Louis Pelosse
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Dossier

Pandémie et pathocène : une question de temps

Gil Bartholeyns, professeur à l’université de Lille, historien et écrivain, rédacteur en chef de Techniques & Culture.

22-07-2022

Comment la question du temps, de l’époque, se pose-t-elle aux anthropologues et aux historien·es ? Gil Bartholeyns propose le terme de « pathocène » pour situer notre présent dans le temps plus long d’une époque marquée par les maladies industrielles et l’anéantissement de masse des espèces non-humaines. Cet anéantissement ne cesse de nous hanter, mais cette hantise peut cependant nous amener à repenser les liens qui unissent notre vie quotidienne et la vie sur terre, l’idée de santé individuelle et de santé environnementale.

Ce n’est qu’une question de temps ! Voilà l’antienne de la pandémie qui a embouti le monde au printemps 2020. Ce n’est qu’une question de temps avant d’en être quitte, avant que la maladie ne devienne endémique, à l’exemple de la grippe saisonnière. Le temps et la temporalité de la pandémie interpelle aussi les historien·nes. Car, qu’est-ce qu’un évènement qui dure ? Qu’est-ce qu’endurer ? Pourquoi avoir dit que le XXIe siècle ne commençait pas en 2001, avec les attentats perpétrés sur le sol des États-Unis, mais en 2020 ? La pandémie est-elle un accident, une « crise » parmi d’autres au sein d’un cycle qui tend à s’aggraver ? Quelle conception de la normalité et de la maladie devrions-nous adopter pour rendre raison de sa nature culturelle et pas seulement biologique ? Quelle logique des causes et des effets préside à ce genre de phénomènes de grande taille et pourquoi il semble si difficile d’agir pour de bon, comme c’est aussi le cas pour le dérèglement climatique ou l’effondrement de la biodiversité ? Enfin, de quelle histoire des émotions collectives de ces évènements-monde sommes-nous les contemporain·es ? Tout ceci est une question de temps et d’échelle de temps posée aux historien·nes et aux anthropologues. Comment, avant tout, caractériser historiquement notre époque ?

Le pathocène

Le pathocène est un néologisme que j’ai forgé dans Le hantement du monden pour tenter de donner un sens historique, non « accidentel », au choc de la pandémie. Il a vocation à relier dans la durée toute une série de phénomènes relatifs à la maladie, aux êtres vivants et à l’environnement. Pathocène est formé de pathos – l’affect, la souffrance – comme le mot pathologique, ce qui sous-entend aussi le remède, et du suffixe cène qui sert à désigner une ère, comme l’holocène, l’anthropocène ou le capitalocène. C’est donc une proposition d’époque, une époque marquée par les maladies industrielles. C’est aussi un état affectif : nous sommes pathétiques face aux évènements, nous nous illustrons par notre impuissance et notre incapacité à « être cohérent·es » en raison des injonctions de la vie moderne.

Sur le plan de l’expérience, le pathocène, c’est le hantement. La hantise des agents pathogènes : si des invisibles frappent à nos portes c’est qu’un trouble a été introduit dans l’ordre du vivant, et ils retourneront la maison comme des esprits frappeurs tant que l’histoire n’aura pas été comprise, assumée, conjurée. Hanter, de l’ancien scandinave heimta, signifie ramener chez soi, fréquenter un lieu. On est aussi hanté·e par « le monde » et sa destruction, dans mon cas (suite à un terrain mené dans le monde de l’élevage pour écrire Deux kilos deuxn), par l’anéantissement de milliards d’animaux chaque année pour satisfaire une culture alimentaire que rien ne semble pouvoir véritablement déforcer. Pas même une pandémie provoquant « l’arrêt du monde » au cœur de sociétés mondialisées, c’est-à-dire interdépendantes à tous les niveaux, de l’approvisionnement à l’information.

Il est pourtant notoire que 75% des maladies émergentes de ces trente dernières années sont des zoonoses, des maladies qui se transmettent des non-humains aux êtres humains et inversement. Il est aussi établi que dans toutes les épidémies de type zoonotique, l’élevage intensif et la traite des animaux jouent un rôle soit de foyer, soit de relais : la grippe espagnole de 1916 provient de grandes basses-cours américaines, le mortel virus H5N1, toujours latent, émerge en 1997 d’élevages de volailles et se transmet en Europe par des œufs couvés à l’étranger et des poussins importés, la grippe porcine mexicaine H1N1 de 2009 est issue d’une recombinaison de souches aviaires et humaines survenue dans un élevage de cochons états-unien, le patient zéro de l’épidémie à virus Ébola de 2014 est une femme qui préparait du gibier pour le repas familial, l’écureuil de Corée, entre autres rongeurs vendus en animalerie, est interdit dans nos pays parce qu’il est le vecteur de la maladie de Lyme, et ainsi de suite.

La séquence traditionnelle et médiatique est à ce point pauvre qu’elle ne donne que deux grands précédents à la pandémie de 2020, la grippe espagnole et la peste médiévale, alors que la série est incessante, à laquelle il faut ajouter la grippe aviaire de 1956-1958 et la grippe de Hong Kong de 1968-1970 causant plusieurs millions de mort·es à travers le monde, mais aussi toutes les crises dites sanitaires : crise de la vache folle, poulet à la dioxine, lait à la mélamine, œuf au fipronil, exportation de viandes périmées… ou récemment, l’« épidémie internationale de salmonellose » suite à la consommation de produits Kinder.

Un âge biotique

Il n’y a pas un moment où le monde serait entré, par les sociétés occidentales, dans cette ère de maladies reconnues comme systémiques par la législation notamment européenne. On peut toutefois relever un faisceau d’indices. Les sciences productivistes s’établissent à partir des années 1770-1780. L’Angleterre puis la France vers 1830 voient le développement des comicesn  et des concours agricoles. Le mot « zootechnie » est inventé par André-Marie Ampère en 1834 pour désigner l’art de tirer des animaux « toute l’utilité possible ». La réforme de la police du bétail autour des 1860-1880 en Allemagne, en Belgique ou en Suède est appelée de ses vœux par les vétérinaire confrontés à des « flambées » de maladies dans les troupeaux et les marchés, face aux mêmes problèmes qu’aujourd’hui, ilsn préconisent déjà à l’époque les mêmes solutions sécuritaires telles que l’abattage et le confinement, et accordent une confiance sans bornes à la médecine, en particulier à la vaccination du bétail alors en plein essor. L’enquête d’Upton Sinclair sur les abattoirs de Chicago (La Jungle, 1906) révèle des situations infernales tant pour les travailleurs et travailleuses immigrées que pour les animaux. La transformation des animaux (leur poids, leur vitesse de croissance…) est d’ordre tératologique. À partir des années 1920, les plantes font, elles aussi, l’objet d’« améliorations » en étant soumises à des rayons ionisants dans l’espoir de provoquer des mutations favorables telles que des fruits plus gros, plus nombreux, des tiges plus courtes ou plus robustes, une résistance à certaines maladies… Aujourd’hui ce sont ces plantes « naturelles » qu’on opposent aux organismes OGM. L’antibio-résistance fait aussi pleinement partie de cette histoire dans la mesure où elle résulte largement de l’utilisation massive d’antibiotiques dans les élevages, en tant que facteur de croissance (jusqu’en 2006 en Europe, mais c’est une exception mondiale), et non uniquement à titre curatif pour soutenir des populations animales génétiquement semblables et immunodéprimées. La résistance se développe au sein des élevages puis des populations humaines par la consommation de ces viandes.

Pas d’origine au pathocène donc. Mais, si à l’idée que l’être humain est « maitre et possesseur de la nature » et que les animaux sont des choses, on ajoute l’industrialisation et des moyens de conquêtes et d’assujettissement sans précédent, on obtient en effet quelque chose de tout à fait neuf. Généralement, on identifie deux grandes vagues historiques de maladies collectives. La sédentarisation néolithique va de pair avec la domestication et se caractérise par la naissance de ce que James C. Scott appelle des « camps de regroupement plurispécifiques » entre êtres humains, plantes et animaux. Or ce moment,« berceau de la civilisation » dit-on, constitue « sans doute la phase la plus meurtrière de l’histoire de l’humanité ». La deuxième vague est celle que connait notre période contemporaine au sens large des XIXe-XXIe siècles. Cette période est elle aussi marquée par une autre « révolution », celle du mode de production (intensif) et d’un niveau de consommation (excessif) par habitant·e, dans le cadre d’une idéologique particulière, le libéralisme qui, en tant qu’économie politique, se traduit par l’exercice d’un biopouvoir sans limite sur les animaux.
Depuis quelques années, la figure de la « ruine » s’est imposée parmi des chercheuses et chercheurs en sciences sociales. L’échelle sociale de l’histoire est désormais terrestre. C’est une situation inédite.

Qu’est-ce qu’un état pathologique ?

Au début des années 1940, le philosophe Georges Canguilhem se demandait si « l’état pathologique [n’était] qu’une modification quantitative de l’état normal ? », et sa réponse était non : la maladie n’est pas une variation, c’est une autre dimension, c’est un fait neuf. Au XIXe siècle, au contraire, on pense la maladie comme un déséquilibre par rapport au fonctionnement normal. Pour Auguste Comte ou Xavier Bichat, il suffit de revenir à la « bonne mesure » pour recouvrer l’état de santé qui est l’état antérieur. Cette théorie organique montre comment la science et l’industrie ont pu se rapporter au monde de façon décomplexée : les accidents sont passagers, le monde est infini, l’environnement fournit des services et se régénère. Mais ce n’est pas ce que montrent les faits. Les faits montrent qu’on n’est jamais dans le rétablissement, mais seulement dans la réparation, ou bien on est dans le forçage. Forçage du rendement agricole européen par exemple : le gain fulgurant obtenu par la chimie des engrais et des pesticides contient en lui une perte durable de fertilité des sols qui nécessite un recours accru aux techniques qui en sont la cause. Les boucles de rétroaction sont un mode de temporalité propre au pathocène.

Aussi décalé que cela puisse paraitre, l’histoire du bison d’Amérique du Nord est à ce titre exemplaire. Au début du XIXe siècle, des hardes « innumérables » noircissent le paysage sur lesquels l’homme prélève, de façon ancestrale, un nombre limité d’individus – il s’agit d’une pratique coextensive à un mode de vie en soi durable. Mais en quelques décennies les bisons des Grandes Plaines passent d’une population estimée à plus de cinquante millions d’individus, à seulement quelques centaines vers 1890, et cette décimation (sans but alimentaire) s’avère fatale également pour les peuples autochtones. On saisit là ce que peut être un point de bascule, ou disons qu’un tel évènement rend manifeste un comportement propre au pathocène. Pourquoi ? Parce qu’il porte en lui une morbidité pluri-spécifique. Et parce qu’il est bouleversant. Si l’on peut y remédier par le repeuplement artificiel de bisons et par des conservatoires des cultures natives, aucun retour en arrière n’est possible. Une limite a été franchie en une ou deux générations seulement. Ces évènements sont des évènements-limites. Leur résultat est l’impossibilité accablante du retour. Voilà encore un cycle de temps non linéaire.

Le mur anthropologique

De tels effondrements socio-environnementaux entrainent une nostalgie historique qui consiste à vivre en présence de la disparition. S’agissant des lieux de vie, Glenn Albrecht, dans les années 2000, a fourni un mot à ces émotions anxieuses et éprouvées devant la dégradation ou la perte irréversible du chez-soi : la solastalgie. Et depuis quelques années, la figure de la « ruine » s’est imposée parmi des chercheuses et chercheurs en sciences sociales. L’échelle sociale de l’histoire est désormais terrestre. C’est une situation inédite. L’évènement pandémique est original et troublant par le pont logique qu’il demande de jeter entre la vie quotidienne et la vie sur Terre, entre la santé individuelle et l’environnement global. Cela vaut pour la crise écologique en général : nos gestes les plus anodins se rapportent à des échelles de temps et d’espace considérables. Il faut passer d’une conception de l’histoire humaine où les continents, les forêts et les fleuves sont les décors de son aventure, à une conception
bio-historique où la Terre est devenue la condition de cette aventure.

C’est là que se situe la difficulté : comment transformer ce moment terrestriel en puissance d’histoire ? Les phénomènes tels que la disparition des insectes, l’asphyxie des océans, le stockage des déchets ou la montée des eaux sont largement invisibles ou imperceptibles, spécialement aux sociétés qui en sont les principales responsables. Ce sont des phénomènes fantomatiques, graduels et tous dépassent l’échelle de l’existence humaine. Ce déterminisme anthropologique rend extrêmement difficile d’agir au-delà de ses intérêts propres. Aussi l’échelle désormais terrienne de l’histoire humaine continue-t-elle d’être vécue comme une histoire sociale des individus au mieux à travers la sanction de la décroissance et le mythe de la transition énergétique.

L’action pro-historique – l’action de vie menée en vue de changer le cours prédictif de l’histoire – est rendue d’autant plus délicate que les causes seront niées, mal identifiées ou taboues. Que faire ? Comment faire ? Très peu d’interventions dans le débat public sont parvenues à faire exister le fait que « l’agriculture intensive… augmente le risque d’épidémies », encore moins à rendre sensible à la montée d’un régime de pandémies en raison du mode d’alimentation dominant. Si on en était là, c’était surtout en raison de notre « manque de respect pour le monde naturel » (Jane Goodall). S’il fallait changer quelque chose, c’était d’abord notre « train de vie ». On redécouvrirait le chant des oiseaux, le silence.

 

Image : © Louis Pelosse

1

Gil Bartholeyns, Le hantement du monde. Zoonose et Pathocène, Dehors, 2021.

2

Gil Bartholeyns, Deux kilos deux, J.C. Lattès, 2019.

3

NDLR. Réunions d’agriculteur·ices visant à l’amélioration de leurs techniques et de leurs productions.

4

NDLR. Notons que la première femme vétérinaire fut diplômée en 1897. L’écriture inclusive ne se justifie donc pas ici.