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Atelier 2 - Arts visuels musées et droits culturels

Plus ou mieux

Caroline Mierop
Directrice honoraire de l’école nationale supérieur des arts visuels de La Cambre

01-12-2020

Je voudrais initier ce débat en vous lisant un court extrait des conclusions d’une étude suisse sur les phénomènes de discrimination dans les écoles d’art. La question des écoles d’art renvoie non seulement, sous plusieurs angles, à celle des droits culturels, de leur lien avec les politiques publiques et de la responsabilité de chaque institution à cet endroit, mais elle pose aussi, plus largement, celle de l’ambiguïté de ces droits, de leur ambivalence comme de l’ambivalence des actions menées pour les garantir. Le choix d’une étude suisse relève du fait que je ne connais pas d’étude à ce sujet dans d’autres pays européens et que ses conclusions – à mon sens violentes et édifiantes – sont plus acceptables pour nous quand elles sont mises à distance.

Voici ces conclusions, qui datent de 2016 et sont disponibles sur le blog Art.School. Differences : « […] Un autre constat majeur est que le lycée général est devenu la voie standard pour les candidats et les étudiants dans les écoles d’art: les chances d’accéder aux études sont significativement plus élevées pour les personnes issues du lycée que pour celles qui ont un autre parcours de formation, particulièrement professionnel. L’origine sociale privilégiée des lycéens (d’après les niveaux de formation et professions de leurs parents) renforce l’exclusivité sociale de l’enseignement supérieur artistique. La reproduction des milieux culturels et éducatifs dans l’espace social s’avère très forte dans et à travers les écoles d’art. L’analyse des procédures d’admission montre que certains groupes sociaux sont privilégiés alors que d’autres restent exclus. Les différences sociales qui existent en amont des écoles d’art sont renforcées et normalisées par des pratiques institutionnelles spécifiques de communication et de sélection ; des pratiques qui consolident et perpétuent les structures sociales d’exclusion et d’inclusion dans les institutions d’enseignement supérieur. Il en résulte des normativités institutionnelles qui s’exercent au-delà des procédures de sélection en tant que telles, et qui renferment des effets discriminatoires potentiels : outre l’aspect de la classe sociale privilégiée et de la formation préalable adéquate, les mécanismes institutionnels encouragent la primordialité des corps blancs, jeunes, non-handicapés, sains et psychiquement intacts. […] »

L’étude, commanditée par le Gouvernement fédéral suisse et confiée à un laboratoire de recherche en sciences sociales de l’Université de Lausanne, a été menée en étroite collaboration avec trois écoles partenaires (deux écoles d’art et de design, et un conservatoire de musique) et je voudrais souligner ici le courage de ces écoles qui ont volontairement choisi d’y participer.

Les conclusions de l’étude, très largement étayées, ont provoqué un véritable choc car elles disent le contraire de ce que les écoles d’art sont vraiment, ou du moins veulent être et croient être : des lieux de liberté, d’ouverture et de tolérance, et non les championnes de la reproduction sociale et de la discrimination. De telles conclusions, il faut le reconnaitre, pourraient être tirées quasi à l’identique pour toutes les écoles d’art européennes et toutes les écoles d’art de la Fédération Wallonie-Bruxelles, certes avec quelques nuances selon les écoles ou les régions.

Au-delà des écoles, regardons-nous… et regardons le public de cette journée.

Ce constat, violent dans sa forme, n’est pas neuf et je voudrais, en quelques mots, décrire les actions que j’ai lancées à l’école de La Cambre il y a des années pour tenter de limiter certaines de ces discriminations – celles dont nous avions nettement conscience :

  • faible proportion (30%) d’étudiant·es issu·es de la Fédération Wallonie- Bruxelles (FWB), en particulier de Wallonie ;
  • très faible proportion d’étudiant·es issu·es de milieux socialement et surtout culturellement défavorisés : 80% des étudiant·es sont enfants de professeur·es, d’architectes ou d’artistes ;
  • forte proportion d’étudiant·es venant de France (55%), après un ou deux ans de
    « préparation » très pointue – généralement privée et très chère ;
  • très faible proportion d’étudiant·es belges issu·es de l’immigration (en particulier nord-africaine) ;
  • proportion décroissante de jeunes hommes (30%) – ce qui pose un autre problème quand on sait que, aujourd’hui encore, la féminisation des métiers ou des statuts est souvent synonyme de leur dévalorisation, entre autres salariale (voir l’exemple des architectes).

Ces deux actions, aujourd’hui regroupées sous le terme Antichambre, ciblent les étudiant·es wallon·nes et bruxellois·es en cours de dernière année de l’enseignement secondaire supérieur :

  • une classe du mercredi après-midi, organisée en deux semestres (cumulables ou non), dans l’école, avec des professeur·es de l’école, au contact des étudiant·es de l’école ;
  • une classe d’été à Charleroi : une semaine d’immersion (avec logement en internat), en collaboration avec le BPS22, sous la conduite de professeur·es de l’école, au contact d’artistes, d’étudiant·es et d’ancien·nes participant·es au programme.

Ces programmes sont organisés à des tarifs très bas, grâce entre autres au fort engagement de l’école et des professeur·es volontaires. Les résultats sont très encourageants : en si peu de temps, les élèves comprennent que « c’est possible » et que ce qu’il·elles pouvaient ressentir comme un handicap (ne pas habiter Bruxelles, venir d’un milieu modeste, ne pas avoir été « préparé·e »…), une différence, était potentiellement un atout. Mais ces résultats restent numériquement dérisoires : quelques étudiant·es par an sont issu·es de ces classes, et moins nombreux·ses encore sont ceux et celles qui vont jusqu’au diplôme.

Faudrait-il faire plus ? Créer des ponts (aujourd’hui inexistants) avec l’enseignement secondaire artistique, des « passerelles » ? Mettre en place davantage de dispositifs de transition, gratuits, accessibles à tou·tes? Pratiquer la discrimination positive, c’est-à-dire ne pas traiter de la même manière des gens différents ? Mais qui dit discrimination positive, à nombre égal d’étudiant·es, induit forcément une autre discrimination. Garantir la gratuité des études ? C’est déjà (quasiment) le cas en FWB et c’est exceptionnel. Faudrait-il prendre plus d’étudiant·es ? Plus d’étudiant·es en première année ? Mais cela fait-il sens si 60 à 70 % d’entre eux·elles sont éliminé·es en fin de première ou deuxième année ?

Car il y a des contraintes matérielles fortes dans l’enseignement de l’art et des choix qualitatifs, essentiels, sans lesquels l’enseignement supérieur artistique ne pourrait tenir ses promesses : enseignement individualisé, fort encadrement, matériel mis à disposition, etc. Il serait aussi irresponsable d’encourager de trop nombreux·ses étudiant·es à entreprendre des études dans le domaine de la mode, ou de l’art contemporain par exemple, avec l’illusion d’un avenir garanti et confortable. La réponse ne peut donc être exclusivement quantitative.

La même question se pose quant à la politique des publics mise en place dans les musées. Cela a-t-il du sens, dans les expositions, d’avoir de très nombreux·ses visiteur·ses, qui se bousculent dans les salles pour apercevoir un tableau de loin ? Est-ce vraiment synonyme de plus grand accès à la culture ? Et de meilleur accès à la culture ? Suffit-il, si l’on ne vient pas de ce milieu qui vous a donné les clés de lecture de l’art et les références ad hoc, d’un audio-guide collé à votre oreille pour vous faire réellement « participer à la vie culturelle », pour vous « épanouir culturellement », pour faire sens ? Ou cela vous épanouit-il plutôt comme « consommateur·ice de produit culturel » ?

Je n’ai pas de réponse à toutes ces questions qui mettent d’ailleurs en avant l’angle trop exclusif des publics par lequel se traite généralement la notion de droits culturels. Mais j’ai une conviction, très ancrée, et un petit espoir aussi – si tant est que ce fameux « Pacte d’excellence » tienne ses promesses en matière de pratique de l’art dans les écoles – que le seul lieu où se forgent les égalités, c’est l’école : l’école obligatoire, primaire et secondaire.

C’est à cet endroit que la culture, l’art, la liberté de créer et de penser peuvent s’apprivoiser, se comprendre, enthousiasmer, susciter des vocations, comme le sport peut le faire par exemple. Tous les enfants devraient dessiner, réciter de la poésie, jouer de la musique, faire du théâtre, prendre des photos, tourner des petits films, aller au musée.

Beaucoup de nos questions y trouveraient une réponse. C’est en tout cas là que l’action publique me parait la plus urgente et la plus efficace.

 

Une discussion avec le public suite à cette intervention se trouve en p. 87 du PDF complet de l’ouvrage Faire vivre les droits culturels.

Image : © Anne Leloup

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