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Patriarcat | Modernité

21-02-2024


  • La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique, Carolyn Merchant, Wildproject, trad. Margot Lauwers, 2021 (1980).

  • Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Silvia Federici, trad. collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Entremonde, 2014 (2004).

Convoquer les ressources féministes

Pour paraphraser Achille Mbembe − cité en introduction de ce « Neuf essentiels » − quand il prend l’Afrique comme « point de départ d’une enquête concernant les devenirs de la terre », je partirai des femmes, de leur expérience, de leurs pratiques qui ont été le terreau d’une réflexion « dont nous n’avons pas suffisamment exploité toutes les potentialités ». Tout le corpus féministe (sur les femmes et le genre) issu de la vie des femmes peine aujourd’hui encore à être reconnu, légitimé et surtout inclus dans les savoirs que s’approprient les jeunes générations. De même que Pierre Hemptinne rappelle en introduction qu’une politique de « réparation » à l’égard de l’Afrique ne peut se résumer à des excuses ou à la restitution d’objets mais doit « convoquer les ressources africaines pour trouver les solutions de notre futur planétaire », il m’apparait que redresser le tort causé aux femmes exige davantage que l’imposition de mesures (des quotas par exemple). Cela requiert de se nourrir de leurs savoirs pour comprendre le monde et le changer. Dans le cadre de cette enquête, la thématique « patriarcat et modernité » s’impose afin de repérer les données historiques qui permettent de comprendre notre modèle culturel en examinant l’impact du patriarcat sur la naissance de la modernité, son développement, son idéologie et la culture en général.

Patriarcat et Modernité

Les deux ouvrages présentés ici se complètent et traitent de la même période : les XVIe et XVIIe siècles. Ils montrent comment les rapports sociaux de sexe se transforment dans le contexte d’émergence de la modernité. La hiérarchie sexuée − déjà présente aux époques précédentes − va se modifier et se renforcer au cours du processus de modernisation qui se met en place via le développement de la science, des techniques et du capitalisme. Dans ce processus, l’exploitation des ressources naturelles (extractivisme) et humaines (esclavagisme, colonialisme) va de pair avec la domination des femmes. C’est l’articulation du système capitaliste au système patriarcal qui va déterminer la condition des femmes telle qu’elle est contestée par les féministes depuis le XIXe siècle : statut de mineure, absence de droits civils, exclusion du domaine public (et donc de la culture), assignation à la sphère de la reproduction sans oublier les phénomènes de dévalorisation et d’infériorisation qui en résultent.

La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique

Carolyn Merchant, Wildproject, trad. Margot Lauwers, 2021 (1980).

Carolyn Merchant, philosophe écoféministe et historienne des sciences, a enseigné l’histoire environnementale, l’éthique et la philosophie à Berkeley. Elle a publié The Death of Nature. Women, Ecology and the Scientific Revolution en 1980, qui a eu un impact énorme sur l’histoire environnementale, la philosophie et le féminisme. Comme Françoise d’Eaubonnen et Susan Griffinn qui lui ont tracé la voie, elle adopte une perspective féministe dans l’histoire de l’écologie. L’ouvrage a été traduit dans une dizaine de langues avant de l’être en français par Margot Lauwers quarante années plus tard. Elle a depuis poursuivi ses travaux de recherche sur l’histoire environnementale et a publié de nombreux ouvrages (non traduits) dont The Anthropocene and the Humanities (2020) où elle met en évidence les personnes et les œuvres qui, durant l’anthropocène, peuvent inspirer des alternatives de durabilité pour l’avenir.

L’ouvrage de Merchant étudie le passage, en Occident au cours des XVIe et XVIIe siècles, d’une vision du monde organique à une conception mécanique de l’univers : « L’image du cosmos avec une Terre féminine vivante en son centre a fait place à une vision mécaniste du monde dans laquelle la nature était reconceptualisée comme étant morte et passive, afin d’être dominée et contrôlée par les humains. » (p. 25) Merchant nous fait comprendre comment l’imaginaire collectif va changer de contenu − ou plus exactement comment les images et les symboles vont se réarticuler − dans le passage d’une économie de subsistance à une économie fondée sur le profit. La métaphore dominante au début du XVIe siècle est celle de la nature comme un organisme qui relie l’individu, la société et le cosmos. Associée aux femmes (la Terre-Mère) et à la fertilité, la nature était respectée, et toucher aux entrailles de la terre apparaissait comme un sacrilège. Le nouveau modèle culturel va changer sa signification en la transformant de sujet en objet, d’organisme vivant en machine soumise à l’expérimentation scientifique avec pour conséquence que ce qui autrefois était considéré comme une nécessité d’exercer la contrainte (par exemple, dans le cas de l’exploitation des mines) sera pensé comme une autorisation de la contrôler et de la dominer. Merchant montre que si les deux visions coexistent au cours de la période étudiée, la seconde va supplanter la première. Elle s’intéresse en particulier aux changements qui ont permis ce qu’elle appelle la mort de la nature. Tout d’abord les changements sociaux qui surviennent avec l’accroissement démographique et le pouvoir accru des propriétaires terrien·nes ; ensuite les changements économiques produits par l’amélioration des techniques agricoles et le processus croissant de marchandisation ; les changements politiques comme la gestion par l’état des fagnes et forêts qui entraina l’assèchement des sols; enfin les changements culturels avec la révolution scientifique soutenue par les discours des philosophes. Mais, ajoute Merchant, pensée organique (de respect de la nature) et mécanique (de domination) ne s’opposent pas dans une dichotomie stricte et les tensions entre elles auront un impact jusqu’à aujourd’hui. D’autres histoires auraient été possibles comme en témoignent les alternatives imaginées à l’époque. Merchant consacre en effet plusieurs chapitres à des penseurs du XVIIe siècle tel que Tommaso Campanella qui avait conçu des utopies égalitaires fondées sur l’harmonie entre le monde naturel et humain et cela au moment même où le nouveau modèle culturel venait à point imposer l’image de la machine et justifier la domination de la nature et des… femmes.

Oui, des femmes… Car la nouveauté de la pensée de Merchant consiste à démontrer qu’aux XVIe et XVIIe siècles, en Europe, où le statut socio-économique des femmes se dégrade, le nouveau discours scientifique profitera de la séculaire association femme/nature pour confirmer cette association et justifier la domination masculine sur les femmes comme sur la nature. Au cours de cette période en effet, les femmes des classes moyennes et supérieures perdent progressivement le rôle actif qu’elles jouaient dans la vie économique et sont confinées à la sphère domestique. Les épouses d’artisans et de compagnons se voient exclues du monde du commerce ou n’y ont plus qu’un accès limité. Discréditées par les médecins, les sage-femmes perdent leur monopole dans le domaine de la reproduction tandis que le rôle passif des femmes dans la génération est réaffirmé par les scientifiques. Enfin celles qui furent appelées sorcières seront soumises à la torture et mises à mort. Merchant est la première à montrer la nécessité pour le capitalisme naissant de la destruction des sorcières dont les savoirs et les pouvoirs faisaient obstacle à la transformation de la nature et des femmes en ressources.

Quant au discours scientifique, comme le fait remarquer Merchant, celui de Francis Bacon, père de la science moderne, frappe par son « imaginaire sexuel audacieux ». Bacon décrit sa méthode en utilisant des images empruntées au monde du tribunal de l’inquisition: à l’image de la sorcière soumise à la torture, la nature pouvait être, selon ses propres termes, « forcée hors de son état naturel, pressée et façonnée […] par l’art et la main de l’homme ». De nouvelles métaphores apparaissent donc qui illustrent l’enjeu de l’ordre naissant : « Cette nouvelle image de la nature comme une femme pouvant être contrôlée et disséquée grâce à l’expérimentation légitimait l’exploitation des ressources naturelles. » (p. 284) Merchant y voit les caractéristiques mêmes de la méthode expérimentale moderne : « la contrainte de la nature en laboratoire, la dissection par la main et l’esprit ainsi que la pénétration des secrets cachés » (p. 258). Aux antipodes d’une pensée organique, les métaphores de Bacon témoignent de l’extrême violence qu’il a fallu déployer pour briser les résistances.

Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive

Silvia Federici, trad. collectif Senonevero, revue et complétée par Julien Guazzini, Entremonde, 2014 (2004).

Silvia Federici est une des figures féministes majeures en matière de théorie marxiste, d’histoire des femmes et de philosophie politique. Elle a enseigné dans des universités
états-unienne et africaine. C’est aussi une femme engagée qui a organisé dans les années 1970 la campagne en faveur d’un salaire pour le travail ménager, milité contre la peine de mort aux États-Unis et collaboré à de nombreux projets d’associations féministes dans le monde, entre autres au Nigeria et en Argentine. Son ouvrage le plus connu, Caliban et la sorcière, analyse le passage du système féodal au système capitaliste du point de vue des femmes. Plus récemment, elle a étudié, avec la même perspective féministe, la question des communs : elle fait le lien entre la destruction des communs hier et les nouvelles enclosures d’aujourd’hui que sont la privatisation de l’eau, des semences, du code génétiquen.

Federici repense également la période de transition entre féodalisme et capitalisme selon une perspective féministe, mais en s’intéressant plus précisément aux changements dans la position sociale et le travail des femmesn. Elle étudie la nouvelle division du travail qui se met en place et assujettit les femmes à la fonction de reproduction. L’originalité de Federici est d’avoir mis au centre de son analyse les chasses aux sorcières des XVIe et XVIIe siècles, en Europe, et de démontrer qu’elles ont été aussi cruciales pour le développement du capitalisme que l’appropriation des communs (enclosures) en Europe et la colonisation de pays américains et africains. Comme Merchant, Federici considère que la philosophie mécaniste a légitimé le contrôle de la nature et des êtres humains, mais elle s’intéresse quant à elle à la manière dont ce contrôle a affecté les corps, en particulier ceux des femmes : « Tout comme la nature, réduite à une grande “machine”, pouvait être conquise et (chez Bacon) “pénétrée dans tous ses secrets”, de façon similaire le corps, vidé de ses forces occultes pouvait être pris dans un “système d’assujettissement” par lequel son comportement pouvait être “calculé, organisé, techniquement réfléchi et investi de rapports de pouvoir”.» (p. 219) Federici reprend ici le concept foucaldien de « disciplinarisation » des corps, en prenant en compte ce que Foucault avait ignoré : les corps des femmes. La transformation en corps ressources, en « machines-travail primitives » ne concerne pas seulement les paysan·nes exproprié·es et les artisan·es prolétarisé·es qui durent accepter le travail salarié mais bien l’ensemble des femmes qui furent exclues du monde de la production et assignées au travail gratuit de la reproduction. Federici décrit d’une part les débats philosophiques qui légitimèrent cette disciplinarisation et d’autre part les méthodes des états destinées à réguler la procréation (criminalisation de la contraception, de l’avortement, de l’infanticide). La politique nataliste qui se déploie alors vise à briser le contrôle des femmes sur la reproduction : « […] le corps féminin fut transformé en instrument pour la reproduction du travail et le développement de la force de travail, traité comme une machine à enfanter naturelle, fonctionnant selon des rythmes qui échappaient au contrôle des femmes. » (p.158) Cette question de la reproduction, Federici la resitue, avec une perspective intersectionnelle, dans le contexte mondial de l’époque: si la réponse au problème démographique en europe fut l’assignation des femmes à la reproduction, en Amérique coloniale, ce fut la traite des esclaves. Mais quand celle-ci fut abolie, la même contrainte à la procréation s’abattit sur les femmes esclaves.

L’exemple extrême de la violence de la disciplinarisation du corps des femmes nous est donné par l’attaque féroce contre le corps de la sorcière. Celui-ci, associé à la magie et à une conception animiste de la nature, était doté de pouvoirs − bénéfiques comme maléfiques − qui menaçaient la marche en avant de la pensée rationaliste. L’extermination des sorcières fut l’instrument le plus violent de la destruction du pouvoir des femmes. Elle a non seulement contribué à la dissolution des solidarités paysannes, à l’accroissement des inégalités économiques et facilité l’accaparement des communaux par les propriétaires et riches marchands, mais elle a surtout « anéanti tout un monde de pratiques féminines, de rapports collectifs et de systèmes de connaissance qui avaient constitué le fondement du pouvoir des femmes dans l’Europe précapitaliste ainsi que la condition de leur résistance dans la lutte contre le féodalisme ». (p.179) Une nouvelle image idéale de la féminité émerge consécutive à ce massacre, celle d’une femme passive, obéissante, économe, taiseuse, travailleuse et chaste à l’opposé de celle sauvage, luxurieuse et rebelle de la sorcière.

Selon Federici, un nouveau contrat social/sexuel apparait. Il résulte de la redistribution des activités de production et de reproduction entre les sexes au cours de ces deux siècles. Une nouvelle division sexuée du travail s’installe via l’exclusion du marché du travail des femmes de toutes les classes sociales en Europe. Dans le monde agricole, le travail professionnel à domicile que les femmes de paysans pauvres assument en plus de leurs charges de ménage, est non reconnu et mal payé (au mari) ; les artisanes sont exclues des métiers par crainte de la concurrence; les femmes de paysans riches et de bourgeois sont renvoyées à la sphère domestique. À cela s’ajoutent les réglementations qui criminalisent les pouvoirs des femmes en matière de reproduction et réduisent leurs droits, à l’héritage par exemple. Les femmes furent donc progressivement confinées au monde de la reproduction dans une société marchande où « seule la production pour le marché était définie comme activité créatrice de valeur, alors que la reproduction du travail commençait à être perçue comme étant sans valeur d’un point de vue économique ». (p. 127) Désormais en dehors de la sphère des rapports marchands, ce travail pouvait être redéfini en termes de ressource naturelle et comme tel, se concevoir inépuisable et gratuit. Tout au long du livre, Federici se révèle une femme engagée dont les écrits témoignent d’une volonté politique de transformation du monde. Si elle insiste sur les résistances aux enclosures, les rébellions de paysan·nes, la création de communautés alternatives de femmes, c’est pour nous encourager à penser et à combattre les enclosures d’aujourd’hui comme elle combattait les ajustements structurels imposés par le FMI au Nigeria, pays où elle a vécu et travaillé.

Conclusion

En revisitant l’histoire avec leurs outils féministes, Merchant et Federici font voler en éclats des évidences: non, le capitalisme n’est pas synonyme de progrès, au contraire, selon Federici, il fut une « contre-révolution qui réduisit à néant les possibilités ouvertes par les luttes anti-féodales ». Toutes les deux mettent l’accent sur la dimension structurelle de l’extrême violence qui s’abat sur les femmes quelles que soient leur appartenance de classe ou leur origine. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit, pour les défenseur·ses de la rationalité d’éradiquer leurs savoirs (le savoir médical en particulier en matière d’obstétrique) et de dévaloriser leurs pratiques (artistiques ou économiques).

Ces textes font le procès sans appel de la construction d’une modernité qui a profondément remodelé le système patriarcal pour servir les intérêts d’une société capitaliste. La culture qu’elle produit et qui l’imprègne a formalisé les dichotomies et exacerbé les antagonismes: nature/culture; passion/raison; passif/actif; femme/homme, pour ne citer que les plus familiers. Elle a surtout radicalisé la hiérarchisation de ces binarités: la culture l’emporte sur la nature, de même que la raison sur la passion et l’homme sur la femme. Nous n’en sommes pas sorti·es. La modernité s’épanouira au XVIIIe siècle et, au moment où elle proclame l’émancipation humaine par rapport à la nature, loue le progrès scientifique et technique qui résoudra tous les problèmes, dresse le contrat social qui signe la liberté et l’égalité des êtres humains, elle exclut les femmes de ce contratn, entérinant définitivement leur sortie de la sphère publique. Tout au long du XIXe siècle, des « scientifiques » s’efforceront de prouver leur infériorité comme celle de certaines races car il fallait bien justifier le fait que l’affirmation d’égalité des êtres humains prônée par les Lumières était constamment bafouée dans les faits.

Nadine Plateau, membre de Culture & Démocratie

1

Françoise d’Eaubonne, Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, Libre & solidaire, 2018 (1978).

2

Susan Griffin, La femme et la nature, trad. Margot Lauwers, Le Pommier, 2021 (1988).

3

Silvia Federici, Réenchanter le monde: le féminisme et la politique des communs, trad. Noémie Grunenwald, Entremonde, 2022.

4

Voir notice « Le capitalisme patriarcal », in Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme, Culture & Démocratie, 2022, p. 118.

5

Voir Carole Pateman, Le contrat sexuel, trad. Charlotte Nordmann, La Découverte, 1988.