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Vents d’ici vents d’ailleurs

Plus on est avec les fous, moins y en a

Mathieu Bietlot, philosophe

17-11-2022

À l’ère de la démocratie participative, de la démocratie au travail, de la démocratie culturelle, etc., la prise en charge des personnes en difficulté psychique gagnerait à se collectiviser et ne plus être seulement déléguée à des spécialistes. L’enjeu consiste à partager et redistribuer au sein de la cité les rôles, les responsabilités et les risques en matière de troubles psychiques ou d’accueil d’une crise de délire. Il s’agit autant de mieux intégrer celles et ceux qui ne vont pas bien que d’entendre les questions que posent leur souffrance à l’organisation sociale pour pousser celle-ci à s’améliorer.

Les hôpitaux psychiatriques ont connu plusieurs vagues de critiques au cours du siècle dernier auxquelles ils ont répondu davantage pour les désamorcer que pour les prendre au sérieux. Ils se sont quelque peu « humanisés », grâce notamment aux progrès de la pharmacopée, tout en étant dévoyés par le management néolibéral. Parallèlement, la psychothérapie institutionnellen s’est propagée et inspire de nombreux lieux de soins. La critique la plus fondamentale à laquelle ne répondent ni l’hôpital, ni la politique de réduction des lits (réforme 107), ni la plupart des services de santé mentale, ni le foisonnement d’offres thérapeutiques néolibérales et new age (du développement personnel à la sylvothérapie), déplore le manque de liens conséquents entre la situation sociale et les troubles psychiques. Pourtant, le passage de la patate chaude que représentent les personnes perdues ou explosées entre les services sociaux et la psychiatrie ou la santé mentale s’avère de plus en plus flagrant. Dès lors, qu’on voie les crises personnelles comme des reflets ou résultantes des crises de société, il y aurait lieu d’œuvrer davantage à des transformations sociales plutôt que de se contenter d’isoler ou de médiquer les personnes en difficulté.

Répandre le trouble pour secouer la société
Tel est ce qui anime « la psychiatrie démocratique dans le milieu de vie », amorcée par Franco Basaglia en Italie. Devenu directeur de l’hôpital psychiatrique de Gorizia en 1961, il décida très vite d’en ouvrir toutes les portes et de mettre l’institution en négationn – ses hiérarchies, ses rôles, ses violences – afin de laisser émerger ses contradictions. En refusant d’étouffer la force subversive de la folie, en accordant la liberté de circulation et de décision aux interné·es, en poussant l’autogestion jusqu’au bout, une dynamique de contestation commune des fondations de l’asile, alliant soigné·es et soignant·es, a pu déplacer la contradiction vers l’extérieur où elle devient une menace et « un problème pour la société dont elle est l’expressionn». À partir de là s’est développé le mouvement Psichiatria Democratica qui, avec le soutien des syndicats, de certains responsables politiques et en rebondissant sur l’effervescence émancipatrice des années 1960 et 1970, a libéré d’autres hôpitaux et organisé l’accueil de leurs patient·es chez des étudiant·es, des travailleur·ses, dans des usines autogérées, des comités de quartier… Basaglia insiste sur le déplacement du regard sur la folie que provoque l’accueil des personnes en difficulté dans la cité : « Nous les avons confrontés avec la souffrance et non à la gestion de la maladie, car la souffrance de l’un est le problème de tous. »n En Belgique, L’Autre “lieu” – R.A.P.A. a mis en place des pratiques inscrites dans la même veine et volonté d’apporter une réponse aux besoins générés par le trouble psychique non réservée aux professionnel·les du soin.

En refusant d’étouffer la force subversive de la folie, en accordant la liberté de circulation et de décision aux interné·es, en poussant l’autogestion jusqu’au bout, une dynamique de contestation commune des fondations de l’asile, alliant soigné·es et soignant·es, a pu déplacer la contradiction vers l’extérieur où elle devient une menace et « un problème pour la société dont elle est l’expression ».

L’individualisme et l’isolement, la peur et la froideur, la marchandisation et la précarisation, la mise en concurrence et en conflit promues et entretenues par le tournant néolibéral et sécu-ritaire de ces dernières décennies ont décimé, discrédité ou réduit à des ilots de résistance ces expériences. Il devient pourtant décisif de nous en inspirer pour empêcher cette « dissociété » néolibérale de tout dévaster ou, à tout le moins, pour riposter aux troubles qu’elle provoque. S’en inspirer tout en tenant compte des écueils, dont les deux principaux sont le trouble suscité dans l’entourage et le risque d’abandon des patient·es libéré·es. Faire face au trouble psychique occasionne en effet aussi une forme de trouble, dérangeante ou encombrante. Il y a de quoi être désemparé·e si l’on n’y est pas un peu préparé·e, bien qu’à trop se préparer on passe à côté de la rencontre… Si, suite à ces perturbations et plus encore au changement de contexte, la population et les dynamiques collectives n’accompagnent pas les personnes sorties de l’hôpital, celles-ci se retrouvent dans la plus grande précarité, seules avec leur souffrance, incarcérées dans leur désarroi, souvent à la ruen.

Accueillir le trouble pour créer du collectif
Pour déployer la psychiatrie démocratique à petite échelle – en préalable à une transformation des structures de la société et des imaginaires dominants – nous proposons deux pistes : raviver l’éthique de l’hospitalité et créer du Collectif dans la cité. L’hospitalité, telle qu’elle a été chantée dans l’Odyssée d’Homère et telle que l’ont pensée des philosophes comme Jacques Derrida, René Schérer ou Alain Brossat, invite à accueillir l’autre de manière inconditionnelle et a priorin. L’autre, qui qu’elle ou il soit, l’étrangère, l’étrange, l’indigente davantage que le proche, la familière, l’égal qui en ont moins besoin. Le ou la recevoir dans toute son altérité, c’est-à-dire dans sa différence autant que dans sa bizarrerie, son imprévisibilité et même son agressivité, avec l’envie d’en faire quelque chose ensemble, de se laisser altérer autant qu’enrichir par cette altérité. Il n’y a pas de formation, de formule toute faite, de recette magique pour pratiquer l’hospitalité. Être accueillant·e requiert quelques dispositions, une disponibilité surtout, de l’imagination, une ouverture aux failles du visiteur ou de la visiteuse autant qu’aux siennes propres. L’hospitalité, c’est un peu cette aptitude à être à l’écoute du frisson que donne à sentir Les furtifs d’Alain Damasio et qui accroit notre puissance. « C’est précisément ce que j’appelle être prêt. Cet état d’incertitude fragile, ouverte, qui rend disponible à l’inconnu. »n

Cette démocratisation de la psychiatrie cherche à conférer une reconnaissance sociale, une place de sujet à la personne, à l’accompagner de manière plus émancipatrice qu’à l’hôpital, à la laisser être ce qu’elle devient, bref à l’intégrer dans le milieu de vie.

Pour soutenir cette approche de l’autre et permettre la psychiatrie démocratique, nous avons besoin de retisser du collectif dans le milieu de vie. La psychothérapie institutionnelle envisage l’établissement de soins comme un Collectif dont toutes les dimensions sont mises au travail pour soutenir et soigner la personne en trouble. Elle saisit tout ce qui compose la vie de l’institution, les lieux, l’architecture, les nombreuses activités, les réunions, la répartition des tâches, les interactions les plus quotidiennes, la dynamique de groupe, les conflits interpersonnels, les rébellions des un·es, les délires des autres… pour en faire des médiations, des points de raccrochage de la personne à la dérive ou de transfert analytique. La relation thérapeutique quitte le face à face avec le·a médecin pour s’éparpiller au sein du Collectif qui, dans toute sa diversité, agit en tant que tiers susceptible d’aider la personne en trouble à atténuer ses difficultés. Ne pourrions-nous pas faire sortir cette idée de l’institution pour la semer et la faire pousser dans la cité, dans le quartier, dans le village ?

L’hospitalité bouleverse autant l’hôte·sse que l’hôte·sse, elle modifie les paramètres du trouble et les coordonnées du milieu.

Cette démocratisation de la psychiatrie cherche à conférer une reconnaissance sociale, une place de sujet à la personne, à l’accompagner de manière plus émancipatrice qu’à l’hôpital, à la laisser être ce qu’elle devient, bref à l’intégrer dans le milieu de vie. Elle fait aussi le pari de mettre la population, d’un quartier ou d’une zone rurale, en position de sujet et de collectif plutôt que d’individus dispersés ou d’objet d’attention. L’accueil de la différence perturbe. Comme dans le champ de l’immigration, toute intégration suppose une transformation réciproque et implique des enrichissements à valoriser et des difficultés nouvelles à résoudre ensemble avec des points de vue ignorés jusque-là. L’hospitalité bouleverse autant l’hôte·sse que l’hôte·sse, elle modifie les paramètres du trouble et les coordonnées du milieu. Elle favorise plus d’attention à chacune et chacun, assouplit et consolide des liens locaux et invite à prendre davantage soin les unes des autres. Une prise de conscience collective est alors possible. On peut s’apercevoir que les problèmes de la personne dite malade sont plus communs qu’il n’y parait. L’isolement, la précarité, l’incompréhension (interindividuelle ou interculturelle) ou la surconsommation (de substances ou de marchandises) nous concernent toutes et tous de près ou de loin. On pourrait en conséquence faire communauté ou convergence dans la remise en question des politiques sociales, économiques et culturelles qui génèrent ou entretiennent ces difficultés.

 

Pour aller plus loin ou ailleurs : Mathieu Bietlot, Folie de l’hospitalité. Un autre accueil des personnes en trouble psychique, Couleur livres, 2022.

 

Image : © Joanna Lorho

 

1

Lire aussi « La langue est la terre que nous habitons », de Julia Sire dans ce Journal de Culture & Démocratie N°55

 
2

L’institution en négation, trad. de l’italien par Louis Bonalumi, Arkhê, 2002 (1968) est l’ouvrage dans lequel Basaglia met en discussion cette expérience. Voir aussi l’ouvrage de référence en français à ce propos : Mario Colucci & Pierangelo Di Vittorio, Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif, trad. de l’italien par Patrick Faugeras, Érès, 2005.

 
3

Antonio Slavich, « Mythe et réalité de l’autogouvernement », chapitre IV de Franco Basaglia, L’institution en négation, op.cit.

4

Interview en décembre 1976, in Collectif international, Réseau Alternative à la psychiatrie, Union générale d’édition (10/18), 1977, p. 157.

 
5

Félix Guattari le rappelait des années plus tard : « Les hôpitaux furent fermés généralement dans de très mauvaises conditions, c’est-à-dire sans que soient mises en place de réelles solutions de rechange. Les malades étaient laissés à l’abandon… » (Félix Guattari, De Lesbos à La Borde, nouvelles éditions Lignes, 2012,72.)

 
6

Voir notre article « De l’éthique à la politique : subsomption ou subversion » dans Le Journal de Culture & Démocratie n°30, 2013.

 
7

Alain Damasio, Les furtifs, La Volte, 2019, 11.

 
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