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Dossier

Politiques du retour

Entretien avec Yala Kisukidi
Philosophe, maitresse de conférences à Paris 8

01-12-2020

Pour Yala Kisukidi, la question du retour s’inscrit dans une biographie. Fille d’un exilé politique, elle se construit dans des récits de luttes pour la terre et de retour. A contrario de l’idée d’une authenticité du sol ou de la natalité comme ancrage, la philosophe questionne le retour comme réactivation politique des mouvements décoloniaux, comme confrontation des Nords et des Suds du monde. S’il lui semble possible de se revendiquer de deux lieux en même temps, elle insiste sur la nécessité d’interroger les conditions d’habitabilité de ces deux espaces et parfois leurs divergences profondes. Elle invite à éviter le piège des appartenances et développe la notion de « présences multiples » qui implique un investissement réel dans les lieux que l’on se choisit.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie

 

Quand vous parlez de l’exigence de retour, vous l’évoquez dans un contexte bien particulier. Pourriez-vous le préciser ?
Pour moi cette question du retour s’inscrit dans une biographie. Mon père a été opposant au régime de Mobutu, et quand on est l’enfant d’un exilé politique, on évolue à l’intérieur de récits qui convoquent des imaginaires du chez-soi et de la terre qui ne correspondent jamais aux lieux dans lesquels on est inscrit·e ici et maintenant. En tant qu’enfant d’exilé, on est toujours déjà pris·e dans un récit du retour – un retour constamment différé.
Il est assez aisé de politiser ces récits personnels et de les réinscrire dans des réflexions plus larges concernant les devenirs de la planète ou du monde. Au cœur de ces réflexions, l’idée de retour apparait extrêmement puissante, peut-être pas révolutionnaire, mais porteuse de potentialités émancipatrices réelles. Comment cette idée de retour peut-elle avoir un caractère émancipateur ? Souvent, l’idée du retour est associée à des catégories politiques assez lourdes : celles de l’identité, de l’authenticité, du sol, de l’origine, de l’impossibilité d’être plusieurs soi ou même d’avoir plusieurs « chez-soi » – des catégories toujours contraintes par la référence au natal. Or les traditions politiques dans lesquelles j’évolue sont des traditions politiques critiques qui démontent la référence à la natalité, qui démontent l’idée d’authenticité et qui ne sont pas du tout en phase avec l’idée que l’origine puisse déterminer les parcours de vie et spécifier de manière stricte ce que sont nos identités individuelles. Alors en quoi cette idée de retour – qui charrie toutes ces idées assez réactionnaires du sol, de l’ancrage, etc. – peut-elle être encore intéressante aujourd’hui ?

Quand on s’intéresse au mouvement de décolonisation, on voit que la rhétorique de l’émancipation est une rhétorique de réappropriation de la terre : réappropriation non pas pour la faire fructifier selon les modes de l’accumulation capitaliste mais pour consolider un lieu où habiter, où nos vies ne sont pas diminuées, un lieu où les humain·es peuvent créer, grandir, où il·elles ne sont pas détruit·es. La question qui se pose pour les enfants d’exilé·es devient la suivante : sur quel territoire habiter ?
La question du retour est une question d’exilé·es ; elle se politise quand elle confronte les Nords et les Suds du monde. Un des enjeux de la question du retour consiste à réactiver la puissance politique et utopique des rêves portés par les indépendances, les mouvements de décolonisation. Ces rêves déploient un langage de combat, qui interroge les conditions d’habitabilité du monde.
Confrontée aux enjeux de la possession de la terre et aux formes contemporaines du capitalisme extractiviste qui pèse sur la vie de nombreuses populations, et particulièrement des vies congolaises, le retour, comme idée et comme pratique, s’inscrit dans une démarche non pas identitaire, mais d’abord émancipatrice qui s’exprime dans les existences diasporiques.

Vous dites : « Le lien avec le continent fait sens et donc je le travaille », et vous insistez beaucoup sur la dimension du choix par opposition à quelque chose qui serait donné.
Je ne souhaite pas produire des discours violemment normatifs ou prescriptifs. Dans le champ politique (sans parler de la théorie), il est important de ne pas reconstruire des prisons où on incarcère les gens – l’identité, l’authenticité, etc. – et où les seuls gestes qu’on réclame aux individus sont des gestes d’authentification. C’est pour cette raison que philosophiquement, je m’intéresse aux pensées queer, à leur manière de négocier la question des identités politiques. Elles démontent ce qui peut s’apparenter à des gestes de disciplination sociale et d’authentification, à la logique policière des assignations. Les pensées de la non-coïncidence peuvent renouveler nos manières de penser la terre. Un rapport à la terre délié de la recherche de racines.
Par ailleurs, quand on traverse une frontière, les assignations bougent. En France, je suis considérée comme noire et africaine. En RDC, une société où existe une forme de colorisme, ou du moins une hiérarchisation en fonction de la couleur du teint qui est le vôtre, je ne suis pas perçue comme noire, et les assignations se transforment, se décalent. Assumer sa non-coïncidence, c’est éviter d’être pris·e au piège d’appartenances, qui se révèlent illusoires.
La seule voie de sortie possible, c’est l’invention continue de soi.

Vous soulignez dans votre travail la complexité de la notion de diaspora. Vous parlez d’afro-descendance, de diasporas africaines, de mondes afro-diasporiques… Comment situer ces termes ? Est-ce que les Caribéen·nes, par exemple, font partie de la diaspora africaine ?
Chacun·e décide de se nommer comme il ou elle le souhaite. Les pensées ou mouvements caribéens qui affirment leur lien à l’Afrique portent des voix politiques puissantes et révolutionnaires. Les mondes afro-diasporiques d’Amérique latine, du Nord, des Caraïbes, ont toujours réinventé leur rapport au continent africain pour contester la violence du suprémacisme blanc et du système plantationnaire.
Mais je pense que toutes les histoires dites « noires » ne se recoupent pas et qu’il y a des termes à distinguer. Dire « noir » ce n’est pas dire « Afrique », et je ne suis pas sûre qu’on puisse parler de façon générique de « diaspora noire » précisément parce que cela nous amène à euphémiser l’absolu d’une violence, celle de la déportation des hommes et des femmes mis·es en esclavage vers les Amériques et les Caraïbes, pendant la traite atlantique. Je suis très sensible à un passage de Discours antillais où Édouard Glissant fait une distinction entre l’idée de diaspora et celle de transbord. Pour lui, la déportation des Africain·es vers les Caraïbes et les Amériques au moment de la traite négrière fait signe vers une expérience radicale qui est celle du gouffre : les langues, les généalogies se sont noyées dans l’océan Atlantique et les peuples transbordés ont dû se recréer, recréer leur langue, recréer des identités, etc., parce que la filiation avec le continent africain et même la simple possibilité de nommer une terre d’origine était devenue impossible. C’est l’absolu de la traite. On n’est plus dans une simple expérience de déplacement, libre ou contraint, des populations. L’expérience du gouffre barre la possibilité effective du retour.
Les histoires d’exil sont des histoires de violences, mais elles ne renvoient pas à l’expérience du gouffre. Pour donner un exemple personnel : je peux retracer exactement les itinéraires familiaux, je sais où est né mon père, je sais sous quel arbre a été enterré son cordon ombilical, je sais où est le caveau du clan maternel. Dans l’exil, il n’y a pas de perte de nom, de filiation rompue, d’impossibilité de nommer la terre. Le terme « diaspora » doit être employé avec beaucoup de précautions ; il ne doit ni effacer ni normaliser l’absolu de l’expérience du gouffre.

Lors d’une conférence à l’Université de Montréal vous avez dit : « On pense l’exigence du retour quand on fait l’expérience de la communauté absente. » Pourriez-vous développer l’idée de « communauté absente » ?
L’expérience de la communauté absente permet de penser la systématicité des situations où les individus, vivant sur une frontière, pour le dire comme Gloria Anzaldúa, ou dont l’existence est saisie entre plusieurs lieux (l’Europe et l’Afrique, par exemple), sont sommés de s’identifier – tout en sachant que le verdict, au final, sera sans appel : ils ne coïncident jamais, ils n’appartiennent pas. À chaque fois que vous pensez appartenir à un espace, à une communauté, vous ne coïncidez pas. Vous êtes toujours sommé·e de répondre à une évaluation morale : celle qui juge que vous êtes un élément compatible avec la communauté, ou celle qui fait de vous un·e traitre·sse potentiel·le.
Il y aurait toute une réflexion à avoir sur la question des loyautés qu’on serait supposé·e avoir. Je refuse l’idée qu’il faille être loyal·e à une origine qu’on n’aurait pas choisie, à ce qui nous a été donné à la naissance.
L’expérience de la communauté absente peut être douloureuse, c’est une expérience répétée de rejet. D’un point de vue subjectif, symbolique, elle peut même être très destructrice. Or, la question qui se pose est la suivante : comment essayer de penser cette communauté absente sans constamment remobiliser les images de l’écartèlement, de l’entre-deux, de la déchirure et de l’incomplétude existentielle ? Sortir de la question de l’intériorité souffrante, c’est resignifier politiquement cette communauté absente, en montrant qu’elle engage les individus non pas à se concentrer sur la perte et la douleur mais plutôt à accepter le fait qu’ils sont présents dans plusieurs espaces, plusieurs lieux en même temps, et qu’ils possèdent, d’une certaine manière, un don, celui d’ubiquité.

Ces lieux dont vous parlez, ils sont détachés du sol, ce sont plutôt des scènes politiques, des scènes poétiques, ce sont des pratiques plutôt que des territoires ?
J’évoque la possibilité d’habiter plusieurs lieux en même temps pour définir la condition diasporique. Ces lieux sont des territoires. Habiter plusieurs lieux en même temps, ce n’est pas faire l’éloge de la traversée, du passage, des « identités multiples ». Au contraire, c’est promouvoir une approche très matérialiste de ce que c’est qu’habiter un lieu. Se dire afro-descendant·e, c’est revendiquer le fait d’être d’au moins deux lieux en même temps, situés en Afrique et dans des espaces non-africains (comme l’Europe, par exemple). Or les conditions d’habitabilité de ces deux espaces peuvent parfois converger, tout comme elles peuvent diverger radicalement. Habiter un lieu suppose que dans celui-ci, rien de mon existence ne peut être défait ou diminué ; je dois être capable d’y explorer tous les possibles de la vie sans que cette dernière soit menacée ou détruite.
Mais que faire quand on se réclame de deux lieux et que les rapports entre eux sont asymétriques ? Quand leurs rapports sont des rapports de prédation et d’exploitation ? Les histoires diasporiques se rejouent parfois autour de micro-géopolitiques. Elles installent les sujets qui se réclament de plusieurs lieux dans des contradictions difficiles, dont la voie de sortie ne peut être que politique.
Pour donner un exemple : je me dis « franco-congolaise ». Cette expression n’est pas la revendication d’une double culture mais manifeste la contradiction politique dans laquelle ces deux lieux d’attache (France/RDC) m’installent. Les conditions d’habitabilité de la RDC et de la France divergent de manière radicale. Alors qu’est-ce que cela implique, concrètement, que de revendiquer le fait d’habiter dans ces deux lieux en même temps ?
Je refuse d’avoir une approche lyrique, strictement poétique, de l’habiter. Pour moi, cela n’a pas de sens de revendiquer, depuis l’Europe, mon lien avec la RDC si je ne fais pas l’effort de m’y installer, c’est-à-dire, a minima, d’interroger les conditions d’habitabilité de cette terre.

Une approche strictement lyrique, ce serait de se revendiquer d’un lieu sans s’y investir, s’y engager politiquement par exemple ?
Tout à fait. Je ne souhaite pas produire de pensée de la cosmo-citoyenneté ou une approche morale de la multiplicité qui ne mesurent pas leurs effets matériels et qui, finalement, en raison de leur inefficience, sont toujours complaisantes avec l’état du monde.
L’idée du retour manifeste un sentiment très simple d’insatisfaction quant à l’état du monde, quant à la manière dont la RDC, le pays de ma famille, vit et doit se confronter à son présent politique. Quand on s’est construit·e dans des récits de lutte pour la terre et de libération, il est extrêmement difficile de s’en tenir au lyrisme des « identités multiples ». Je ne crois pas à la fécondité politique de cette idée si on reste aveugle aux contradictions matérielles dans lesquelles elle installe un sujet dont les lieux d’attache sont traversés par les géopolitiques de la violence qui gouvernent encore les rapports entre certains États du Nord et du Sud.

« Chez-soi », pour vous, c’est un terme qui fait sens ou plutôt un terme à laisser de côté ?
J’aimerais vraiment avoir le sentiment du chez-soi. C’est un sentiment que je n’ai jamais vraiment éprouvé, celui d’être à ma place, accueillie dans un espace. J’aimerais pouvoir, un jour, me dire : « Je suis chez moi. » Je ne sais pas si ce sera possible – et ce n’est d’ailleurs pas forcément une souffrance – mais je n’ai pas envie de laisser de côté cette idée. Elle n’est pas forcément casanière ; elle peut aussi exprimer un sentiment de plénitude et de sérénité, ou, pour le dire avec des mots qu’emploie parfois le leader jamaïcain Marcus Garvey, le fait de pouvoir, enfin, trouver le repos.

 

Image : ©Axel Claes