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Dossier

Penche-toi, société, et bois à la source du conte

Emmanuel De Lœul
Conteur

26-04-2020

Dans son article, Baptiste De Reymaeker évoquait l’investissement de l’art de raconter par la publicité et le capitalisme à travers le storytelling. Partant de son propre cheminement, Emmanuel De Lœul pose sur le conte un regard à la fois de praticien et de journaliste. Pour lui, l’art de conter suppose de rejeter tout formatage extérieur et constitue en cela un acte subversif, un rempart au storytelling institutionnel, religieux ou politique. Face à l’instrumentalisation du conte à des fins normatives ou mercantiles, il entend « réaffirmer la fonction vitale de l’imaginaire et ses infinies possibilités ». Ainsi l’acte libre du conteur ou de la conteuse permettrait aux individus de se réapproprier ces récits et de leur rendre (ou de préserver) leur capacité à en imaginer d’autres.

L’une des questions présidant à ce dossier était : comment le conte reflète-t-il les enjeux sociétaux de notre temps ? Comme n’importe quelle autre pratique artistique, est-on tenté de répondre, c’est-à-dire en étant lui-même traversé par les tentations, contradictions et espoirs qui mettent en tension notre temps : de masse ou intimiste, spectaculaire ou secret, industriel ou artisanal, oligopolistique ou divers, aristocratique ou populaire, etc. Cela est vrai mais trop superficiel : cette réponse fait du conte un théâtre de plus soumis aux tourments des sociétés occidentales contemporaines. Mais pour qui a le réel désir de faire un pas de côté, de « tenter autre chose », le conte pourrait bien constituer une source d’inspiration plutôt qu’un miroir. Dès lors : en quoi notre temps peut-il s’abreuver au conte ?

Forme contée ou formatage

Considérons le conte comme ce répertoire de récits populaires de tradition orale qui va du conte merveilleux (le conte de fée) au conte d’avertissement en passant par la facétie ou encore le conte de sagesse. Les conteurs et conteuses d’aujourd’hui ne se contentent pas de ré-explorer ce répertoire mais leur pratique artistique en est étroitement tributaire, même lorsqu’ils et elles l’appliquent à d’autres types de récits (récits de vie, légendaires, mythes, fables, nouvelles, etc.).

Le conte en tant que récit est une forme en soi avec sa nature orale, ses structures, son propos. Derrière les apparences du bon et du méchant, du faible et du puissant se jouent des initiations dont les chemins sont continuellement à redécouvrir. La rituelle fin heureuse d’une histoire appartient en fait à la sagacité de chacun et chacune dans l’auditoire dont l’imaginaire est mis à contribution par des récits qui ne livrent jamais toutes leurs résonances possibles ni n’imposent de spectacle à la vue. La circulation de ces récits, enfin, repose sur le bouche à oreille d’un conteur, d’une conteuse à quelques-un.es qui écoutent les histoires dans une relative proximité.

Par ces caractéristiques, le conte – et par suite, l’art du conte aujourd’hui – repose sur une pratique pour laquelle le souci de toute forme exogène (qui n’est pas déduite de la nature même du conte et de l’art de le faire circuler) lui est contingenté voire contre-indiqué. Du moins le souci de forme dans son sens commun contemporain – appelons-le formatage : des conférences TED aux posts sur les réseaux sociaux en passant par le spectaculaire qui dévoie jusqu’au titrage des articles d’information : pour attirer l’attention ; et laisser entendre que « tout est dit » puisque « tout a été donné à voir ». Ou pour offrir du rêve en négligeant de stimuler l’imaginaire – nous y reviendrons. Ce souci de la forme confinant au formatage et les artefacts techniques qui la plupart du temps les sous-tendent – en sollicitant la fibre « bon public » de chacun·e d’entre nous – ont en effet l’avantage de susciter des sensations immédiates mais strictement circonstancielles et très souvent superficielles ou convenues. Le risque est grand de s’en contenter.

La forme que prend une histoire contée – de la parole (rythme, musicalité, timbre et lexique, bref, la prosodie) à l’environnement scénique (décor intentionnel ou impromptu, lumière ou éclairage, moment de la journée ou de la nuit, etc.) – découle d’abord et avant tout de la manière de la raconter. C’est-à-dire de la façon dont l’histoire traverse le conteur ou la conteuse : la couleur, le rythme, la musique, le bourdon, les silences qu’inspirent les actions dont ils et elles se targuent d’avoir été les témoins impriment à leur parole en public une tonalité, un rythme, un timbre, un souffle ou appellent le recours à un instrument de musique voire à un éclairage particulier. L’inverse les ferait raconter à côté ou devant l’histoire alors que c’est elle qui est devant elles·eux.

En cela, l’art du conte est éminemment subversif en Occident où les formatages a priori sont devenus si prégnants et conditionnent le propos. Comme l’art du conte nous y invite, l’idée est moins de s’interdire tout souci de forme que de le guetter pour mieux le remettre à sa place le cas échéant. Il s’agit d’abord de s’immerger dans les histoires. De s’imprégner de leurs vibrations. De faire confiance à ce qu’elles transportent avec elles depuis le temps qu’elles s’épaississent, s’approfondissent, se rendent rugueuses. Quitte à ce qu’elles inspirent de nouvelles histoires. Quitte à y mettre notre grain de folie (conteur comme auditeur).

En somme, il s’agit d’en faire l’expérience concrète. Ce sont les sensations vécues par le conteur ou la conteuse dans ses récits et transmises par sa parole qui font le partage d’expérience authentique et durablement résonnant, bien plus que toute forme importée ou toute adjonction d’artifice censé en favoriser ou faciliter la réception par le public.

Intercession

Pas une conversation sur l’avenir de notre planète ne se conçoit sans un plaidoyer en faveur des circuits courts, réduisant le nombre des intermédiaires entre producteur·rices et consommateur·rices. Au nom du juste prix, d’une réduction des distances parcourues mais aussi d’un rapport plus direct entre les gens, bref d’une revivification des liens sociaux plutôt qu’une intensification des contrôles institutionnels.

Perpétuer le conte dans notre société, c’est faire coup double. C’est favoriser la circulation des histoires (de la-vie-comme-elle-se-passe-et-de-ses-insondables-mystères) d’humain·e à humain·e plutôt que par tout autre intermédiaire conformant (mass-médias, institutions, clergés…)

Il n’y a pas que dans la « vraie vie ». Dans son essai L’espace vide, l’homme de théâtre Peter Brook témoigne, entre autres, de son inlassable recherche, avec les comédiens et comédiennes sur scène, d’une réduction des intermédiaires entre l’invisible et le représenté. De tout temps le conte a participé de cette intercession sobre.

Par le dispositif d’abord, comme on dirait aujourd’hui : un homme ou une femme raconte, debout ou assis·e, parmi d’autres femmes et hommes, parfois des enfants, occupé·es à une tâche répétitive commune ou retardant l’heure du coucher autour d’un feu. Aujourd’hui encore, la conteuse, le conteur est tout à la fois témoin (bien plus que metteur·se en scène) et incarnation (bien plus que personnage), mais il·elle n’est que ça, tout vibrant·e de sa propre sensibilité à ce que lui donne à voir l’histoire.

Par la faculté humaine mobilisée, ensuite : l’imaginaire. Le conte circule d’imaginaire en imaginaire. Donc de sensations en sensations. Ce que l’histoire donne à voir, le conteur ou la conteuse cherche à le donner à voir aux gens venus écouter l’histoire. Certes avec le plus de talent possible et tout le travail nécessaire, mais le conteur, la conteuse ne fait jamais que se prêter à l’histoire qu’il·elle raconte. Il·elle intercède entre l’histoire – l’invisible – et les gens par le biais de l’imaginaire – la représentation – cette fabuleuse machine à éprouver tout voyage, toute quête, en restant assis·e là.

Soigner cela aujourd’hui, perpétuer le conte dans notre société, c’est faire coup double. C’est favoriser la circulation des histoires (de la-vie-comme-elle-se-passe-et-de-ses-insondables-mystères) d’humain·e à humain·e plutôt que par tout autre intermédiaire conformant (mass-médias, institutions, clergés…). Et c’est, en réaffirmant la fonction vitale de l’imaginaire et ses infinies possibilités, submerger les tristes et étroites instrumentalisations qu’en font la publicité et le storytelling institutionnel ou politicien. C’est non pas résister mais continuer à œuvrer plutôt que de céder aux injonctions à se laisser servir.

Humilité. Ou ingénuité.

Demandez aux artistes de la parole contée comment s’est constitué leur répertoire et, immanquablement, à un moment, vous vous entendrez dire que telle ou telle histoire reste en partie mystérieuse à leur entendement et que c’est bien là l’une des motivations si pas la motivation principale à la raconter.

Dans le rapport à l’invisible et à sa représentation il y a aussi la calme curiosité ou la tumultueuse fascination pour l’inexplicable, l’étrange, le mystérieux, l’indicible. Dans l’irréductible part de caché que fait entrevoir le conte réside un rapport au monde que court-circuite l’offre surabondante de solutions surfaites de la société de consommation et qu’érode l’offre pitoyable de résolutions anesthésiantes du discours politique.

À travers le conte, toute piste de résolution ouvre sur mille et une autres quêtes et leur cortège de ressorts insondables. Peut-être est-on simplement en présence de successions de faits que notre entendement rationaliste et individualiste ne permet plus d’appréhender comme allant de soi. Peut-être s’agit-il de véritables et si profonds mystères qu’aucun animiste ni ascète mystique ne nous donnerait à en envier l’entendement qu’ils en ont (ou pas).

C’est un rapport au monde où l’invisible, l’indicible et l’étrange ne peuvent être évacués à coup de subterfuges consuméristes ou dogmatiques : il s’agit de vivre avec, et les histoires nous permettent de les apprivoiser plutôt que de les refouler ou de les soumettre à l’accaparement rationaliste.

Envoi

Comment, donc, le conte reflète-t-il les enjeux sociétaux de notre temps ? Par l’absurde pardi !

Comme la source réinjecte, concentrée, la vapeur d’eau dispersée en nuages et en gouttes puis filtrée par d’inextricables strates terreuses et rocheuses, ainsi vient le conte nous offrir le suc des perpétuelles métamorphoses du cycle de la vie, percolé par d’innombrables générations de conteurs et conteuses.

La puissance vaut mieux que la force, le mystère est partout, l’étrange est en soi, rien n’est jamais acquis, la sagacité est l’autre arme des rusé·es, les mort·es ça se respecte…, nous chuchotent les contes. Et avec la même assurance concrète, ils nous font voir des miroirs traversés, des humain·es métamorphosé·es, des lutin·es et des géant·es déterminant·es, des sorcières puissantes, des dieux trompés, des diables embouteillés…

le conte nous invite à une geste de reconnexion d’avec l’invisible, l’indicible, l’inconnu ; d’avec l’esprit de communauté, le bouche à oreille, le proche en proche

Ainsi donc, les contes nous invitent à vivre avec des choses qu’on ne comprend pas plutôt que de les refouler ou de chercher à tout prix à les assigner à notre compréhension rationaliste, à les soumettre à la logique analytique.

En s’adressant à et en stimulant l’imaginaire par l’intercession sobre d’un conteur ou d’une conteuse « électron libre », le conte rend aux gens une autonomie onirique que toutes les formes de communication auxquelles nous sommes quotidiennement soumis·es confisquent au profit d’illusions normatives ou mercantiles.

Pour nous ouvrir au mystérieux par l’imaginaire sensible, le conte emprunte un chemin qui lui est propre, non réductible aux standards formels prévalant ailleurs et encore moins contaminable par les formatages spectaculaires dans lesquels nous surnageons.

Bref, le conte nous invite à une geste de reconnexion d’avec l’invisible, l’indicible, l’inconnu ; d’avec l’esprit de communauté, le bouche à oreille, le proche en proche ; d’avec l’inhabituel, l’irréductible, le spécifique. D’avec ce dont nous a séparé·es la science, le capitalisme, le rationalisme, l’individualisme, le conte nous reconnecte – l’inconscience et l’innocence en moins.

Pour répondre à une autre projection souvent faite sur le conte, s’il devait y avoir un engagement « politique » des conteurs et conteuses de notre temps, ce serait celui-là : ne rien céder sur aucun aspect de l’art du conte qui en fait une allégorie d’une façon radicalement différente de vivre, de vivre avec l’étrange(r) et de se coltiner le mystère.


Ce texte, traduction de sensations qui me traversent aujourd’hui, est tout imprégné d’un compagnonnage à la porosité fertile et féconde auprès de l’humaine et conteuse Catherine Pierloz. Il est aussi redevable au compagnonnage auprès du conteur Michel Hindenoch et de la conteuse Myriam Pellicane.

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