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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Plutôt Pénélope que Cassandre

Marie-Claire Caloz-Tschopp,
Enseignante et chercheuse en philosophie politique

18-12-2018

Extrait de L’évidence de l’asile. Essai de philosophie dys-topique des mouvements, L’Harmattan, 2016

Dans un contexte où les faits migratoires, la haine, les propos xénophobes, l’enfer carcéral des camps de réfugiés, l’action humanitaire, la misère et la corruption s’entrecroisent, Marie-Claire Caloz-Tschopp pose une question toute simple : l’asile, est-ce une évidence ? À l’heure où le droit de solidarité devient un délit, de Calais à Lampedusa, du col de l’Échelle aux errements de l’Aquarius, la question tourne et est d’actualité. L’asile est une archén comme le « droit d’avoir des droits » d’Arendt, qui assure la généralité de la politique et des droits. L’asile est un trésor confisqué par les États, l’approche humanitaire remplace les droits fondamentaux oubliés en Europe mais défendus par des mouvements minoritaires. Ils construisent inlassablement l’évidence de l’asile lié à la démocratie radicale.

« Au fond le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au Merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons. Que les hommes là, aient été veules, il en a coûté infiniment la vie »
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

« Nous sommes l’argent de la planète, nous incarnons la mer qui ne cesse jamais, le rempart de l’espoir, une minute d’ombre ne nous rend point aveugles et aucune agonie ne nous fera mourir »
Pablo Neruda, Mémorial de l’île noire

Pour réfléchir à l’Autre Europe constituante décentrée dans l’Autre monde, à l’évidence de l’asile en lien avec les aléas de l’activité de penser, pour pouvoir tenir le pari de l’indétermination, il fallait se glisser dans les pas de Pénélope plutôt que dans ceux de Cassandre. Celle-ci avait le don de prédire des évènements terribles, dont la guerre d’anéantissement de Troie. Aller dans l’atelier de tissage de Pénélope. S’asseoir un instant. Écouter son silence. Suivre chacun de ses gestes. La voir glisser les fils dans la trame. Voir le plaisir de sa lutte ouverte contre les pressions, recommencée dans l’incertitude, la durée. Pénélope tissait le jour et détissait la nuit, elle commençait inlassablement à tisser, à défaire son tissage, à tisser. Toujours sur le métier. […] Elle inventait à sa manière un mode de « désexil », de résistance inventive, patiente, rusée, obstinée.

Alors retrouver l’hospitalité sur le métier pour créer, tisser l’Autre Europe et un Autre monde ? Accepter de se décentrer pour voir le monde et soi-même dans le monde, voir le désarroi, le consentement à l’inacceptable, la guerre. Accepter d’être affecté dans ses émotions les plus intimes pour pouvoir imaginer, penser, juger ce qui nous échappe. C’est non seulement le défi mais le pari d’exister dans la tragédie d’aujourd’hui. Jouer sa vie, la vie pour « comprendre » le monde. Ne pas passer à côté. […] Se méfier des mots. Se méfier de la banalisation Se méfier de la haine. Distinguer encore et toujours la force de la puissance, nous dit Simone Weil. Accepter d’entrer dans l’étrange labyrinthe des « humains superflus », de la « violence extrême et de l’exterminisme », parcourir toutes ses bifurcations qui apparemment ne mènent nulle part. Même les plus obscures, les plus brutales, celle où la « violence extrême » en œuvre dénie la potentialité, la réalité de la destruction.
Accepter de vivre le désarroi, le ressentir, le vivre, le traverser, le parcourir, imaginer l’infini des possibles, le penser avec d’autres. […] Accepter d’écrire pour passer de l’infinitude de la destruction au possible dans des solutions concrètes à la portée de nos mains. « Lutter sans trêve », comme dit Angela Davis. Il y a toujours du possible ! […]
Prendre sur soi l’indétermination de soi et du monde, là où sur le seuil de l’horizon cohabitent la possibilité de la liberté et de la destruction. Résister. Oser, se risquer à agir, ce n’est pas tant « transgresser » qu’oser prendre le risque dys-topique de « commencer quelque chose de neuf » (mot d’Arendt) dans l’indétermination de nous-mêmes et du monde. Créer en funambules sans savoir toujours ce que nous créons. Continuer. Dans l’aventure de la pensée, de la création dans la finitude, la philosophie rejoint la politique. La philosophie rejoint l’art.

 

Image : ©Élisa Larvego, Sans titre, de la série Sculptures mobiles, 2007

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Le début ou premier principe du monde dans l’ancienne philosophie grecque.