Ouvrir de nouveaux lieux communs

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

13-11-2017

Ascanio Celestini est un poète et conteur italien. L’acteur belge David Murgia a favorisé la diffusion de son œuvre en Belgique, une œuvre qui interroge les notions de nation, de domination et qui entend susciter la redécouverte de nouveaux lieux communs.

Alors c’est bien vrai ? Il n’aura pas fallu attendre trois mille ans pour que David rencontre Ascagne. David, c’est le plus jeune. Il a tourné quarante jours dans le désert. Il connaît l’antre du soleil et le crépitement des pierres rôties à la fournaise du grand midi, au déglacement de la lune. Il a l’œil rieur, le talon agile, la barbe envoûtée comme la forêt des songes, aux plus courtes nuits de l’été. Il est malin comme un ange et frondeur à toute heure. Ascagne c’est l’aîné, fils d’Énée. Toute son enfance a été bordée des embruns de la Méditerranée: Troyen par héritage et Carthaginois dans ses rêves les plus intimes, il est, des Romains, le premier. Tous ses amis vous le confirmeront : Ascanio ? Plus romain que lui, tu meurs!

David dans le jardin d’Ascagne
Par-delà les frontières, Ascagne et David sont de la même nation, celle des poètes qui terrassent les titans, au dérobé de la langue. Ils n’ont pas d’arme : leurs outils sont des mots ciselés et leurs traits sont tendus de grammaire. Ils lancent des pelures de langage sous les pieds des géants, qu’ils renversent sur le dos, par ces tours malicieux. C’est tout le désordre du monde qui se trouve ainsi exposé, sous un jour de vérité parfois inattendu. À vrai dire, ils s’amusent !

David, ici, c’est David Murgia, acteur. Tandis qu’il suit l’enseignement de l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire de Liège (ESACT), il découvre son aîné, Ascanio, au Festival de Liège.

Ascagne, ici, c’est Ascanio Celestini, poète et grand raconteur de ces poèmes comme on conte des histoires. Il appartient à une tradition orale, de haute lignée populaire, dont Dario Fo reste, dans les cœurs de ses concitoyens, l’une des figures les plus emblématiques et dont la pratique rayonne au-delà des mers.

À la faveur de Jean-Louis Colinet, directeur du festival de Liège, David rencontre Ascanio. En 2013, il incarne les Discours à la nation, qu’il crée en français. Un seul en scène à deux voix : David et le guitariste Carmelo Prestigiacommo. C’est un montage de petites formes dont certaines avaient été écrites et aussi utilisées déjà par Ascanio pour des interventions à la télévision italienne. D’autres sont originales ; elles ont été écrites pour former une conduite opérative de ces discours qui détournent les formes du discours officiel adressé traditionnellement à la nation par les autorités politiques. Une édition est accessible.

Ils ont donné deux cent cinquante représentations en Wallonie et à Bruxelles, en Flandres, en France et en Suisse, etc. Ils espèrent jouer les Discours à la nation en Espagne, au Chili, et créer une version appropriéen pour l’Afrique. Ils joueront aussi en Belgique et en France, à de nombreuses reprises au cours de l’année 2018.

Ce qu’est la nation dans ce jardin
Ce sont des histoires, nécessairement, mais elles sont aussi nécessairement adressées à la nation. Une nation imaginaire de tous ceux qui mettent leurs talents au service du pouvoir, qui en souffrent, qui intègrent les structures de raisonnement du pouvoir et qui ne voient pas comment s’en dégager, parce que la domination économique aujourd’hui envahit tous les lieux communs et que ces lieux communs, qui devraient être des lieux de souveraineté des êtres sur eux-mêmes, sont devenus des lieux de conquêtes occupés par les langages dominants. C’est sur ce terrain du renversement du langage dominant que David et Ascanio travaillent, dans les Discours à la nation. Par ces glissements audacieux du langage, les portes des jardins d’Ascanio (ses textes) ouvrent des possibilités nouvelles d’inventer les lieux communs qui peuvent nous aider à nommer le monde, à présent; à (re)construire une pensée commune qui n’est pas au service de la domination économique ; à prendre une place souveraine dans l’utilisation du langage au service de notre destinée commune, loin des frontières nationales admises.

Il faut revenir un moment sur cette notion de nation. Il ne s’agit pas des nations telles que nous les pratiquons dans nos institutions européennes ou internationales. La notion de nation n’oppose pas ici les peuples aux peuples ou les cultures aux cultures. Elle use autrement de ce concept et se construit du point de vue de l’observation des phénomènes économiques qui traversent les populations : il y a la nation de ceux qui dominent et la nation de ceux qui favorisent cette domination en espérant y être récompensés ; il y a enfin la nation – la plus peuplée – de celles et ceux qui sont soumis ou rejetés ou exclus par le système de domination économique et ceci dans tous les pays du monde.

À ces derniers est consacré un autre spectacle, appelé Laïka (Ascanio/David – traduction française à destination de la scène par Patrick Bebi) et qui, à la différence du premier spectacle, revisite l’ordre du discoursn au départ de la parole des laissés-pour-compte et des exploités. Laïka a été créé la saison dernière et sera joué au Théâtre national de Belgique à la rentrée 2017-2018n .

Dépaysement
Même auteur, autre lieu et autre spectacle : Dépaysement. L’auteur et le traducteur, face à face sur le plateau. L’œil de Patrick guette l’œil d’Ascanio qui guette l’œil de Patrick qui le guette. Il faut toute une ligne pour l’écrire mais, dans la vie du plateau ce soir-là, cela ne dure pas un instant. Et au moment où Patrick s’y attend le moins – pourtant, il n’y a rien de plus prévisible, puisqu’ils l’ont répété tant et tant – Ascanio lance un trait de sa façon, dans une langue italienne inimitable. Patrick ne se laisse pas démonter, il considère le geste, observe la cible, évalue le trait et traduit en français. ici encore, il faut plus d’une ligne pour l’expliquer mais dans la réalité de la vie vécue par les deux êtres – côte à côte et face à nous (le public) – cela ne prend pas un instant. Quand j’écris que Patrick traduit, c’est la vérité et aussi ce ne l’est pas vraiment ou pas seulement. C’est-à-dire qu’il fait le même geste, en français mais d’une certaine manière il nous le donne à voir. Peut-être qu’il en fait presque imperceptiblement un commentaire, par une variation de la voix ou l’accentuation d’une tonique choisie et c’est alors tout un espace qu’il nous ouvre. Et Ascanio n’est pas dupe de cette traduction-trahison. À vrai dire, j’ai le sentiment qu’il l’attend ; il serait terriblement déçu que Patrick le traduise comme les voix-robots de la gare ou de l’aéroport. Ce n’est pas un surtitrage qui apparaîtrait comme une aporie, une impasse, de la traduction de la langue d’Ascanio.

Entre eux, c’est une joute aussi. Avant que Patrick ait fini de traduire-en-montrant, Ascanio envoie un autre trait et celui-ci est plus long. Il virevolte et provoque ennuagements de langage que Patrick traduit, dans l’enchevêtrement de leurs voix dont les rythmes et les figures tiennent de la fugue. Par moments, je ne sais plus distinguer qui est le contrepoint de qui, qui joue la basse, qui mène le chant, tant ils se répondent l’un à l’autre et y compris dans l’unisson ou le tutti. Pourtant ils disent la même chose. Mystère de l’art, même s’il n’y a pas de doute sur le fait qu’Ascanio est le premier violon et que Patrick travaille sur l’entendement général de la démarche d’Ascanio. Alors, nous devons reconnaître qu’à deux, ils nous offrent un spectacle tout à fait original et unique, parce qu’il n’est pas imaginable en italie où Ascanio dit lui-même ses propres textes en italien, sans traduction. Voici un renversement du jeu des frontières : pauvres italiens qui sont privés de ces sonates à deux voix !

Il ne s’agit pas des nations telles que nous les pratiquons dans nos institutions européennes ou internationales. La notion de nation n’oppose pas ici les peuples aux peuples ou les cultures aux cultures.

Patrick, c’est Patrick Bebi, metteur en scènen et comédien, pédagogue à l’École d’acteurs du Conservatoire de Liège (ESACT). Il joue aussi dans le spectacle Les Fils de Hasard, Espérance et Bonne Fortune [lire article Se souvenir d’où l’on vient] qui tourne cette saison. Dans Dépaysement, il joue également avec Violette Pallaro.

Un chant révolutionnaire ?
Cette musicalité qui m’apparaît si importante dans le travail qui noue, dénoue et renoue ces enchevêtrements de l’écriture-profération (Ascanio) et de la traduction-monstration (Patrick), j’ai le sentiment d’entendre des figures musicales qui tiennent du prêtre rouge (Vivaldi) et pas seulement dans ses œuvres les plus connues : la rapidité d’écriture, les résolutions hâtives, les ruptures précipitées, les cadences soutenues, la légèreté du ton, la profondeur de la conduite de la pensée, une certaine frugalité dans les moyens, pas trop de répétitions répétitives (les pires), brillant dans les nécessités mais sans trop de frais, étonnant souvent, ennuyeux presque jamais !

Non seulement le contenu de l’écriture d’Ascanio Celestini justifie l’œuvre mais la forme et les moyens artistiques mobilisés dans la sobriété généreuse de sa double profération (initiale et traduite) et dans l’écart potentiel de cette double profération tiennent du grand art. C’est une haute gastronomie du théâtre. Et cette haute gastronomie est fondamentalement révolutionnaire parce qu’elle génère des plaisirs au niveau des langages qui défient toutes les frontières culturelles et toutes les stratifications stérilisantes de la pensée économique dominante : tina, tina, tina, tina… lorsque l’avidité de quelques-uns appauvrit l’ensemble des possibles de l’humanité humaine.

Encore faudrait-il évoquer les musiciens ou les compositeurs qui sont associés à ces mises en théâtre : Carmelo Prestigiacommo et Gianluca Casadei, compositeurs et interprètes, Maurice Blanchy, accordéoniste. Car, dans l’embrasement de nos âmes, de notre raison ou de nos consciences, ils ne sont pas sans exercer des charmes qui font écho à ces musicalités de la langue. Mais cela nous entraînerait au-delà des limites que je m’impose, ici.

De ce que sont les frontières dans ce jardin
L’écriture d’Ascanio est telle un jardin. Il est un grand chef, comme on dit dans les restaurants. Il pétrit la langue comme d’autres travaillent les pâtes aux saveurs de pains. Ce sont de grands mijotés du verbe qu’il nous sert. Il faut être fin connaisseur pour y reconnaître les épices, les condiments. Et nous ne saurions évoquer ses textes sans en décrire les tanins, les âpretés ou les rondeurs qui sont plus longues en bouche et le charme des couleurs qui forment la robe de chaque paragraphe.

Chaque fruit et chaque légume du jardin – c’est-à-dire ces formulations textuelles utilisables dans diverses configurations, ces tours de mains du langage qu’il réserve sur sa table avant de les mêler ou de les saisir en une œuvre poétique – est potentiellement objet à divers accommodements. Ils sont de toutes origines et n’ont d’autre identité (nationale) que celle du jardin qui est lui-même le lieu du commun. Il y a d’abord l’image, comme cette image de jardin. Et cette image peut connaître de mul- tiples déclinaisons : petites formes pour la télévision, pour un poème, une nouvelle ou un roman, une pièce de théâtre, une lecture à haute voix, une harangue, une lettre d’amour, une réaction aux événements du jour, un trait d’humour pour démonter les emprises sur le réel, etc.

Le jardin d’Ascanio Celestini ouvre à notre pensée des territoires communs auxquels nous avions peut-être renoncé ou que nous n’avions peut-être jamais imaginés, qui nous paraissent inconnus ou qui, au contraire, nous rappellent des songes éveillés et des romances de l’enfance auxquelles nous n’osions plus croire. Ainsi notre goût pour la conscience politique s’éveille aux labours de la langue, dans les sonnances qui jaillissent de la bouche de David, dans les discrets travaux de rabotage et de cisellement, de ponçages et de vernis, que Patrick dans son atelier de traduction accomplit à vue, pour notre plus grand plaisir, sur le plateau.

La vraie frontière n’est ni là où on l’attend ni seulement là où elle rapporte ni là où elle justifie des guerres et des programmes sécuritaires. Elle est d’abord une construction mentale que nous pouvons réformer pour déjouer les pièges identitaires auxquels nous nous soumettons.

Nous pouvons les réformer, effectivement, car les poètes de tous pays sont les artisans du langage d’une même nation : celle qui réveille la terre qui sommeille dans le jardin de nos imaginaires.

Discours à la nation a été publié en 2014 par les éditions Noir sur Blanc. Il a été mis en scène par l’auteur, Ascanio Celestini, et interprété par David Murgia (coproduction : Festival de Liège et Théâtre national de Belgique).

1

Appropriée: parce que cette version doit nécessairement prendre en considération l’histoire coloniale.

2

Voir à ce propos la leçon inaugurale de Michel Foucault, au Collège de France, le 2 décembre 1970, dont le texte a été publié sous ce titre, L’Ordre du discours (Paris, éditions Gallimard, 1971).

3

Ibid.

4

Notamment Grève 60, créé en 2013, par la Compagnie Art&tça, en coproduction et sous le grand chapiteau d’Arsenic2, installé à Tilleur (Liège), avec de multiples partenaires associatifs.