Dessins : Louise Vanneste, Montages : Esther Denis
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Dossier

Pangée, abécédaire#1

Entretien avec Louise Vanneste, chorégraphe

09-11-2022

La dégradation des écosystèmes, entre autres grandes préoccupations écologiques, nous incite à ne pas seulement trouver des solutions d’urgence – qui n’en sont pas, mais à repenser en profondeur nos récits culturels fondamentaux. L’expérimentation artistique peut être un lieu d’invention de narrations qui posent les conditions d’une habitabilité de la planète Terre. À travers sa recherche Pangée, vers les territoires de l’imaginaire et des pratiques hybrides, la chorégraphe Louise Vanneste vise l’émancipation de ce que l’on nomme chorégraphie : elle a entre autres initié une pratique d’écriture littéraire qui mêle imaginaire, observation/savoir et témoignage chorégraphique. Elle inclut dans ses enjeux de recherche les pratiques somatiques et le non-humain afin de développer une écologie des sens et du vivant ainsi que l’hybridation des pratiques et des savoirs. Ces réflexions invitent à s’émanciper d’une élaboration dualiste de la pensée et esquissent de nouveaux horizons.

Propos recueillis Emmanuelle Nizou, coordinatrice artistique de la Bellone, collaboratrice de la recherche Pangée

L’entretien qui suit a été réalisé avec Louise Vanneste et l’artiste visuelle Esther Denis, qui accompagne le partage de la recherche, à la manière d’une dérive conversationnelle autour des questions d’imagination et de récit. Pour circonscrire le champ bibliographique de la recherche et la mettre en partage avec d’autres yeux et d’autres oreilles, nous avons associé à Pangée et répertorié par mots-clés des extraits de texte, librement choisis, d’auteurs et autrices qui reviennent de manière récurrente dans le travail, et sont à la base de nos lectures croisées, influencent nos imaginaires et nous transforment. Un corpus d’images est également né de cette première assemblée. Nous avons disposé ces références, sur une table face à nous, et nous sommes laissées guider par les mots, les textes et les images pour former une toute première version d’un abécédaire qui accompagne Pangée.

 

P comme Pangée | H comme Hybride

Emmanuelle Nizou : Peux-tu contextualiser Pangée : que signifie Pangée ? Et que représentent pour toi ces « territoires de l’imaginaire » et ces « pratiques hybrides » qui font le sous-titre de ta recherche ?
Louise Vanneste :
La Pangée formait, il y a plus ou moins 240 millions d’années, un supercontinent qui réunissait tous les continents actuels. Ça formait un tout. C’est une image que j’ai découverte en allant visiter le Musée des sciences et d’histoire naturelle à Toulouse : il y avait une longue ligne du temps sur laquelle ressortaient toutes les périodes qui avaient marqué notre histoire et ce qu’on en savait. Et il y avait cette Pangée. Je l’ai trouvée géniale comme symbole et représentation d’une pratique chorégraphique que j’ai depuis longtemps, où je considère chaque médium intervenant dans un rapport non hiérarchique. Et où le danseur, la danseuse n’est pas le centre et ne décide pas de tout, mais est en relation constante avec les autres media. Cette notion d’émancipation, d’élargissement de la chorégraphie comme définie habituellement, était déjà présente dans mon travail, mais j’avais envie d’aller encore plus loin au sein de la recherche. Elle m’a autorisée à aller vers des territoires encore plus larges, vers une plus grande Pangée. Concrètement, cette année, je me suis essentiellement tournée vers le dessin et l’écriture. J’ai nommé cette écriture « hybride » car je suis allée chercher dans le travail corporel et chorégraphique une forme de narration, d’écriture littéraire qui soit à la fois un témoignage chorégraphique issu d’une danse de l’imaginaire avec des points d’attention liés à une approche scientifique et d’anatomie, ou de pratique somatique. J’intègre cette notion d’observation ou de partage de savoirs dits plus « scientifiques », qui permettent aussi d’élargir ce champ de savoir et d’imaginaire. Pas un savoir au sens d’emmagasiner des informations, mais qui participe de l’intelligence du corps. Des savoirs qui viennent donner des impulsions de sensations, physicalités, d’émotions éventuellement.

 

A comme Assemblée

E. N. : La notion d’assemblage, ou plutôt d’assemblée, a une importance particulière dans ton travail et dans cette recherche. Peux-tu en donner ta définition et nous plonger dans un premier texte ?
L. V. : Je différencie « assemblage » et « assemblée ». J’ai l’impression que l’intention d’un assemblage est de vouloir rassembler des choses pour qu’elles forment un tout unique. Je mets une différence dans la mise en assemblée : elle comporte pour moi des éléments en friction, en cohabitation, en influence parfois, en écrasement, qui se combattent, dans une tension, parfois même négative que je tiens à embrasser aussi. C’est quelque chose que je vis depuis mes premières pièces, surtout avec Cédric Dambrain qui en fait la création sonore, et Arnaud Gerniers qui fait le travail de scénographie et d’éclairage. Même si j’initie les projets, et que l’on vient s’assembler autour d’une idée première qui est mienne, ou d’un désir ou d’une intention, il s’agit d’être véritablement en assemblée au sein de notre processus de création, où une pensée génère du mouvement, de la circulation, de la relation. L’assemblée permet du mouvement, constamment. Elle nous surprend.

Dans le livre Apprendre à voir – Le point de vue du vivant, l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual nous invite, au travers d’artistes, botanistes et d’autres disciplines à reconsidérer nos manières de voir. Elle cite, entre autre, l’ethnographe Anna Lowenhaupt Tsing qui parle de la friction comme d’une possibilité de reconfiguration par la collision, la rencontre, la coordination, l’interconnexion. Pour elle, « les rencontres hétérogènes et inégales peuvent être à l’origine de nouveaux agencements de culture et de pouvoir », de nouvelles manières de voir…

Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir – Le point de vue du vivant, Actes Sud, 2021.

 

V comme Végétal

E. N. : Pour Pangée, tu parles d’une écriture hybride à trois voies qui fait appel à des éléments de poésie, de chorégraphie, et tu y inclues le vivant, le non-humain. Comment embrasses-tu le végétal, qui tient une place importante dans tes récentes pièces ?
L. V. : J’ai commencé tout un parcours autour du végétal avec le solo Une incursionn en 2019. Je suis partie de la fascination du végétal, dans un rapport d’adoration presque romantique au paysage, dans tout ce qu’il procure comme bien-être, et ça m’a fait traverser une histoire qui m’a beaucoup apportée. Je me suis rendue compte petit à petit à quel point c’était simplement la première couche. Aller à la rencontre de ces végétaux était évidemment aller à la rencontre d’une histoire de la terre, de notre histoire et d’une vie foisonnante et inconnue, invisible. Pour sortir de ce lien que j’appelle romantique à la chose, j’ai lu les observations des botanistes, des scientifiques, des passionnés de cette vie végétale. Je me suis rendue compte à quel point elles apportaient énormément à mon imaginaire, pas seulement de chorégraphe ou de danseuse, mais aussi dans un parcours de vie, un quotidien. Vinciane Despret dit que les scientifiques spéculent autant que les artistes. Cette notion de spéculation est géniale : on ne peut partir que de l’invisible, du non savoir, de la non connaissance, émettre une hypothèse à partir de ce qu’on observe d’un terrain inconnu, et imaginer des situations qui permettent de la vérifier pour élaborer des faits scientifiques. Donc spéculer.

 

G comme Géologue | G comme Géomorphologie

E. N. : L’articulation entre imaginaire et savoir scientifique est donc au cœur de Pangée. Au-delà du végétal, tu observes et tisses des relations avec différents milieux naturels. C’est le cas notamment de ta dernière création in situ Metakutsen. Fais-tu un lien entre chorégraphie et géologie ou géomorphologie ? Peut-on en donner une définition pour que tu précises comment elle intervient dans Pangée ?

L. V. : Pour moi, c’est de la chorégraphie. Ce sont des phénomènes, des formes, du mouvement. Le regard que l’on porte sur les transformations, mouvements et formes des éléments de la terre, je le mets en parallèle avec le regard que j’ai quand j’observe les danseur·ses au travail. Toujours ce lien entre phénomène, forme, mouvement se passe. Je le cherche et je cherche à le comprendre, comme un géologue peut-être…

 

I comme Imaginaire

E. N. : Plus tôt, tu parlais de l’accès à l’invisible, et du travail de la spéculation, de l’imagination. Quelle place a-t-elle dans la recherche, quelles expériences en as-tu ?
L. V. : C’est troublant de réaliser que, lorsqu’on parle d’imagination, en tout cas dans les lectures que j’ai faites jusqu’à présent, on se réfère à des cultures évidemment autres que la nôtre. Je trouve que ça n’est pas tout à fait juste même si je comprends qu’on aille les chercher. On parle de chamanisme : l’imagination, le rêve, sont au centre de certaines cultures, de leur vie, du quotidien, et c’est passionnant et instructif de les découvrir. Mais nos cultures occidentales gomment l’importance de l’imaginaire alors qu’il est quand-même présent : nous fonctionnons au départ de l’imaginaire. Il nous faudrait vraiment casser la notion de dualité en ramenant à notre conscience et en revalorisant l’imaginaire au travail en chacun·e de nous. La pensée occidentale nous a formaté dans un système de croyances où l’on sépare les choses, on les divise, et on les range. Cela laisse peu de place à l’esprit du lien et de l’interdépendance et réduit aussi l’espace de potentialité imaginaire. Quand je me penche sur la géologie et la climatologie, jamais il n’y a de phénomène sans rencontre, lien, échange, influence. C’est comme dans le corps ! Ça ouvre des imaginaires incroyables et les récits s’emballent. C’est cela qui est en jeu dans ma recherche d’une oralité chorégraphique : les liens entre une pensée et un corps, l’imaginaire d’une rose et le mouvement d’une main, l’érosion comme rencontre entre un courant d’air et une roche qui se sédimente… Nous sommes dans un imaginaire du réel !

E. N. : L’imagination fait partie intégrante de notre rapport au monde, et peut nous guider dans l’invisible, ce qu’analyse l’ethnologue Charles Stépanoff à propos des techniques chamaniques de l’imagination. On n’utilise pas nos capacités imaginatives pour fuir le réel mais bien au contraire pour avoir prise sur lui.

Charles Stépanoff , Voyager dans l’invisible, Techniques chamaniques de l’imagination, La Découverte, 2019, p.34.

 

O comme Opacité

L. V. : Cette notion d’invisibilité, d’épaisseur ou de flou me ramène à Édouard Glissantn lorsqu’il parle de la nécessité de défendre l’opacité. J’ai aussi envie qu’elle soit très présente dans mon travail. Je n’ai jamais voulu dire quelque chose avec un discours univoque. Je veux tenir compte de l’existence de l’invisible. C’est plutôt toujours une histoire d’ouverture et de déambulation. Ce rapport à l’invisible me semble très précieux actuellement. On cherche beaucoup à comprendre et à comprendre d’une seule manière aussi. Ça me tourmente souvent dans le quotidien ou dans le partage d’un travail artistique, ce besoin de comprendre à tout prix, de tout saisir tout de suite et d’être rassuré·e par cela, presque (ré)conforté·e. J’ai vraiment envie d’ouvrir d’autres portes.

Dénétem Touam Bona, Sagesse des lianes – Cosmopoétique du refuge, post-editions, 2021, p.39.

 

E comme Érosion

E. N. : Est-ce qu’une manière d’opacifier est aussi de procéder par érosion ?
L. V. : Oui. J’avais fait une recherche en sixième primaire quand j’avais onze-douze ans : notre thème commun était l’arbre, et j’avais travaillé sur l’érosion. Des images me sont restées, un imaginaire s’est imprégné en moi et j’ai fait des liens par la suite. Dans le travail chorégraphique et surtout du corps, j’ai toujours eu envie que le corps puisse se débarrasser de ses habitudes, qu’il puisse emprunter des chemins inconnus, qui lui sont invisibles. D’être dans un ici et maintenant où il ne sait pas où il va aller, où l’on pose la question depuis quel espace-temps le geste parle. Qu’est ce qui fait que ce geste devient plus important : pourquoi il est fait et surtout comment il est fait. Le principe d’érosion est arrivé assez vite dans le travail. Par exemple, dans Black Milkn, spectacle que j’ai créé en 2013, on a travaillé sur des figures de sportif·ves et de statues grecques, ou issues du communisme, des clichés de gestuelles corporelles. Puis on les a vidées de leur sens, on a érodé leur contenu, pour n’en garder que la structure anatomique même de l’os, puis partir dans une aventure chorégraphique. Ce principe d’érosion est précieux dans l’idée et l’obsession de nettoyer le corps de ses habitudes, de toujours réinjecter une réouverture, un nouveau champ, ouvrir des nouvelles portes, donner l’occasion et l’opportunité d’un ailleurs. Éroder c’est opacifier, oui. C’est créer ou préserver du trouble dans l’appréhension directe au profit d’une expérience qui appelle d’autres chemins de rencontre, qui ouvre, je l’espère, l’imaginaire de toutes celles et ceux qui sont impliqué·es. C’est une situation plus mystérieuse, voire énigmatique. Elle appelle une relation qui est à créer. L’érosion comme phénomène géologique est multiple et ses conséquences créent des paysages très variés selon les types de rencontres : l’eau et la roche, le vent et le sable, etc.

 

R comme Robinson | V comme Vendredi

E. N. : Peut-on revenir au récit et à la littérature ? Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier a une influence importante dans ton travail, et notamment dans la pièce Atlan que tu as créée en 2019.
L. V. : Oui, Vendredi ou les limbes du Pacifique, c’est un roman qui me suit depuis très longtemps. C’est le mythe de cet être humain qui se retrouve sur une île déserte. Dans une solitude peuplée mais peuplée différemment, sans autre être humain. C’est dans ce roman que j’ai pu expérimenter au plus fort le lien aux végétaux, à la géologie, à la terre, qui est brillamment écrit et travaillé par Michel Tournier. Vendredi ou les limbes du Pacifique, c’est à la fois une épopée, des expériences, des moments philosophiques ou mystiques. D’ailleurs, on dit souvent de ce livre que c’est une aventure philosophique. Ce que j’ai trouvé fantastique, c’est à la fois cette aventure et cette plongée complètement dingue d’un être humain en lien avec une grotte, une terre, une plante, une racine… Je pense que c’est le mélange des deux qui me porte dans le travail de Michel Tournier.

Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Gallimard, 1972, p.71.

E. N. : Atla est une transposition chorégraphique librement inspirée de ce roman où le lecteur, la lectrice ont accès aux notes réflexives de Robinson, le « log book ». De la même manière, Pangée, s’accompagne de récits littéraires parallèles où tu consignes tes propres réflexions. On peut lire un extrait de Vendredi ou Les limbes du Pacifique.
L. V. : Robinson ne sait pas ce qui va lui arriver quand il dit qu’il veut aller arpenter cette île. L’ordonner, l’organiser, la comprendre. Je pense de nouveau à Édouard Glissant quand il nous parle du terme « comprendre ». En général, on définit le mot comprendre par « prendre avec soi ». Édouard Glissant préfère « donner avec », c’est-à-dire aller avec l’autre même dans ses différences ou dans ce qui nous parait opaque, et y trouver quelque chose ! C’est ce qui va arriver à Robinson, il va comprendre l’île en étant happé par elle.

Il y a aussi la question du langage qui a initié Pangée, à travers certaines lectures comme Le Raconteur de Walter Benjamin et Comment la terre s’est tue de David Abram. David Abram parle de l’apparition de l’alphabet, du processus d’alphabétisation, donc de ces lettres qui ont vidé le sens des signes, qui sont tout à fait abstraites. Alors qu’on utilisait par exemple des représentations de signes de la terre, de mouvement de l’homme… des hiéroglyphes, le A ne représente plus aucun signe. Quant à Walter Benjamin, il parle de l’apparition du roman et de la notion d’information soutenue par le langage, de l’écriture romanesque comme une cause de disparition de notre relation à la terre et à nos expériences sensorielles avec elle. Ici, dans cet extrait, quand Michel Tournier parle de Robinson qui perd le langage, il perd le langage parce qu’il est tout seul, il n’a donc plus le langage, qui fait notre manière de communiquer intra-humaine. Mais perdre le langage peut aussi dire, d’une certaine manière, retourner à la terre, ressentir.

 

R comme Raconter

L. V. : Quand je disais ne rien vouloir raconter, c’est plutôt que je voudrais raconter à la manière de Walter Benjamin et David Abram lorsqu’ils parlent des traditions orales. Lorsque quelque chose est raconté, on convoque un passé, une mémoire, une histoire vécue, même si c’est transmis par quelqu’un·e d’autre. On parle dans les traditions orales d’un chemin parcouru. La personne qui raconte va faire appel à ce qui a retenu son attention sur ce chemin : la couleur, la dimension des choses, les autres êtres vivants qu’elle a rencontrés, aussi en fonction de ce qu’elle est à ce moment-là, de son tempérament, de son caractère. Elle va raconter cette histoire d’une manière différente d’une autre personne. C’est aussi cela le parcours de Pangée, et bien avant aussi dans le travail, de trouver cette oralité chorégraphique, de trouver une manière d’être conteuse en tant que danseuse, non pas en racontant un trajet univoque, mais du vécu et de l’expérience. Être en présence de quelqu’un·e qui vit et revit quelque chose, qui nous partage cette expérience avec toute sa dimension sensuelle, sensorielle et toute son étrangeté aussi. C’est aussi cela qui m’intéresse avec Pangée, de mettre en tension les lectures de David Abram et de Walter Benjamin. Personnellement, je n’étais pas d’accord avec ce que disait David Abram, qui me semblait encore valoriser une forme de dualisme. On dit souvent que c’était mieux avant ou que c’est mieux ailleurs. Il ne s’agit pas de tomber non plus dans l’inverse du dualisme. C’est pour cette raison que j’ai voulu faire cette recherche : pour plonger dans cet « entre » où je n’étais pas totalement d’accord avec David Abram et Walter Benjamin, où il y avait friction. C’est là que la notion de dualisme fond dans cet espace d’entre-deux pensées en tension qui s’unissent. C’est ce qu’aborde Anna Tsing quand elle parle d’amour multispécifiquen ! C’est à cet endroit de la recherche que cet amour prend la relève de toute pensée établie et m’ouvre des voies. Amour, poésie, recherche, forme, écriture, oralité. Je ne sais pas si on peut faire un lien, mais je trouve que valoriser autant la recherche que la forme finie d’une œuvre, c’est politique, par exemple. C’est aller dans les « entre » d’un certain amour qui est très précieux à partager à tout un chacun, chacune.

Walter Benjamin, Le raconteur, Editions Circé, 2014, p.7-8.

 

O comme Oralité

E. N. : L’oralité chorégraphique a aussi pour toi une valeur d’écriture, dans un constant aller-retour entre improvisation et écriture du mouvement, danse, puis un temps d’écriture textuelle, de prise de notes et de dessins, où tu consignes ce qui s’est passé. C’est aussi une invitation que tu fais aux danseuses avec qui tu travailles. C’est le cas de Earthsn, ou vous avez pris autant de temps pour découvrir et écrire la danse, que pour dessiner et dire en mots vos vécus, vos expériences de la danse, vos sensations. Pour revenir ensuite au mouvement. L’oralité, est-ce aussi ce processus d’ouverture ?
L. V. : Oui. Ça nous a apporté beaucoup de faire ça. Maintenant, quand on travaille en studio avec les danseuses, et les danseurs, on fait des allers-retours constants entre la danse, donc le fait d’être dans une pratique purement corporelle et les carnets de notes en écrivant et en dessinant. C’est une des stratégies que j’ai mises en place même si je m’en suis rendue compte après coup. Aller dans cet espace, entre trouver une écriture corporelle et chorégraphique et redonner de la valeur au vécu nourri par une intelligence du corps, par une mémoire, un souvenir et une expérience sensible du corps. Il me semble que c’est une piste d’élargissement chorégraphique, tout en étant une écriture purement littéraire.

 

E comme Écosomatique

E. N. : Les pratiques somatiques sont aussi au cœur de Pangée, notamment le Body-Mind Centering et la fasciathérapie. Peux-tu nous décrire en quoi l’une et l’autre pratiques consistent ?
L. V. : Ce qui me fascine avec les pratiques somatiques, c’est à nouveau de pouvoir casser une dualité entre un monde soi-disant intérieur et un monde extérieur. De ce que j’ai pu expérimenter, elles nous permettent d’aller à la rencontre d’un corps en assemblée. Un corps à la fois unité et diversité, comme ce monde l’est. Je reprends les mots de Gilles Clément qui dit de la planète qu’elle est un « jardin planétaire ». De la même manière, le corps est un jardin planétaire. Et une pratique somatique aide à aller à la rencontre de ces assemblées de corps et d’événements à l’intérieur du corps, de ces paysages qui sont à l’intérieur et de ces modes de « pensée propre ». Je peux dire de l’expérience que j’ai eue du Body-Mind Centering grâce à Katia Petrovick, pédagogue de cette pratique et danseuse avec qui je collabore, qu’il existe un lien constant entre des images mentales et un imaginaire qui viennent mettre le corps en mouvement ou amener un état de conscience du corps, un savoir anatomique, scientifique, et une pratique de recherche corporelle propre. Pour ce qui est de la fasciathérapie, que j’ai découverte grâce à ma collaboratrice de longue date Anja Röttgerkamp, il y a une simplicité qui me semble très juste. Les fascias, ce sont ces tissus fibro-élastiques qui enveloppent les différentes parties du corps et qui sont aussi ces parties du corps. C’est la même matière qui se densifie après la première couche de l’épiderme jusque dans les os, qui se forme de manière un peu différente selon que ça devient un os ou une membrane simplement fibreuse, élastique ou un tendon. Il y a dans la pratique de la fasciathérapie quelque chose de directement tangible, palpable. Ces pratiques nous ouvrent des capacités imaginaires, sensorielles, physiques ! C’est un véritable outil pour les danseur·ses.

Joanne Clavel, Isabelle Ginot et Marie Bardet, Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Deuxième époque, 2019, p.52.

L. V. : Je trouve qu’on devrait faire des pratiques somatiques dans les écoles. Mais on ne veut pas le faire, évidemment, c’est trop dangereux, car elles permettent une réappropriation de soi, une capacité d’actions. Je pense que c’est politique. Au plus je découvre les pratiques somatiques, au plus il me semble que d’en faire, ici et maintenant, est un acte politique. J’aimerais vraiment donner l’opportunité à des adolescents et adolescentes d’en pratiquer.

 

H comme Histoire d’immanence

E. N. : Dans Valet Noir, Vers une écologie du récit, l’auteur Jean-Christophe Cavallin dit que nous n’avons qu’un type de récits, des récits de mise à distance, que le fait de distinguer, de séparer est aussi une manière de « ne plus faire corps », et il propose alors d’imaginer des récits d’immanence, pour ici et maintenant.

Jean-Christophe Cavallin, Valet Noir, Vers une écologie du récit, Biophilia, 2021, p.13.

E. N. : Tu as souhaité que nous lisions cet extrait de Croire aux fauves, écrit par l’anthropologue Nastassja Martin qui influence aussi beaucoup Pangée.
L. V. : Nastassja Martin cherche une écriture hybride à sa manière. Elle croit aux histoires vécues et à leurs transmissions au sein même de sa pratique d’anthropologue.

Nastassja Martin, Croire aux fauves, Gallimard, 2019, p.14.

 

C comme Composite tissé

E. N. : Je propose de terminer avec cette définition de « composite tissé », dont parle l’anthropologue Tim Ingold dans une Brève histoire des lignes, qui me fait beaucoup penser à ton travail d’écriture.

Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Zones sensibles, 2011, p.10 et p.120.

 

3

Édouard Glissant, Poétique de la relation. Poétique III, nrf, Editions Gallimard,1990.

Édouard Glissant, Traité du tout-monde. Poétique IV, nrf, Editions Gallimard, 1997.

6

Voir A comme assemblée.

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