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Perdre ou mélanger sa culture

Plasticité culturelle

David Berliner
Anthropologue

01-12-2020

La réflexion sur la notion de culture est fondamentale en anthropologie. De manière classique, l’anthropologue considère que la culture est constituée d’un ensemble de représentations, de pratiques et de valeurs partagées par des humain·es, traits qui vont les différencier d’autres groupes d’humain·es. Elle rassemble dans le même temps qu’elle distingue. Pour remonter dans le temps, cette notion romantique, au sens du terme kultur utilisé à partir du 18e siècle par la bourgeoisie et les auteurs allemands, désignait « l’éthos » ou « le génie du peuple », c’est-à-dire ce qui est propre à un groupe, ce qui lui confère une spécificité, un style le singularisant des autres. Aujourd’hui, le plus grand piège consiste sans doute à l’appréhender uniquement comme ce qui fait différence, en exagérant les idiosyncrasiesn, en creusant des interstices indépassables, trop souvent au détriment de la nuance, de la complexité et, surtout, de l’unité. « Je suis différent, comme tout le monde ! » (mon italique), écrit Gary-Ajar dans son roman Gros-Câlin.

La première question que se pose l’anthropologue est celle-ci : comment employer un tel concept à l’heure de la mondialisation, alors que les sociétés sont composées d’individus d’origines très diverses qui se déplacent beaucoup et que l’hétérogénéité y domine ? En réalité, nous sommes, pour la plupart d’entre nous, les héritier·ères de deux, trois, quatre (voire plus) cultures différentes. Aussi, il convient de penser la culture comme une pelote de laine, dont les fils multiples se détachent les uns des autres tout en s’enchevêtrant. Et sortir de l’idée de culture se référant à un territoire délimité, un ensemble de gens particuliers, une langue ou encore des valeurs spécifiques. Le concept d’identification culturelle, qui exprime le processus d’attachement à une série d’horizons, me semble bien plus à même de décrire le monde que nous habitons.

Bref, il est malaisé d’user de cette vieille idée avec la dimension essentialiste qu’elle charrie. Elle tend à obscurcir le fait que nous sommes toujours déjà multiples. L’un est multiple et « Je est des autres », pour reprendre en la transformant la belle formule de Rimbaud dans les Lettres du voyantn. Les humain·es se pensent au croisement de récits bigarrés, ambigus, compliqués, parfois contradictoires.

À n’en pas douter, la notion de droits culturels constitue un acquis fondamental, pour autant que nous en gardions à l’esprit les écueils potentiels. Parce qu’il est facile de tomber dans une rhétorique qui mobiliserait les thèmes de la pureté et de l’authenticité. Comme si nous étions les héritier·ères d’une tradition originelle et vraie, transmise de manière linéaire, sans accroc, sans rencontre, sans emprunt. À tout prix, évitons l’absolutisme et le fixisme sans quoi l’on risque de renforcer le désir d’être rivé·e à soi-même. La culture procède d’une dynamique multidirectionnelle, inclusive et poreuse qui peut prendre les allures malheureuses de la viscéralité. Boule de laine ou – comme nous en discutions l’autre jour avec Fabian Fiorini – fractale, elle n’est jamais stable. La transmission ne s’opère pas à l’identique, mais suivant des processus de retranscription et de réinterprétation qui font de la culture le résultat d’une fantastique hybridation.

À titre d’exemple, voici une recherche que j’ai menée il y a une vingtaine d’années en Guinée-Conakry, en Afrique de l’Ouest. Les Baga sont un groupe de riziculteur·rices dont le récit des origines ne déploie pas les formes habituellement essentialistes de l’identité. Avant d’arriver dans la région qu’ils et elles occupent aujourd’hui, les Baga relatent être venu·es d’un peu partout : du nord, de l’est, des hauteurs du Fouta Djallon, de la Guinée forestière. Il·elles racontent provenir de lieux multiples et se sentent hétérogènes et cosmopolites. Une fois tou·tes rassemblé·es sur le littoral, un génie serait apparu pour les doter d’une langue commune, ciment de leur identité actuelle.

Le récit d’origine des Baga est édifiant parce qu’on y trouvera peu de cette rhétorique soutenant l’idée d’un peuple qui émergerait d’un endroit particulier, avec des racines et un héritage singulier. Au contraire, leur histoire locale valorise le multiple et l’hétérogène. Il·elles affirment leur cosmopolitisme fondateur, le rôle décisif de la rencontre et de l’hybridité dans leur sociogenèse. Certes, aujourd’hui, les choses tendent à changer, et l’influence des grandes narrations identitaires promues depuis l’époque de Sékou Tourén se fait sentir. Le nationalisme est friand du patrimonialisme et du mythe de la pureté.

En parallèle de la culture, la notion de patrimoine est, elle aussi, révélatrice d’usages politiques inquiétants. Cette dernière est abondamment utilisée et bénéfique dans le cadre des luttes pour la reconnaissance (« ma culture, mon patrimoine »). Elle s’inscrit souvent dans un agenda progressiste, conférant une existence sociale à certaines catégories de population et prenant la mesure des traumas de leur histoire. Mais, ce même discours patrimonial peut également devenir nocif. Comme lorsque des fonctionnaires européen·nes entendent « protéger le mode de vie européen », un héritage supposément attaqué par des migrant·es qui mettraient en péril « notre » culture. C’est une rhétorique similaire dont certain·es se servent pour soutenir que le « mâle hétérosexuel blanc est menacé d’extermination», comme le disait encore Éric Zemmour à la Convention de la droite en septembre 2019 à Paris. Les hommes politiques conservateurs usent pertinemment de cette figure de la perte.

Alors que faire ? Que faire d’un concept qui est l’objet d’utilisations aussi opposées ? En tant qu’anthropologue, je suis partisan de laisser proliférer les récits d’identification culturelle, tout en déstabilisant les notions d’identité, de racines, de patrimoine. Montrer à quel point ce sont là des concepts situés et se livrer – chacun·e d’entre nous – à l’inventaire de nos appartenances. Soyons le Spinoza de nos affiliations ! Toujours un pied dehors et un pied dedans, afin de pouvoir examiner comment nous tissons – fragilement – nos identités en entrelaçant des fils multiples.

À cet égard, l’idée de plasticité culturelle me semble particulièrement attractive. Zelig, dans le film du même nom réalisé par Woody Allen, est l’histoire emblématique d’un homme qui, au contact d’autres identités, absorbe ces dernières. Il souffrirait ainsi d’une sorte de « caméléonite ». Or, loin d’être une pathologie, il s’agit là d’une dimension fondamentale de notre humanité: l’être humain est une créature malléable qui, par l’empathie et l’imitation, a la capacité de se mettre dans les bottes d’un·e autre. Proust décrivait cette plasticité comme un « bain de jouvence ». Plastiques, nous sommes en mesure de nous « désidentifier » de nos appartenances et, par-là même, d’assumer l’hétérogénéité intrinsèque de notre être.

En guise de conclusion, méditons sur cette superbe citation de Walt Whitman : « Est-ce que je me contredis ? Très bien, donc je me contredis. Je suis vaste, je contiens des multitudes. »

Image : © Anne Leloup

1

Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre.

2

« Je est un autre», lettre d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny, 15 mai 1871.

3

Ahmed Sékou Touré (1922-1984), premier président de la République de Guinée à partir de l’indépendance française, en 1958, jusqu’à sa mort.

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