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II - Villes et migrations

Politique migratoire européenne : échec des États, solutions urbaines ?

Thomas Lacroix
Chercheur CNRS, Maison française d’Oxford, Chercheur associé au CERI, Sciences Po

12-12-2018

En France, les politiques migratoires s’appuient sur l’argument sécuritaire pour, d’une part, trier les migrants désirables des indésirables en accueillant les uns et en refoulant les autres, et d’autre part, empêcher leur rassemblement dans des lieux fixes– et donc la création de réseaux pérennes de solidarité. Dans le même temps, des contre-politiques d’accueil s’organisent au niveau local, et forment des réseaux dont on trouve des exemples ailleurs en Europe et aux États-Unis. Thomas Lacroix montre ici comment, en matière d’immigration comme dans d’autres territoires politiques, les villes peuvent jouer un rôle moteur face à l’échec des États.

Les politiques migratoires des pays du Nord doivent répondre à une équation insoluble : impossibilité de ne pas recevoir d’immigrants d’une part (les mouvements de population sont partie intégrante de la vie des sociétés !), impossibilité de recevoir des immigrants d’autre part tant l’hostilité de l’opinion publique à l’égard de l’immigration est grande. Et derrière les termes de cette équation s’en cachent deux autres, l’un économique, puisque les entreprises à la recherche de compétences rares ou de main-d’œuvre bon marché sont les premières forces d’appel des travailleurs étrangers, l’autre démographique puisque l’Europe est le continent qui connait la plus faible natalité au monde.

La solution des pouvoirs publics échafaudée depuis ces deux dernières décennies est fondée sur le principe de sélectivitén. La politique migratoire encadrée par l’Union européenne depuis les accords d’Amsterdam en 1999 et mise en œuvre par les États-membres n’est pas, en soit, une politique de fermeture des frontières. Son objectif est bien davantage de susciter des flux d’immigration de personnes qualifiées tout en cherchant à restreindre au maximum la venue des autres catégories d’immigrants, que ce soit le regroupement familial, l’immigration de travail peu ou pas qualifiée ou les réfugiés. Or, cette politique a été génératrice d’une fuite en avant sécuritaire, les migrants mettant en œuvre différentes stratégies de contournement pour déjouer les freins à l’immigration, ce qui, en retour, amène les États à renforcer les dispositifs de contrôle, conduisant les migrants à chercher d’autres voies de passage, etc. Cette spirale sans fin a atteint un point limite en 2015, tandis qu’un million de réfugiés en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique de l’Est arrivaient sur nos côtes. Portée par une vague d’émotion publique, la Commission européenne parvient en septembre de cette année à obtenir un accord sur des quotas de répartition. Mais dès 2016, ces accords deviennent caducs et les États-membres ne parviennent plus à trouver de ligne commune, si ce n’est celle d’un renforcement généralisé des contrôles aux frontières.

En France, la politique gouvernementale s’articule autour de deux volets. Le premier consiste à éviter la formation de points de fixation de populations migrantes. Sous couvert d’arguments humanitaires, le démantèlement des campements informels est guidé par le souci d’éviter toute possibilité de cristallisation d’un mouvement collectif soutenu par les associations comme ce put être le cas à Calais. À ces mesures de dispersion est couplée la mise en place de lieux de regroupement, le plus souvent loin des centres villes, en banlieue, voire en pleine campagne : ce sont les centres d’accueil et d’orientation (CAO) qui sont, dans les faits, des centres de tri. Le second objectif de la politique migratoire est celui de donner une lisibilité administrative des flux en distinguant les « réfugiés » des « migrants économiques ». Ce n’est qu’une fois cette labellisation effectuée que le traitement administratif peut s’effectuer : expulsion, « dublinage»n pour les uns ou demande d’asile et parcours d’intégration pour les autres. L’amélioration des procédures de tri et de dublinage est au cœur de la loi d’asile et d’immigration votée en 2018. À grand renfort d’arguments là encore humanitaires (raccourcir les procédures de traitement de l’asile pour accélérer la prise en charge), la loi restreint considérablement la possibilité d’exercice effectif des droits par les migrants en raccourcissant les délais de dépôt des demandes d’asile et de recours en cas de rejet.

En dépit de l’échec patent de cette politique, ses fondamentaux n’ont jamais changé. La ligne sécuritaire a toujours largement prévalu sur toute autre forme de régulation, condamnant les autorités à une surenchère : augmentation des budgets de l’agence FRONTEX, érection et surélévation des barrières frontalières, enchères diplomatiques avec les pays d’origine et de transit, dilution, voire violation du droit d’asile… Une conséquence de cette politique migratoire réside dans ses répercussions sur l’intégration des immigrants. De la diminution de la durée des titres de séjour, au refus de laisser les mairies organiser un accueil décent pour les nouveaux arrivants, la stratégie de « colmatage des appels d’air » a considérablement précarisé les conditions de vie des immigrants, aussi bien avec un titre de séjour que sans. La politique migratoire, en restreignant l’accès aux services, produit une urgence sanitaire, qui, du point de vue des autorités nationales, est un mal nécessaire, mais qui, du point de vue des villes qui doivent gérer ces populations au quotidien, est un problème sanitaire, éthique et politique.

Depuis les années 1980, les villes sont reconnues dans les principaux pays d’immigration comme un échelon clé de la mise en œuvre des politiques d’intégration. La prise en charge des populations immigrées fait partie du champ de compétence des municipalités. Or, depuis les années 2000, les villes s’unissent pour faire valoir leur opposition aux politiques d’immigration restrictives. En France, un groupe de maires de grandes villes issus de différents bords politiques publient dans le journal Le Monde un « appel »n qui demande au gouvernement d’augmenter leur soutien pour l’aide à l’accueil de migrants au cours de l’hiver 2017. Damien Carême, élu de la commune de Grande-Synthe, connue pour sa politique d’accueil aux antipodes de celle mise en œuvre par sa voisine Calais, anime le réseau des élus hospitaliers créé en 2012. En 2016, la Ligue des Droits de l’Homme lance l’appel « je soutiens l’accueil des migrantes et des migrants » signé par 179 élus locaux. Aux États-Unis, le réseau des villes sanctuaires, créé dans les années 1980, regroupe plus de 500 collectivités dont la visée commune est de restreindre la portée des mesures de déportation qui visent les immigrants. Par exemple, les fonctionnaires de ces collectivités américaines ne demandent pas de titre de séjour dans le cadre des procédures avec les administrés. Cela permet aux personnes en séjour irrégulier d’accéder aux services municipaux. En 2017, ce mouvement a réaffirmé son hostilité à toute politique migratoire répressive lorsque Donald Trump signa « l’ordre exécutif 13 769 » qui interdit à tout musulman de venir sur le territoire américain. Au Royaume-Uni, un réseau au nom similaire s’est formé au milieu des années 2000, mais pour un motif différent. Il s’agit pour ces collectivités de fournir un accueil et des services aux demandeurs d’asile. Les villes de Sheffield puis Glasgow ont été leaders dans ce mouvement.

L’ONU voit dans les villes un moyen de forger une gouvernance alternative des migrations à l’heure où la collaboration des États semble impossible.

On le voit, les efforts pour construire à l’échelon local une contre-politique ne datent pas de la « crise migratoire » de 2015. Ces réseaux forment le creuset d’une réflexion à propos d’une politique migratoire alternative. Comme sur la question de l’environnement, les villes semblent jouer un rôle moteur là où les États se montrent sclérosés. Or, ces réseaux ne sont pas strictement nationaux. Ils s’articulent par-delà les frontières, produisant une circulation des personnes (échanges entre fonctionnaires et élus) et surtout des idées. Par exemple, le texte de l’appel des maires de grandes villes de France, mentionné ci-dessus, fait référence au CGLU (Cités et gouvernements locaux unis), un forum des maires dont le siège se situe à Barcelone et qui regroupe près de 240 000 représentants de 140 pays. Le CGLU porte la voix des collectivités territoriales auprès de l’ONU. On peut également citer le Global Mayoral Forum ou encore le Conseil des Communes et Régions à l’échelle européenne. Ces institutions sont autant de lieux de rencontre et de diffusion de pratiques et d’idées. Cette mise en réseau n’est pas étrangère à une certaine harmonisation des politiques d’accueil et d’intégration dans les villes sensibles aux questions migratoires. Ainsi, en Europe du Nord (Autriche, Allemagne, Royaume-Uni, Scandinavie) se multiplient les politiques dites de « diversité n». D’inspiration libérale, elles mettent l’accent sur le renforcement des compétences des individus pour les aider à accéder au marché du travail (apprentissage de la langue, suivi professionnel). Il faut noter que ces politiques d’accueil et d’intégration ne concernent pas uniquement les grandes villes mais aussi les communes rurales qui utilisent les flux migratoires pour lutter contre le dépeuplement. Le cas de Riace en Italie est emblématique : la municipalité offre à des familles migrantes qui souhaitent s’installer un logement gratuit. Mais ce cas de figure existe également en Espagne depuis les années 1990.

Avec l’arrivée de la vague de réfugiés en 2015, les villes ont dû faire face à une nouvelle problématique : celle de l’accueil de personnes qui ne souhaitent pas forcément s’installer, mais sont en transit avant leur destination finale. Là encore ces réseaux font office d’espaces d’échange où se forgent « par le bas », et souvent conjointement avec les associations locales, non pas une politique d’intégration mais une politique d’hospitalité. J’ai déjà évoqué l’exemple de Grande-Synthe où fut édifié un camp aux normes du Haut-Commissariat aux Réfugiés. Le centre d’accueil de Paris fut également largement médiatisé. En Allemagne, l’année 2015 fut également une année d’intense activisme. Une ville telle que Cologne a reçu 13 000 personnes en l’espace de quelques mois, une période au cours de laquelle il a fallu inventer de nouvelles procédures de travail pour apporter un hébergement, des soins ou de la nourriture à ces immigrants. Or le point commun des différents cas de figure observés en Europe est la place accordée aux organisations de la société civile. Si, dans les politiques d’intégration « classiques », celles-ci sont sollicitées au titre de prestataires, les associations deviennent de véritables partenaires participant à la co-production d’une politique d’hospitalité. On le voit par exemple à Grande-Synthe où des réunions hebdomadaires sont organisées entre la mairie et les représentants associatifsn.

L’actualité migratoire se focalise sur la montée des extrémismes et les effets mortifères de la politique migratoire. Pourtant, au niveau local se dessine une approche alternative des migrations, misant sur l’apport économique des migrants (soutien à l’insertion sur le marché du travail), ou sur la citoyenneté (création d’instances consultatives), une approche qui se caractérise par des liens plus en phase avec l’activisme associatif qu’avec les orientations politiques nationales. Cette approche est à la fois produit et productrice de réseaux translocaux qui regroupent des acteurs aux échelles nationales, internationales, voire globales. Bien entendu, ce bref aperçu des enjeux locaux de la politique migratoire ne doit pas occulter une situation beaucoup plus contrastée : de nombreuses villes, à l’image de Calais, ne sont pas engagées dans une telle démarche d’ouverture, bien au contraire. Pour autant, il semble que l’ONU voit dans les villes un moyen de forger une gouvernance alternative des migrations à l’heure où la collaboration des États semble impossible. En 2015, l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIMn) a organisé un colloque international sur la thématiquen, puis le Forum économique mondialn. Reste à voir comment va évoluer la relation ville/État dans cette nouvelle configuration : va-t-on assister à une division du travail où les États seront en charge de la gestion des flux sur un mode plus ou moins sécuritaire tandis que les villes devront assumer l’accueil des migrants ? Ou va-t-on observer une dissociation des échelons locaux et nationaux avec la mise en place de deux modes de gouvernance contradictoires ?

 

Image : ©Élisa Larvego, Ibrahim dans sa cabane en construction, zone nord de la Jungle de Calais. Série Chemin des Dunes, 2016

1

Thomas Lacroix, Migrants : l’impasse européenne, Armand Colin, 2016.

2

Le dublinage est le nom donné aux renvois des demandeurs d’asile dans le pays de première entrée. Les accords de Dublin, adoptés en 1990 et reformulés à deux reprises, sont les accords qui encadrent le régime européen de l’asile. Selon cet accord, les demandeurs d’asile doivent obligatoirement déposer leur demande dans le pays par lequel ils sont entrés sur le territoire européen : dans la grande majorité des cas, l’Italie ou la Grèce. Les migrants qui poursuivent leur chemin sans effectuer cette demande peuvent être renvoyés dans ce pays de première entrée pour que leur situation soit établie.

3

« Face aux flux migratoires, nous, les maires, sommes au pied du mur », in Le Monde, 16 décembre 2017.

4

Thomas Lacroix et Amandine Desille (éditeurs), International Migrations and Local Governance : A Global Perspective, Palgrave MacMillan, 2018.

5

Maryline Baumard et Damien Carême, On ne peut rien contre la volonté d’un homme, Stock, 2017.

6

L’OIM est, depuis 2015, une organisation internationale onusienne chargée des migrations.

7

« Migrants and Cities : New Partnerships to Manage Mobility », in World Migration Report, International Organisation for Migration, 2015.

8

« Migration and Its Impact on Cities », World Economic Forum, 2017.