières de l’art tout court. » Comment ces interrogations ont-elles traversé l’histoire contemporaine dans le champ des arts plastiques ? Joël Roucloux donne ici quelques balises, en s’arrêtant notamment sur le travail du critique d’art Champfleury, auteur d’un essai sur l’imagerie populaire, qui, en portant l’attention sur les arts non académiques comme les images d’Épinal ou l’artisanat, influencera tant les artistes « savant·es » français·es que les historien·nes de l’art après lui.

 

On m’a chargé de l’« introduction historique » à la dialectique du savant et du populaire dans les arts plastiques. Quand j’écris « on m’a chargé », je cherche un peu à me défausser car enfin je ne suis pas complètement étranger au sujet de ce dossier et c’est moi-même qui me suis chargé de découper ce sanglier (le sujet de l’article) et de vous le cuisiner. Comment faire ? Par quoi commencer ? Quels mots utiliser ? Ce qu’il conviendrait peut-être de définir d’emblée, c’est ce que peut bien vouloir dire une introduction historique. Il ne s’agira pas dans mon chef de faire une visite guidée à l’ancienne où un prétendu sachant, un supposé bon berger, guide son troupeau de jalons historiques en jalons historiques comme si c’était autant de stations nettes, incontournables et se succédant dans un ordre linéaire. Il s’agirait plutôt de dégager des pistes, de donner conscience de quelques pièces du puzzle, de jeter des clés sur la table dans le désordre sans prétendre détenir le trousseau. J’ai été aidé dans ma tâche par les intéressants débats qui ont précédé ce dossier et plus particulièrement par la remarque d’une personne selon laquelle les artistes se seraient presque toujours inspiré·es des formes populaires. Toute la nuance est dans ce bel adverbe qui a récemment fait l’objet d’une chanson d’Alain Souchon.

En réalité, il n’est pas certain que l’on trouverait de nombreux exemples en remontant beaucoup au-delà de 1800. La question des relations entre un supposé « art savant » et un supposé « art populaire » peut être, au moins dans un premier temps, circonscrite à l’intérieur de ce que l’on appelle par convention l’Époque contemporaine. Ce qui est certain, c’est que cette question fait régulièrement l’actualité des expositions. Parmi les évènements culturels perturbés par la crise sanitaire, il y avait ainsi l’exposition Folklore du Centre-Pompidou Metz réalisée en collaboration avec le MUCEM de Marseille. Le Journal des Arts de l’été 2020 en a rendu compte sous le titre « Quand le folklore inspire les artistes d’hier et d’aujourd’hui ». Dans son compte-rendu, Itzhak Goldberg lâche ce bémol : « Trop vaste, peut-être, à commencer par le titre. » Le chroniqueur aurait préféré un titre tel que Le folklore et l’art ou encore Le folklore dans l’art. Je n’ai pour ma part ni vu l’exposition ni consulté le catalogue. Mais le caractère provocateur du titre me saute en revanche aux yeux. Dénommer une telle démarche Folklore, c’est mettre volontairement les pieds dans le plat, peindre ironiquement en lettres dorées le mot qui embarrasse et que l’on n’a cessé de vouloir contourner en lui préférant généralement l’expression « arts et traditions populaires ». S’il est vrai qu’un bon titre est celui qui fait réagir et réfléchir, ce titre me parait au contraire excellent.

Dans l’histoire des expositions, un évènement apparemment du même type se dégage comme un repère : c’est l’organisation par le Museum of Modern Art de New York en 1991 de l’exposition High & Low. Modern Art/Popular Culture. La page de titre est déjà tout un programme puisque le graphisme choisi exprime des chassés croisés qui sont aplatis et trahis par la référence bibliographique standard. De fait, tout le catalogue met à l’épreuve, déconstruit le dualisme et la hiérarchie apparemment proclamés par le titre : le « haut » et le « bas » se retrouvent… sens dessus dessous. Nous ne sommes pas n’importe où ni à n’importe quel moment : le MOMA n’est rien moins que le temple central de l’écriture de l’histoire de l’art moderne et contemporain au XXe siècle, celui par rapport auquel on ne peut que se situer. Pour le coup, j’ai sous la main cette pièce décisive du puzzle (le catalogue d’exposition) et il faudrait bien des pages pour la décrire. Sa structure est toutefois relativement simple : « Words » ; « Graffiti » ; « Caricature » ; « Comics » ; « Advertising ». Trente ans plus tard, cette exposition est devenue un « classique ». Mais elle n’aurait elle-même jamais vu le jour sans la révolution du regard et du gout qu’a constitué vers 1960 l’émergence du pop art.

Les expositions Folklore de 2020 et High and Low de 1991 parlent apparemment de la même chose : du rapport des artistes à un ailleurs de l’art in. Les jeux de miroir entre les prétendus high et low impliquent d’autres jeux de miroir : entre un art supposé in et un autre qui serait out. Un autre point commun entre les deux expositions est de transgresser allègrement la frontière entre art moderne et art contemporain, laquelle est supposée s’être jouée vers 1960. Pour le reste, le contenu des deux expositions contraste : leurs corpus ne se recouvrent pas. Supposons que j’enferme tou·tes les artistes, auteur·ices et thématiques des deux expositions dans un même continent et que j’appelle ce dernier Out & Low. Ce serait une vraie auberge espagnole ! En fait, le rapport d’un·e artiste russe « néo-primitiviste » (comme Larionov) vers 1910 aux traditions populaires slaves et le rapport d’un·e artiste pop art vers 1960 à la publicité ou aux comics sont très différents. Expliciter la différence obligerait à visiter les concepts d’authenticité, de kitch et de second degré. On ne sort de ce dédale que pour basculer dans un autre : méditer sur les distinctions entre art savant et art populaire revient toujours à interroger les frontières de l’art tout court.

Voit-on plus clair au XIXe siècle ? Dans le domaine francophone, au moins un auteur se dégage d’emblée : Champfleury. De plus, le XIXe siècle français permet de clarifier ce par rapport à quoi on se situe et s’oppose : l’art officiel se présentait comme étant LE Grand Art, le In & High. Il y a dix ans, Bernard Vouilloux consacrait un ouvrage au grand critique d’art avec un titre plein de promesses et de paradoxes : Un art sans art. Champfleury et les arts mineurs. Ici encore, le titre sonne comme une provocation ! Mais sapristi, plus personne n’ose parler aujourd’hui d’« arts mineurs » surtout sans guillemets ! On retrouve ici la dialectique entre le high et le low déjà rencontrée à New York. Vouilloux étudie et rappelle le mépris des frères Goncourt pour leur collègue, écrivain et critique d’art. Pour ces derniers, l’intérêt de Champfleury pour les images d’Épinal et les faïences populaires de la Révolution rabaissait l’art au rang de « l’art d’accommoder les pommes de terre ». Voilà qui me fait immédiatement penser à une autre formule – de Dostoïevski – qui avait fait sursauter Alain Finkielkraut dans les années 1980 au point de dénoncer à son propos « une défaite de la pensée » : « Une paire de bottes vaut Shakespeare. »n

Depuis 1800, l’« art populaire » se présente régulièrement comme une alternative, une ressource pour redistribuer les cartes mais il peut aussi faire l’objet d’instrumentalisation et d’idéalisation mortifères.

Une certaine ouverture, un certain pluralisme se voient régulièrement accusés de conduire à un relativisme radical où tout se vaut, où plus rien ne peut être évalué, où la notion même de qualité en art n’a plus lieu d’être. En réalité, l’une des phrases les plus significatives de l’essai de Champfleury sur l’imagerie populaire était beaucoup plus nuancée : « J’entends qu’une idole taillée dans un tronc d’arbre par les sauvages est plus près du Moïse de Michel-Ange que la plupart des statues des Salons annuels. »n Loin de justifier un relativisme radical – qui eût consisté à donner toute l’œuvre de Michel-Ange pour une seule image d’Épinal –, la formule de Champfleury frapperait plutôt aujourd’hui par sa timidité. On est aussi surpris par la digression : qu’est-ce que les prétendues « idoles des sauvages » peuvent bien avoir à faire avec l’imagerie d’Épinal? On n’en est ici qu’aux prémices du courant vaste et varié que l’on a appelé le « primitivisme » : il serait anachronique de reprocher à Champfleury de tout mélanger. Vingt ans plus tard, Gauguin procédera au même amalgame : rapprocher de façon élogieuse les sabots bretons et les « idoles » extra-occidentales (d’abord du Pérou, puis d’Océanie). Le point commun pour Champfleury entre toutes sortes de pratiques artistiques que nous distinguerions résolument aujourd’hui, c’est la taille directe du bois en sculpture et en gravure. En préférant l’imagerie lorraine à la statuaire du Second Empire, le critique d’art veut dire tout simplement qu’il préfère une « maladresse » sincère et inspirée à la routine des « fausses traditions ».

L’influence de Champfleury est considérable et double : elle a stimulé, d’une part, la démarche primitiviste chez les artistes savant·es français·es, et d’autre part, l’étude de l’art populaire par les historiens·nes de l’art universitaires. Octobre 1928 apparait ici comme un autre repère important avec le premier Congrès international des Arts populaires à Prague sous l’égide de la Société des nations. J’ai sous la main le numéro spécial de L’Art vivant consacré à cet évènement. On ne tourne pas ces pages sans frémissement car la tragédie va bientôt s’abattre sur plus d’un pays envisagé dans la revue. Je les cite dans l’ordre des articles : France, Maroc, Allemagne, Égypte, Autriche, Esthonie [sic], Suisse, Italie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Pologne. On est surpris par l’absence des pays scandinaves. Il serait facile de montrer que ces divers pays n’ont pas eu besoin de Champfleury pour s’intéresser à leurs arts et traditions populaires. L’essai de 1869 sur l’imagerie populaire vient en fait très tard si on le compare au grand mouvement européen de redécouverte des folklores associé à la notion particulièrement polysémique de « romantisme ». Champfleury est important pour expliquer le rôle internationale joué par plusieurs savant·es français·es au XXe siècle alors même que la France est loin d’avoir été pionnière sur ces questions au XIXe siècle. Le critique d’art parait comme à l’intersection de deux nébuleuses culturelles qui ne définissent pas le peuple tout à fait de la même façon : le « réalisme » et le « romantisme ».

Champfleury est aussi crucial pour comprendre le concept de troisième voie que je propose au sujet de sa démarche. La France du XIXe siècle est le pays par excellence de l’affrontement entre « art officiel » et, si l’on veut, « art contestataire ». Pourquoi Champfleury cherche-t-il en 1869 une alternative à l’art académique dans les couleurs selon lui délicieusement bariolées de l’imagerie paysanne ? Pourquoi ne consacre-t-il pas, comme le jeune Émile Zola à cette époque, toute son énergie à défendre les jeunes artistes rebelles qui ont pris fait et cause pour Manet et qui vont bientôt « fonder » l’impressionnisme ? Pour éclairer cette question centrale, il faudrait un livre : plonger dans les débats artistiques des dernières années d’un Second Empire dont personne n’imagine qu’il va s’effondrer quelques mois plus tard. Il faudrait parler des relations de Champfleury avec Courbet, avec George Sand, avec Manet et avec Baudelaire (décédé en 1866). Toutes les cartes vont bientôt être redistribuées. Une révolution artistique et une révolution du regard vont précipiter au purgatoire l’art qui se croyait jusque-là high et in (l’art « officiel »). Parmi tant de bouleversements à venir, il en est un qui eût à mon avis particulièrement surpris Champfleury et dont il ne peut selon moi (mais il faudrait le prouver) être tenu pour « coupable » : c’est le fait que l’authenticité supposée de l’art populaire va un jour être opposée au nouvel art savant ; l’« art moderne ». « Populaire » pourra alors rimer avec « réactionnaire ».

Ce survol aura, j’imagine, rendu les lecteur·ices plus embrouillé·es et perplexes qu’il·elles ne l’étaient au début. J’espère avoir tout de même fait passer l’idée que les dialectiques de l’art populaire et de l’art savant, de l’art moderne et contemporain sont enchevêtrées. Une discipline prétend cependant rendre compte de ces interactions : c’est l’histoire de l’art en tant qu’histoire du regard. Cette discipline est caractérisée par son relativisme méthodologique. Elle ne peut que déplaire à ceux et celles qui pensent une frontière claire et nette sépare et a toujours séparé le « kitsch » de l’« authentique ». Cette frontière n’a cessé de se redéfinir, de se déplacer et même de s’inverser. Si la génération des artistes et critiques américain·es des années 1960 s’est révoltée contre la critique dite « moderniste », c’est parce qu’elle reprochait à cette dernière de croire trop dogmatiquement à ce mur. L’art abstrait dominant des années 1950 lui apparaissait en somme aussi ennuyeux que la statuaire des années 1860 aux yeux de Champfleury.

Depuis 1800, l’« art populaire » se présente régulièrement comme une alternative, une ressource pour redistribuer les cartes mais il peut aussi faire l’objet d’instrumentalisation et d’idéalisation mortifères. La récente exposition Folklore de Metz créait un choc pour réfléchir sur cette ambivalence : elle abordait aussi sûrement le cas de Kandinsky que celui de Pétain.

Image : © Marine Martin

 

À lire en ligne : « Art & Craft. Artisanat et culture populaire » un texte de Thibault Scohier sur William Morris, poète et écrivain contemporain de Champfleury et ardent défenseur de l’artisanat.

1

Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard,1987. Le chapitre intitulé « Une paire de bottes vaut Shakespeare », p.149-160, attaque le « relativisme postmoderne » de la formule du populisme russe.

2

Champfleury, Histoire de l’imagerie populaire, E. Dentu éditeur, 1869.