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Introduction

Vers des politiques culturelles réparatrices : face au changement climatique, sortir par le haut démocratique

Pierre Hemptinne

21-02-2024

On appelle généralement « politiques culturelles » l’action d’un état en faveur des artistes, des évènements culturels, prenant la forme de subsides, d’aides à la création et à la diffusion. Cette politique culturelle est régulièrement mise au service du rayonnement culturel de l’état en question dans des évènements de prestige internationaux, des compétitions, et contribue traditionnellement à illustrer le « génie artistique » de chaque état-nation, qui attesterait d’un esprit propre à chaque peuple, élément déterminant de son « identité ».

La politique culturelle tend aussi à soutenir des « valeurs » au sein de la population, en agissant sur les modes de réception et de partage, sur les dispositifs de diffusion, sur les modalités des pratiques culturelles. Par exemple, en cherchant à réduire les effets de la distinction culturelle déterminée par la naissance et les positions sociales, notamment en activant des principes de démocratisation (dans l’accès aux biens culturels), de démocratie culturelle (dans la manière de faire évoluer les pratiques culturelles).

Compte tenu de l’évolution actuelle − privatisation mondiale du marché culturel, marchandisation de l’humain (des « données » du sensible massivement utilisées pour induire des comportements via la recommandation algorithmique industrielle) −, l’impact des politiques culturelles ainsi entendues, et bien que plus indispensables que jamais, est néanmoins de moins en moins significatif, que ce soit en termes d’avancées démocratiques conséquentes, de luttes contre les inégalités ou d’amélioration de l’habitabilité égalitaire de la terre. Force est de constater, en outre, que ces politiques culturelles n’ont pas doté nos sociétés actuelles de la capacité à revoir leur mode de fonctionnement, de fond en comble et à l’échelle mondiale, comme nous y invite le dérèglement climatique.

I. ENQUÊTE SUR UN MODÈLE CULTUREL DOMINANT « K.O. DEBOUT »

Une compilation d’observations à partir, principalement, d’articles de journalistes ou de tribunes d’expert·es publiées dans le journal Le Monde.

Il n’est nul besoin d’étudier l’état du monde de façon assidue, scientifique, en expert·e, pour être gagné·e par le sentiment du déraillement et d’impasse. il suffit d’être moyennement attentif·ve, de s’informer raisonnablement, de lire ou regarder de temps en temps l’une ou l’autre enquête ou reportage. Bien souvent, alors, il est impossible de maintenir une distance. Les dysfonctionnements et les catastrophes ne semblent plus des accidents que des interventions ponctuelles, techniques ou logistiques peuvent régler. Comme lorsqu’il s’agit de remplacer une soupape ou un organe défectueux. Non, quand tel reportage fait remonter à la surface l’impact écologique d’une technologie devenue vitale pour le système économique globalisé, quand telle enquête documente en détails la dégradation morbide de la biosphère, il nous semble confusément être partie prenante de la pathologie. De faire partie, par la force des choses, du problème énoncé. Cette conscience, évidemment, varie selon de multiples paramètres et croyances : le niveau du capital culturel, la sensibilité politique, la localisation géographique et sociale, l’implication dans le système productiviste, le profil consumériste, la dépendance aux fluctuations de la bourse… Mais il devient de plus en plus fréquent, en prenant connaissance de l’inextricable interdépendance des causes et conséquences des diverses pathologies écologiques, de se sentir soi-même rattrapé·e par une fatalité angoissante incurable et que les dirigeant·es refoulent globalement avec diverses incantations stériles : « On fera quelque chose d’ici 2030. »
Ainsi, les rouages de l’éco-anxiété, de plus en plus « sournois » et métastatiques, élargissent en profondeur leur champ opératoire depuis l’expérience planétaire du Covid-19 et les impacts climatiques de plus en plus tangibles dans le quotidien.

L’inconscient mécaniciste, un héritage toxique

On peut tirer n’importe quel fil, même le plus ténu, le plus anodin : il conduit à de l’insoluble systémique en révélant au passage l’ampleur de ce qui nous intrique, corps et pensée, dans le tissage de la problématique, des concepts, rhétoriques et pratiques qui lui donnent naissance et l’incarnent. Chaque fois que l’on s’enfonce ainsi dans la trame des choses, au départ d’un symptôme du réchauffement climatique, on découvre assez vite que finalement, toute l’imposante construction de notre civilisation repose sur des fondations fragiles, arbitraires. Souvent, on préfère détourner le regard, laisser passer la vision cauchemardesque. Notre société occidentale, en effet, s’est érigée en affirmant l’essence mécaniciste de la nature, du non-humain, et en en tirant toutes les conséquences. et cette philosophie persiste à des degrés divers chez toute personne façonnée par ce modèle culturel qui forge les imaginaires depuis des siècles, ne serait-ce que de façon résiduelle. Ainsi, la succession des saisons et ce qu’elle implique pour les végétaux n’est rien d’autre qu’une mécanique bien huilée. Les arbres entrent en hibernation avec le froid, se réveillent avec le retour de la chaleur. Que ces deux moments interviennent plus tôt ou plus tard, le mécanisme reste le même, il n’y a pas vraiment lieu de s’inquiéter, il faut un peu s’adapter, certes, mais cela apporte peu de variations au fil des années. Pourtant les perturbations récurrentes dans le rythme de la vie végétale ont conduit à en étudier les causes et les impacts de façon plus scientifique et les chercheur·ses découvrent alors une horlogerie complexe et plus fragile qu’il n’y paraissait. Organique et non pas mécanique. L’arbre ne se met pas simplement en veilleuse parce qu’il fait froid. il a besoin d’une période de froid, globalement, pour vivre. Un besoin de froid en durée et en qualité. « Lorsque les besoins en froid ne sont pas satisfaits, l’arbre ne va pas mourir, mais il sera affecté dans sa production […]. Ça peut être des bourgeons qui se nécrosent, qui tombent au lieu de fleurir, des branches qui fleurissent et pas d’autres… » (Bruno Darnaud, producteur)

« Selon Amandine Boubennec, ingénieure au Centre technique interprofessionnel des fruits et légumes, c’est sur les organes de reproduction des végétaux que se voient les principaux impacts. “Sur l’abricotier, c’est le pistil qui va se raccourcir. Sur le pommier, des pétales vont se recroqueviller, ce qui affectera les pollinisateurs”, explique la chercheusen. » Ces transformations du cycle végétal, pèsent sur la biodiversité par le biais d’une désynchronisation entre faune et flore au sein de l’écosystème, ce qui affectera à terme la chaine alimentaire des êtres humains. Producteurs et productrices, chercheurs et chercheuses sont mobilisé·es pour tenter de trouver des solutions, notamment en ajustant les habitudes de taille, en diversifiant le choix des variétés plantées. Personne n’a la conviction de détenir le bon remède.

Les réflexes solutionnistes et d’enclosure

Les logiques mécanistes sont rassurantes. elles sous-entendent que tout est sous contrôle. C’était bien le projet de l’Occident: tout contrôler par l’élaboration de ses connaissances et techniques. Problème de tuyauterie, le plombier vient, c’est réglé en une heure. Prenons la gestion de la pénurie de l’eau aggravée par le réchauffement climatique, dans un grand pays civilisé comme la France. Les premières réponses sont de type gestionnaire et non dépourvues de bon sens: restaurer le réseau de canalisation pour supprimer les pertes; inciter à limiter certains usages; organiser techniquement le réemploi des eaux usées à destination notamment de l’irrigation (ce qui nécessite des investissements techniques conséquents d’épuration des eaux et ne changera rien au problème général d’appauvrissement hydrographique puisque les eaux usées réintégraient déjà, de toute façon, les cours d’eau). ensuite, la logique techniciste s’emballe et invente les « méga-bassines » : stocker à l’air libre le contenu de nappes phréatiques pour l’usage prioritaire de l’agriculture productiviste. Ni plus ni moins qu’une enclosure radicale d’un bien naturel commun. Où la technique − censée être un ensemble d’outils neutres − s’avère totalement idéologique, au service d’un modèle culturel qui n’a cessé de placer l’agriculture intensive, responsable de l’inhabitabilité croissante de la planète, au cœur de son économie (à tel point qu’au terme d’anthropocène, certain·es préfèrent celui de « plantationocène »). Ce lien entre options techniques et modèle culturel s’affirme encore si l’on prend en considération que 75 % des besoins en irrigation de l’agriculture concernent l’élevage et la filière viande. Opter pour un autre type d’alimentation serait favoriser la seule « sobriété » ayant un impact réel sur le climat. Mais l’Assemblée nationale vote, dans le même temps, contre l’extension des menus végétariens dans les cantines scolaires. La sobriété recommandée par l’état vise une restriction raisonnable des consommations au service d’une « soutenabilité » du système en place. La sobriété réellement efficace serait toute autre: « La vraie sobriété, ce serait de modifier les régimes alimentaires pour les orienter vers des produits moins consommateurs d’eau, c’est-à-dire des protéines végétales plutôt que des protéines animales. Une telle évolution permettrait de répondre aussi aux objectifs climatiques et de lutte contre l’érosion de la biodiversitén. » C’est dire que la sobriété s’inscrit dans une transformation culturelle des formes d’alimentation à l’échelle non pas d’une région ou d’un pays, mais de la planète. (L’europe importe massivement le soja cultivé dans les pays du Sud pour nourrir sa filière « viande », ce qui indique la nécessité d’une vision globale). force est de constater que ce terrain est miné et source de violences : menaces contre militant·es écologistes, agression d’élu·es favorables à l’éco-agriculture, manifestation réprimée de façon hallucinante autour des méga-bassines.

L’air irrespirable, l’empoisonneur empoisonné

La façon dont l’activité humaine rend la planète inhabitable peut rester, pour qui veut, largement invisible. À l’œil nu, rien ne modifie l’atmosphère qui nous baigne, l’air que nous respirons. Pourtant, il est en contact permanent avec notre enveloppe, notre épiderme et nos muqueuses, la porosité est constante et nous affecte grandement. Nous en avons fait l’expérience sidérante en 2020 quand l’impact d’une zoonose − une maladie infectieuse transmise de l’animal à l’être humain − a déclenché une pandémie, avec confinement mondial et arrêt de la machine économique. La multiplication des zoonoses découle directement d’un modèle culturel qui pousse à l’exploitation « sans état d’âme » des ressources naturelles. Mais de façon plus ordinaire et journalière, l’air véhicule de plus en plus de pathologies liées aux perturbations que l’être humain inflige aux non-humains. Ainsi de l’augmentation des allergies dues aux pollens : leur prolifération est corrélée au dérèglement climatique. Cette transformation des flux de pollen et du nombre d’organismes allergiques est en train aussi d’ouvrir la porte à d’autres mutations comme l’intolérance à d’autres types d’aliments, fruits, etcn. Ainsi, le pollen offre l’image idéale du grain de poussière qui fait dévier l’engrenage du vivant vers une cascade de conséquences imprévisibles (accentuant l’impression d’assister à la lente et inexorable chute d’un château de cartes). Les allergies aux pollens se traduisent sous forme d’asthme et autres problèmes respiratoires. Le réchauffement climatique modifie les périodes et la géographie de production. Mais surtout, « Les concentrations actuelles de CO2 ont fait grimper la production de pollen de 131 % par rapport à la période préindustrielle. Si le taux dans l’atmosphère atteint les niveaux projetés pour le XXIe siècle, la production augmenterait même de 320 %. […] Les grains de pollen deviennent non seulement plus nombreux, mais aussi plus allergisants. il a été observé que la quantité d’allergènes dans les grains de pollen de bouleau et d’ambroisie augmentait avec la température », note l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). La pollution atmosphérique, par ailleurs, fragilise toutes les voies respiratoires et les rend plus sensibles aux divers allergènes végétaux. Un exemple parmi d’autres de la manière dont une espèce transforme son milieu, sans en maitriser l’effet boule de neige et boomerang, car le milieu n’est pas inerte, il transforme les espèces qu’il héberge. Cette culture des interactions a été négligée.

L’ego humain face au vide d’insectes

Quoi de plus culturel que l’ego ? Plusieurs révolutions culturelles ont secoué l’ego humain : découvrir que « sa » planète n’était pas au centre de l’univers, que « sa » lignée n’était pas unique mais incluse dans celle des primates, que l’inconscient pesait autant sur sa destinée que la raison contrôlée… Affronter le fait que la disparition des insectes causerait celle de l’être humain, n’est-ce pas précisément le genre de chose innommable, inconcevable ? Comment l’être humain pourrait-il dépendre de bestioles si petites, parfois invisibles, grouillantes, peu sympathiques, sans cerveau ? et pourtant, selon le biologiste britannique Dave Goulson, c’est bien le cas. et cela va au-delà de la disparition des pollinisateurs (certaines entreprises investissent des sommes colossales pour mettre au point des robots-pollinisateurs !). Les insectes occupent une place de choix dans la chaine alimentaire des oiseaux. Leur action concerne aussi tout le cycle de décomposition des matières mortes, de la constitution de la nécromasse indispensable à la vie des végétaux. L’incapacité à prendre des mesures efficaces et de grande envergure pour protéger les populations d’insectes, outre bien entendu ce que cela dérange du côté des lobbys de pesticides, n’est-elle pas liée précisément, aussi, aux dimensions culturelles de la constitution de l’ego moderne ? Accepter notre dépendance aux petits, voire à l’infiniment petit. et donc, au-delà de limiter (timidement) ici ou là les causes de mortalité endémique des insectes, quelque chose changera-t-il vraiment tant qu’une autre relation à ces animaux ne viendra pas occuper les esprits ? Tant qu’on ne pensera pas autrement ce qu’ils sont, ce qu’ils font? Tant qu’il n’y aura pas au cœur de nos pensées une attention bienveillante pour toutes les composantes du vivant ? et cela, n’est-ce pas le propre d’un projet culturel déterminant une utilisation des connaissances, des représentations, des expressions de soi et des autres, en vue d’une vie plus juste, plus équitable ?

Le trompe l’œil plastique du recyclage

Les « petits gestes » individuels détiendraient la clé de l’avenir ! faire porter la responsabilité d’un mieux environnemental sur les pratiques individuelles. Grégoire Chamayou a étudié les archives des conseils d’administration de plusieurs multinationales, dans les années 1970, au moment où elles font l’objet pour la première fois de boycott dénonçant leur rôle dans la pollution de nos milieux de vien. Il y apparait que la piste de « l’effort individuel » a été une parade élaborée par ces multinationales et vendues comme telle aux états. C’était une stratégie pour prouver qu’elles s’engageaient dans la lutte écologique et, en même temps, éviter une réelle transition (impliquant de modifier leur production même) tout en ne prenant pas en charge le cout de l’emplâtre sur la jambe de bois. et cela a plutôt bien marché. en finir avec la débauche de sacs en plastique dans tous les commerces est une bonne chose et chacun·e, en apprenant à se passer de ce contenant si commode, aura l’impression de contribuer à la diminution de la pollution catastrophique des océans par les déchets plastiques. Pourtant, cela est loin de porter ses fruits. C’est qu’en réalité, la dépendance au plastique de notre modèle culturel est profonde et systémique. en avril 2023, si les pays du G7 « se sont notamment engagés à réduire à zéro leur pollution plastique d’ici à 2040, grâce à l’économie circulaire, à la réduction ou à l’abandon des plastiques jetables et non recyclablesn », l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) continue à considérer que « les sociétés humaines devraient produire et utiliser en 2060 trois fois plus de plastiques qu’en 2019. Nous consommerons donc plus de 1 200 millions de tonnes de plastique chaque année », comme le rappelle Simon Bernard, fondateur de Plastic Odyssey, dans une tribune du journal Le Monde cosignée par cinquante chercheur·ses. Pour réduire la production de plastique, « deux mouvements font l’objet d’adhésion et d’investissements massifs: d’une part, le recyclage, en vue de réaliser des boucles finies et ainsi de limiter les déchets; d’autre part, la recherche de nouvelles matières (notamment sur les bioplastiques), en vue de réduire les nuisances des plastiques qui s’échapperaient malgré tout dans la nature ». C’est une logique principalement basée sur la substitution: remplacer le plastique par quelque chose qui lui ressemble et ne perturbera pas les industries qui fonctionnent grâce à lui. Le recyclage est un processus lui-même très couteux et à l’empreinte carbone non négligeable. Produire des bioplas- tiques devraient booster des monocultures intensives, plus que probablement massivement pulvérisées de pesticides, ce qui contrevient aux orientations à prendre pour défendre la biodiversité. Par-là se matérialisent les limites d’un modèle figé dans ses modes de pensées et qui en arrive à tourner en rond. Les auteur·ices de la tribune suggèrent de rompre avec la logique qui nous enferme, d’aller vers un « vivre sans » le plastique. Et cela implique de poser le problème différemment et de solliciter des réseaux d’intelligence collective. C’est un chantier à organiser de façon démocratique, depuis la constitution de savoirs communs jusqu’à la recherche de solutions, toujours soucieux des interdépendances et de la dimension équitable des mesures à prendre. « Un grand inventaire de ce qui nous rend dépendants aux plastiques doit permettre de rendre plus visibles les liens sociaux, les façons de vivre, les pratiques culturelles, les infrastructures et objets, ou encore les chaines de valeurs qui dépendent de cette matière. forcément longue et complexe, une telle étude est indispensable pour dessiner des chemins de sortie du plastique qui ne soient ni brutaux ni subis, mais au contraire planifiés et soucieux de trouver des mesures justes et attentives aux différents usages du plastique, en particulier ceux des populations précaires qui en vivent directementn. » La recherche continue…

Quand confort matériel rime avec polluants éternels

L’être humain est génial, il n’a cessé d’inventer des matériaux qui améliorent le confort de vie, le sentiment de bien-être, la facilité de ses actes. Aucune espèce n’a poussé aussi loin cette créativité instrumentale et matérialiste. Le mieux-être que procurent certains ustensiles ordinaires justifie que l’on continue à les produire massivement malgré les nuisances qu’engendre leur production. Du reste, ne dit-on pas « je ne pourrais plus m’en passer » ? Certaines sociétés ont développé des modèles culturels basés sur le soucis de ne pas abimer la nature environnante, comme l’animisme, par exemple. Ce n’est pas le cas du naturalisme occidental qui ne pratique pas le principe de précaution quant aux substances qu’il découvre, met au point, produit en grande quantité. La nature s’adaptera, cela ne peut être mauvais pour elle puisque c’est bon pour nous. Le cas des PFAS est intéressant à cet égard. Il s’agit « d’une famille de substances ultra-toxiques aux dénominations si complexes que des acronymes les remplacent : les substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) − prononcez “pifasse”. [Les PFAS sont] indestructibles dans la nature, capables de se déplacer sur de très longues distances, loin de la zone où elles ont été émises, on les a surnommées les “forever chemicals” (substances chimiques éternellesn) ». Et donc aussi « polluants éternels ». Les PFAS, ce sont les antiadhésifs, anti-taches, imperméabilisants, les mousses anti-incendie, le Teflon, le Scotchgard, le gore-Tex. « Des myriades d’objets en contiennent : tapis, cordes de guitare, batteries de véhicules électriques, peintures, traitements pour l’acné, emballages de kebab et de frites, gainages de circuits électriques dans les avions, prothèses de hanche ou fil dentairen. » C’est une enquête du journal Le Monde avec 17 autres médias partenaires qui est parvenue à dresser une carte prudente des sites de production de ces substances toxiques (17 000 sites contaminés en Europe) et de collecter les données concernant les impacts sur la santé. L’initiative de cette enquête réagit au fait qu’aucune transparence n’existe quant à cette activité scientifique et industrielle : aucun document ne stipule « nous allons produire ceci, voici les risques, voici les gains, voici les mesures prises pour limiter les nuisances (ou les solutionner) ». Rien. Les informations doivent être en quelque sorte « dérobées ». Aucune étude d’impact ne semble exister ou alors dans le plus grand secret. Pourtant, les effets sont visibles. « Au fil des connaissances collectées, les effets, même à faible dose, d’une exposition aux PFAS s’allongent comme une visite médicale de cauchemar qui n’épargne aucune zone du corps. Diminution du poids des bébés à la naissance, de la fertilité ou de la réponse immunitaire aux vaccins chez les enfants; augmentation des risques de cancers du sein, du rein ou des testicules ; maladies de la thyroïde; colite ulcéreuse; hausse du taux de cholestérol et de la tension artérielle, et pré-éclampsie chez les femmes enceintes; risques cardio-vasculaires. L’équipe de [Gretta] Goldenman estime que les PFAS pèsent chaque année entre 52 milliards et 84 milliards d’euros sur les systèmes de santé européens. » Cela sans compter les désastres écologiques. La contamination environnementale est supérieure à ce qui est tolérable par les organismes vivants et contribue à rendre notre lieu de vie inhospitalier de façon durable. « Les PFAS constituent une “limite planétaire” au même titre que le changement climatique ou le trou dans la couche d’ozone, avancent Ian Cousins et ses collègues. Dans un article paru en août 2022 dans la revue scientifique Environmental Science & Technology, ils exposent que, partout dans le monde, la pluie contient des concentrations de PFOA [sous-famille des PFAS] supérieures aux valeurs limites sanitaires indicatives aux États-Unisn. »

Les populations les plus directement touchées par la nocivité de ces substances sont les travailleurs, les travailleuses, les résident·es proches d’usines… Cela reflète aussi, profondément ancrée dans la logique de ces marchés, la conviction que les vies ne sont pas égales. il est normal, pour que certain·es s’enrichissent, que d’autres attrapent des maladies professionnelles, aient des vies de chien. La valeur qui est accordée par une organisation sociale aux différentes existences − aux diverses manières d’exister en son sein − est bien un marqueur culturel.

La science, les expert·es, clé d’une politique éclairée ? Suffit-il de savoir ?

Le GIEC, pour parler de l’institution la plus connue, est là depuis des décennies pour informer les responsables. C’est une organisation intergouvernementale créée à l’initiative du G7 en 1988. il est composé d’expert·es scientifiques et de représentant·es des états membres. Le travail de cet organe est basé sur les publications scientifiques concernant tous les aspects du changement climatique. Dans un premier temps cible des climato-sceptiques, des décennies ont été nécessaires pour voir ses avis « reconnus », références objectives de l’état des connaissances sur les questions climatiques. Même si ses recommandations sont peu suivies d’effets tangibles, c’est un cadre scientifique commun qui semble inspirer les politiques à venir. Pour autant, les rapports du GIEC sont le fruit de débats et de compromis, tous les termes sont négociés et pesés, on est loin d’une instance scientifique indépendante éclairant les décideur·ses. La chercheuse Kari De Pryck considère : « Les scientifiques du GIEC ont le dernier mot s’ils ne remettent pas en question les intérêts des grandes puissances. Dans le cas contraire, ces pays vont chercher à affaiblir les phrases, à les rendre vagues ou extrêmement techniques. Les auteurs, qui doivent trouver un compromis, font l’objet de pression pour qu’ils prennent en compte les demandes des gouvernements. S’ils n’y parviennent pas, les messages controversés sont supprimés, ce qui arrive régulièrement. Le détail des responsabilités historiques de chaque région dans le réchauffement et leur statut de développement a par exemple été écarté en 2022. Certaines délégations refusent l’emploi de certains termes qu’elles considèrent comme trop prescriptifsn. » La chercheuse pointe aussi une tendance à la « dépolitisation » : « On se retrouve souvent avec des conclusions très globales, alors qu’il y a d’énormes asymétries entre pays et acteurs en termes d’impacts et de responsabilités. Le GIEC donne des outils pour accélérer la transition mais pas pour comprendre ce qui la freine, les rapports de force, les raisons de la poursuite des émissions. Les auteurs ne peuvent pas donner les noms d’états ou remettre en cause leurs actions. […] Le résultat des rapports est une vérité qui ne dérange pas, qui ne remet pas en cause les grands rapports de force politiques et économiques. » À cela, il faut ajouter l’activisme des ultra-riches dont les fondations, les ONG ou les cercles de réflexions promeuvent des projets innovants et les formes de connaissances et de sciences appliquées favorables au renforcement de la technosphère − le marché de la technologie comme messie inoxydable. L’objectif est de substituer un capitalisme « vert » au capitalisme « fossile » en laissant l’ordre du monde inchangé. Ces ultra-riches ont de larges réseaux d’influences, des carnets d’adresses stratégiquement importants, et de quoi perturber le bon usage des savoirs. ils et elles séduisent beaucoup de dirigeant·es en serinant l’air de « tout peut continuer comme avant ». « Si les chefs d’état adorent s’afficher aux côtés de milliardaires philanthropes et les célèbrent comme des sauveurs de la planète, ce n’est pas juste pour leur fortune, c’est aussi pour ce qu’ils incarnent : la figure de l’entrepreneur, efficace, porteur d’un projet de transformation de la société, de l’idée que la technologie, l’innovation et les mécanismes de marché vont amener un monde meilleur. Les milliardaires sont des acteurs des relations internationales à part entière. il faudrait soulever la question de leur légitimité: si c’est une forme de diplomatie, au nom de qui, de quoin ? »

La mainmise sur le « bon usage » des connaissances liées à la crise climatique touche à des intérêts énormes, anime de nombreux lobbys. Les conditions d’un accès serein à ces connaissances et d’un partage désintéressé sont loin d’être réunies. Le GIEC, du reste, se base sur des publications officielles, en circulation. Mais l’état des savoirs en question est en avance sur ces publications. il évolue sans cesse, par l’investissement des chercheurs et chercheuses, par l’existence de recherches-actions militantes, par les expérimentations que conduisent des citoyen·nes sur le terrain de l’écoagriculture et les pratiques de sobriété. À l’opposé d’une instrumentalisation surplombante des connaissances mises au service du système en place, les communs de la connaissance, des savoirs et savoir-faire s’ébauchent, s’organisent, esquissent un autre modèle culturel.

Culture de la responsabilité et fantasme d’impunité

Le travail de réflexivité, individuel et collectif, est indispensable à faire évoluer n’importe quelle forme d’organisation (mentale, concrète, spirituelle, sociale). C’est un travail qui conduit à identifier ce qui marche, ce qui ne marche pas et, aussi, de la façon la plus saine qui soit, à déterminer les responsabilités, à revenir sur les choix effectués, les bons et les mauvais. C’est un travail culturel de délibération qui produit des connaissances partagées sur les formes que l’on donne à nos existences. Sans ce travail continu et transparent comment espérer enclencher la sortie d’un modèle qui conduit l’humanité à sa perte? Comment entamer une bifurcation franche et nette vers un horizon plus vivable ? Comment changer de cap sans en passer par un procès en bonne et due forme des choix ayant orienté la société sur la voie de la catastrophe avérée? Les responsabilités font l’objet de procès quand il y a démarche spécifique de citoyen·nes qui portent plainte (contre des entreprises polluantes, contre l’inactivité climatique des politiques…) et doivent ramer à contre-courant, s’obstiner, s’armer de patience.

Le dossier publié par Le Monde sur les PFAS pose la question : « Qui est responsable ? » Qui savait ? C’est une question largement évacuée du débat public concernant les catastrophes écologiques en cours ou à l’horizon. La pandémie de Covid-19 : situation exceptionnelle, on ne pouvait pas prévoir ; inondation catastrophique plus que probablement liée au dérèglement climatique : ce n’était pas de l’ordre du prévisible ; lors de la sécheresse exceptionnelle de 2023, le président français semble découvrir la réalité du changement climatique. Pourtant, dès lors que l’on se situe à ce niveau de responsabilités − locales, nationales, internationales − tout est à portée de main pour s’informer, pour savoir, pour agir en connaissance de cause et, in fine, proposer des actions politiques en animant la controverse du pour et du contre, en pointant les risques environnementaux, les dégâts collatéraux sur le climat, les menaces sur la santé, en anticipant et inscrivant dans les mécanismes des votes démocratiques la prise en compte de ces réalités. Les moyens existent pour une culture de la décision en connaissance de cause. Par exemple, s’agissant des PFAS, on considère que les industriel·les connaissaient leurs retombées toxiques dès 1961 et que la classe politique ne pouvait plus faire « comme si » depuis « au moins 2006 ». Pour autant, aucun cadre législatif ne permet de condamner ces activités industrielles comme illégales, donc condamnables. Une « professeure de droit à l’université Erasmus de Rotterdam (Pays-Bas), Lieselot Bisschop s’intéresse précisément au concept de “crime industriel facilité par l’étatn” ». Ce qui a étouffé la dangerosité de certaines activités est l’intérêt économique à court terme, une politique de l’emploi à courte vue. C’est la culture du profit qui a empêché de légiférer contre la chimie destructrice et a encouragé des décisions qui se révèlent au fil du temps de monstrueuses erreurs. Récemment, le ministre de l’Agriculture français Marc Fesneau, soucieux de limiter l’interdiction d’un pesticide, invoquait des « intérêts supérieurs » liés à « la souveraineté alimentaire et agricole », à savoir le modèle d’agriculture intensive soutenu par le puissant syndicat FNSEA. Il exprime sans complexe ce qui empêche le politique d’avancer résolument dans la transformation de la société face au changement climatique : des manières de penser et de compter, des « sensibilités » encombrées « d’intérêts supérieurs » complètement dépassés, entropiques, mortifères. et l’on se fixe des échéances qui tiennent compte certes de la complexité des choses mais de manière à normaliser la rhétorique du « tout va changer sans que rien ne change » !

Comment avancer sans acter l’établissement de culpabilités, point de départ de tout processus de reconstruction? Achille Mbembe : « Or, quoi que l’on dise, la culpabilité occupe une place éminente dans les efforts de réparation de torts historiques. Le sentiment de culpabilité peut, dans certaines circonstances, ouvrir la voie non seulement à la reconnaissance des torts, mais aussi à un éventuel processus de guérison du bourreau lui-même. Sans reconnaissance des dommages infligés à la victime, il n’y a aucune réparation possiblen. »

En parallèle, le néo-management a amplifié dans le monde du travail la culture de la responsabilité individuelle : chacun·e est responsable de ce qui lui arrive. Une ligne de conduite qui gagne toutes les strates du quotidien au fur et à mesure qu’avance le programme de démantèlement des services publics: par exemple en ce qui concerne la santé, l’individu est responsable de ses pathologies, l’inégalité sociale devant la santé est évacuée, les assurances et mutuelles devraient à terme moins protéger les personnes ayant des conduites dites « à risque »… Ce sont bien toujours les mêmes élites qui fixent le cap, dictent ce qu’il faut produire et comment. Mais, si ça ne marche pas, la faute n’incombe pas à celles et ceux qui formulent les injonctions, mais à celles et ceux qui ne parviennent pas à s’adapter à la société qui avance à marche forcée vers l’individualisme marchandisé.

Politique : naturalisation du modèle culturel de l’hyper-capitalisme

Avec Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2019.

Il est important d’établir ou rétablir les faits qui font que ce qui arrive n’est pas le fruit du hasard mais la conséquence d’une politique économique délibérée, murement réfléchie, théorisée et promue dans des campagnes de propagande sans précédent. On l’oublie facilement parce que toutes les idées qui sont à l’origine de ce qui domine le monde et font qu’il se trouve dans une situation dramatique ont fait l’objet d’une « naturalisation » remarquablement efficace. Cette naturalisation opère au profit d’une minorité et par le biais d’une propagande immersive ressassant qu’il n’y avait pas d’autres voies possibles, imprégnant toutes les fibres de la société, via la consommation, les standards de vie, l’éducation, la culture.

Le livre de Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, est plus qu’utile pour déconstruire cette naturalisation des préceptes du capitalisme, de l’économie de marché, du consumérisme, d’un système qui consiste à ce que tout soit décidé par les entreprises les plus puissantes imposant aux autres de s’adapter, ad nauseum. Elle y confronte le philosophe John Dewey (1859-1952), défenseur d’un libéralisme toujours plus démocratique, soucieux « d’inventer par le bas l’avenir du collectif », aux menées de Walter Lippmann (1889-1972) qui aura défini les principes et la doctrine de ce qu’on a baptisé « néo-libéralisme ». Les vues sont diamétralement opposées. L’un et l’autre définissent la notion d’évolution darwinienne transposée au contexte sociétal. Pour Dewey, « toute espèce vivante s’adapte, non pas en se pliant passivement aux exigences de son environnement, mais en le transformant activement à son tour » (p. 201). et c’est parce qu’il y a cet agir sur l’environnement comme bien commun qu’il convient d’organiser des dispositifs démocratiques sollicitant l’intelligence collective pour infléchir les grands choix sociaux.

Pour Lippmann, au contraire, s’adapter est une obligation à sens unique : « l’environnement de la grande Société, qui se réduit au mode de production capitaliste et mondialisé, s’impose à l’espèce humaine, qui doit s’y adapter sans résister si elle veut survivre. » Et il écrira sans ambiguïté : « Ceux qui ne pratiquent pas cette économie nouvelle, les nations dites arriérées, deviendront la proie de celles qui la pratiquent : il faut qu’elles entrent dans l’économie nouvelle si elles doivent survivre. » (p. 200) Là où Dewey fait preuve d’une grande créativité pour que la société soit irriguée par les expériences et la réflexivité démocratique, sollicitant « l’intelligence expérimentale, avec ses capacités de contrôle et de planification », Lippmann prône des mécanismes « neutres », des « règles du jeu » qui s’imposent à tous et toutes et qui régulent l’ensemble des activités humaines. C’est, par exemple, les engrenages du marché basé sur la compétition. « La compétition entre les innovations pour le progrès technique, entre les agents du marché pour le capitalisme, et entre les organismes pour l’évolution du vivant ressemble chaque fois à un mécanisme qui, comme la Providence, produit automatiquement l’optimum. » (p. 175) Par la suite, et renforçant le processus de naturalisation, « l’évolutionnisme » sera préféré au « providentialisme », l’évolution étant comprise à un niveau strictement individuel, excluant tout principe de solidarité collective. « Refusant à la fois la Providence de la nature et le contrôle de l’avenir par l’intelligence collective des publics, le nouveau libéralisme théorisé par Lippmann décidera de s’en remettre, d’une part, aux artifices du droit et, d’autre part, à la réadaptation forcée des populations aux exigences de la mondialisation, passant par une politique publique invasive, chargée de transformer activement les dispositions et les comportements de l’espèce humaine. » (p. 187)

La judiciarisation promue par Lippmann a « surtout pour double objectif, d’une part, de retirer la loi des mains incompétentes de la masse et de ses représentants politiques et, d’autre part, de soustraire par là même le mode de production capitaliste à toute délibération publique. […] La délibération politique doit se borner à “réformer l’ordre social”; afin de l’adapter au nouvel environnement de l’espèce humaine, lui-même défini par le mode de production du capitalisme mondialisé » (p. 203). Où l’on trouve l’origine et le sens politique du mot « réforme » au cœur de nos politiques actuelles ! Dans cet esprit, « l’égalité des chances » n’a de raison d’être que dans l’esprit de compétition. « Les politiques publiques ne doivent donc surtout pas se réduire à une redistribution des revenus, qui entretiendrait la pauvreté. elles doivent plutôt viser à redistribuer l’égalité des chances dans la compétition, tout en assurant elles-mêmes les conditions de possibilité a priori d’une telle compétition, ou de ce que Lippmann appelle les “fondations de l’économie sociale”. Si le libéralisme est bien une action sociale, c’est donc une action qui tend à réduire toutes les interactions sociales, à commencer par celles de l’éducation, du soin, de la culture ou du travail, aux relations économiques de coopération et de compétition régies par un marché mondialisé, auxquelles il s’agit de les réajuster. » (p. 238)

Ce sont donc les principes à l’origine du système qui est le nôtre et qui a détruit la planète. ils ne se sont pas imposés tout seuls, simplement parce qu’ils étaient les « meilleurs ». ils ont fait l’objet d’une politique éducative et d’une politique culturelle intenses, encore une fois non pas latentes mais théorisées, annoncées, imposées, financées. Lippmann en appelle clairement à « un gouvernement renforcé des manières de sentir, de penser ou de croire, qui réadapte l’humanité à sa nouvelle condition » (p. 256). Ce programme éducatif « redéfinit l’éducation comme la production et l’amélioration constante de “l’adaptabilité” des populations, elle-même comprise à partir des exigences de la division mondiale du travail. […] Polyvalence et adaptabilité permettent de conjuguer l’hyper-spécialisation des tâches et la mobilité des marchés. Tels devront être désormais, pour l’agenda du nouveau libéralisme, le véritable contenu des politiques publiques d’éducation et le nouveau sens de l’éducation elle-même : “L’objectif d’une politique éducative devrait être de rendre la plupart des hommes polyvalents et adaptables à l’endroit où ils sont nés”. » (p. 261) Ce qui deviendra le pilier de l’école : l’employabilité. Quant à la politique culturelle, sa motivation première est le « bon entretien » de la force de travail : « ici apparait clairement l’unique source de légitimation de la politique culturelle promue par le nouveau libéralisme, qu’il s’agisse de financer des espaces naturels, des “terrains de jeux” ou des “musées”. Réduisant la culture au loisir, toute intervention publique en la matière a pour seule justification de recréer la force productive usée par le travail, lui-même interprété comme peine ou comme “labeur”, et de réoxygéner les environnements industriels et urbains ; eux-mêmes dégradés par la nécessaire parcellisation des tâches et par la saturation des flux d’échanges et de circulation. » (p. 236)

Le livre détaille de façon très pédagogique le corpus théorique qui a façonné notre milieu politique. il montre très bien ce qu’il s’agit de démonter. Du fait que toutes les politiques de gouvernement, de gauche ou de droite, ont suivi peu ou prou le cap néo-libéral, ce travail d’analyse est indispensable pour la phase d’explicitation des responsabilités et pour imaginer un changement de cap. D’autre part, en mettant en vis-à-vis de l’idéologie de Lippmann les travaux lumineux de Dewey, Barbara Stiegler indique qu’une voie de soin et de reconstruction est toujours possible. Une voie pour définir autrement le « faire politiquen »

 

II. AUX RACINES D’UN MODÈLE CULTUREL : COMMENT ON RACONTE L’HUMANITÉ

Avec David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, trad. Élise Roy, Les liens qui libèrent, 2021.

Les politiques anti-migratoires occupent une place pré-pondérante dans les politiques culturelles européennes. elles sont l’expression d’un racisme systémique et la continuation de la logique coloniale où une (petite) partie du monde s’arrogeait le droit de décider pour l’ensemble des peuples, en se déclarant à la pointe de l’Histoire. La légitimité (fictive) d’une telle domination est en effet liée à la façon de raconter l’histoire de l’humanité. Longtemps, elle a été le monopole de l’Occident, écrite et enseignée par les mâles blancs et d’une classe sociale aisée, cela étant lié à un réseau universitaire plus ancien, plus puissant que ce qui existait ailleurs. Cela donnait une longueur d’avance quant à la constitution des savoirs et leur propagation. et cela a fourni les « raisons » de la prise de possession des territoires coloniaux : « L’appropriation coloniale des territoires indigènes commençait par ce constat général ; les cueilleurs vivaient effectivement à l’état de nature, ce qui signifie qu’ils faisaient partie de la terre, mais ne pouvaient avoir aucune prétention légale à la posséder. ensuite, la dépossession était justifiée par l’idée que les occupants de ces terres ne les travaillaient pas réellement. » (p. 193) L’idéal colonial entendait réparer ce gâchis, donner des propriétaires dignes et efficaces à ces terres délaissées et inclure, contre leur gré, ces êtres inférieurs à la réelle marche de l’Histoire.

Ce qui s’est joué là est surtout le principe d’un modèle unique, blindé de certitudes, assorti d’un monopole sur la notion d’universalité. Ce que résume lapidairement Michèle Riot-Sarvey en deux formules : « Le modèle, exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort, s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. » (p. 31) L’universel sera ainsi aux mains d’une « majorité qui, persuadée de détenir l’antériorité − et donc la supériorité d’une place acquise en des temps précédents −, regimbe à intégrer les autres, tous les autres différents » (p. 32). Aujourd’hui la crise climatique met en péril la planète entière dont l’inhabitabilité croissante est le résultat d’une vision de l’humanité des frontières promue par l’Occident. il semble conseillé de remettre à plat tous les récits de l’évolution humaine sur terre afin d’en faire ressortir les dimensions plurielles, hétérogènes. en termes de fondements aux communs d’un imaginaire collectif. et c’est bien de cela qu’il s’agit : avec « les autres, tou·tes les autres différent·es », penser et essaimer un universel des différences. Il y a aujourd’hui des chercheuses et chercheurs qui diversifient les points de vue, les référentiels interprétatifs. en lisant les travaux d’une historienne comme Michèle Riot-Sarcey, on se rend compte qu’il y a toujours eu des femmes et des hommes pour analyser et alerter quant aux dangers des orientations dominantes consistant à exploiter la nature, à pratiquer l’esclavage, à justifier des discriminations entre genres. L’écoféminisme est un mouvement de fond qui a remis en question l’Histoire en général, la relation entre culture et nature, la constitution patriarcale des connaissances et des institutions. On peut citer les recherches novatrices de Carolyn Merchant, notamment son livre La mort de la nature, paru aux États-Unis en 1980.

Mais l’audience de ces travaux n’est pas encore de taille à rendre possible une bascule constructive vers un autre modèle culturel. L’Histoire conventionnelle, linéaire, binaire, occidentalo-centrée reste prépondérante. Une magnifique mission de sensibilisation aux visions plurielles de l’histoire de l’humanité est à confier au secteur de l’éducation permanente/populaire. Cela devrait même être un des axes prioritaires de la médiation culturelle. Pour entamer ce processus et donner une idée de l’ampleur du chantier, nous proposons ici deux choses, en puisant des exemples didactiques dans le livre de Graeber et Wengrow : identifier trois biais dont il faut se déprendre, et lister une série d’exemples créatifs qui contredisent les piliers doctrinaires de l’Histoire dominante et sèment le trouble dans l’Histoire.

Trois biais dont il faut se déprendre :
· Biais téléologique
· Biais de l’absence d’autodétermination
· Biais du genre

Le biais téléologique

C’est le plus banal, le plus invisible. il consiste à interpréter le passé en fonction de l’aboutissement, le présent étant jugé comme l’accomplissement de tout ce qui précède. Le modèle culturel de l’hyper-capitalisme est ainsi ce qui pouvait s’inventer de mieux, ce qui donne du sens à toute l’histoire de l’humanité. et c’est un stade indépassable. Dès lors, toutes les traces, toutes les archives, les documents, les témoignages seront la « preuve » d’une évolution linéaire vers le modèle ultime. Darwin sera convoqué pour bétonner cette évolution à sens unique, ce qui est un fameux dévoiement des théories darwiniennes. et cela ne se fait pas « comme ça » : c’est une position qui doit être sans cesse documentée, prouvée, inculquée, formulée en termes d’évidences naturelles, de manière à ce que les divergences restent inaudibles, dans les marges. il n’y a là rien de naïf, il y a une vraie stratégie pour discréditer toute vision différente, le « il n’y a pas d’alternative » n’est pas tombé du ciel, c’est une construction culturelle au service d’une stratégie de confiscation des possibles: avec le biais téléologique, ceux-ci sont écrasés sous un ensemble de perceptions univoques de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui doit advenir. Se trouve ainsi mis de côté une part immense de ce qui constitue l’expérience humaine sur terre et les ressources sensibles et cognitives que ces expériences ont générées. Cela biaise au quotidien, dans les faits et les affects, les relations à l’autre, le rapport aux connaissances, les droits de propriété, les dispositifs identitaires, les notions d’universalité.

Le biais de l’absence d’autodétermination

Le récit mainstream le plus répandu continue à poser que nos ancêtres antérieur·es à la « révolution agricole » (bien que les débuts de l’agriculture se soient étalés sur plusieurs milliers d’années à partir de 9000 avant J.-C. et qu’ils ne constituent donc pas une « révolution » à proprement parler) étaient des barbares, des mal dégrossi·es, qu’ils et elles ont végété des milliers d’années sans inventer quoi que ce soit de bien déterminant, qu’ils et elles étaient inaptes à exploiter les ressources naturelles à leur disposition, incapables du moindre élan civilisationnel structuré, vivant sans la moindre lueur d’intelligence. Bref, pas encore dans l’Histoire. Cette manière de voir, par ailleurs, est loin d’être enterrée. en 2007, un président français déclarait à Dakar : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. » Cette conviction, comme le signalent Graeber et Wengrow, est au cœur du best-seller Sapiens de Yuval Noah Harari. (C’est dire si ces idées sont toujours largement diffusées et qu’elles plaisent, sont lues, accueillies favorablement par la critique, etc.) Voici comment, selon cet auteur à succès, il convient de se représenter les modes d’existence au Pléistocène : « Probablement les bandes avaient-elles des structures différentes. Certaines étaient sans doute aussi hiérarchiques et violentes que le groupe de chimpanzés le plus hargneux, et d’autres aussi décontractées, paisibles et lascives qu’une bande de bonobos. » et d’ajouter : « Non seulement, donc, tous les humains auraient vécu en petits clans éparpillés jusqu’à l’invention de l’agriculture, mais ils ne se seraient guère différenciés des grands singes dans leurs comportements. » (p. 124) Cela sous-entend que les hommes et les femmes étaient dépourvu·es « d’intelligence », d’activité réflexive, incapables de la moindre autodétermination.

Accepter qu’il y a eu autodétermination dans les milliers d’années précédant la « révolution agricole » (ou révolution néolithique) change considérablement les perspectives: « De même qu’il est raisonnable d’imaginer que les chasseurs de mammouths du Pléistocène, en passant d’un arrangement social à l’autre au fil de saisons, ont dû développer un certain degré de conscience politique, c’est-à-dire apprendre à peser les mérites respectifs de chaque modèle, de même est-il logique de supposer que l’entrelacs de différences culturelles dans lequel les sociétés humaines se sont trouvées prises après la fin de la dernière glaciation a exigé lui aussi un minimum d’introspection politique. Notre intention, répétons-le, est simplement d’envisager les créateurs de toutes ces formes culturelles comme des adultes intelligents, capables de penser les sociétés qu’ils étaient en train de bâtir ou de rejeter. » (p. 265)

On ne sait pas assez (on ne nous l’enseigne pas) que nos ancêtres, selon les saisons et leurs activités spécifiques, passaient d’une organisation sociale « simple » à d’autres organisations « complexes ». il convient de souligner ce que cela signifie : « Avec une telle souplesse institutionnelle, il devient possible de s’affranchir des limites de sa propre société et de prendre du recul pour l’examiner − en somme, de faire et défaire les mondes politiques qui sont les nôtres. […] Si, comme nous l’affirmons, les êtres humains ont continuellement butiné entre différentes formes d’organisation sociale pendant l’essentiel des quarante mille dernières années, n’érigeant des structures hiérarchiques que pour mieux les mettre à bas, les conséquences sont déterminantes: […] ceux qui vivent dans des sociétés sans états ne sont pas moins politiquement conscients que nous ; ils le sont beaucoup plus. » (p. 148) en tout cas, ils et elles le sont différemment. Se familiariser avec cette capacité millénaire à la réflexivité sociale et politique, en faire un patrimoine commun d’idées, pratiques et outils, aiderait à engager la métamorphose de notre modèle culturel devenu toxique.

Le biais du genre, masculin vs féminin

Le biais de genre est profondément ancré. Pour saisir à quel point il oriente les objets de recherche, les processus d’investigation et de réflexion, ainsi que les protocoles d’interprétation de documents anciens, il est nécessaire de revenir, avec Françoise Héritier, à l’origine de ce dualisme originel. Dans ses études Masculin/Fémininn, l’anthropologue explicite les phénomènes naturels qui ont conduit l’être humain à structurer une pensée dualiste : d’une part, les différences entre femmes et hommes (« constante biologique ») et, d’autre part, l’alternance du jour et de la nuit (« constante cosmologique »). Dans le premier volume, « La pensée de la différence », en recoupant documents archéologiques et traditions de sociétés actuelles, elle raconte comment est intervenue la façon de penser la différence entre les sexes, sur base de ce que pouvaient observer les premiers êtres humains, compte tenu des connaissances à leur disposition. Ainsi, au niveau de la reproduction, ils et elles ont très bien compris comment ça se passait, mais le rôle prépondérant a été donné à la semence masculine, le ventre féminin n’étant qu’un incubateur mécanique. « Mais ils ignorent tout aussi bien le rôle biologique de la mère, via l’œuf fécondé. il y a certes l’évidence de l’enfantement. Mais ce qui entre dans la femme ouverte ne vient pas d’elle, c’est un esprit ancestral qu’elle nourrit, que l’homme façonne et qu’elle accouche. » (p. 130) C’est sur ce genre de représentation que l’antinomie masculin/féminin s’est construite, donnant une prévalence qualitative au masculin, et c’est sur le modèle de cette antinomie que toutes les autres antinomies fondatrices de la pensée se sont élaborées. Dans chacune d’elle, un des pôles correspond au masculin, l’autre au féminin, et le masculin y est toujours symboliquement « dominant ». Cela détermine des manières de penser qui se renforcent depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui !

Dans le deuxième volume, « Dissoudre la hiérarchie », Françoise Héritier analyse les sources compilées et présentées précédemment : « La valence différentielle des sexes se retrouve dans la hiérarchie connotant le système binaire d’oppositions qui nous sert à penser et qui est partagé par les hommes et les femmes. Ces catégories binaires pourraient être neutres mais elles sont hiérarchisées. Ainsi, le haut est supérieur au bas, le plein est supérieur au vide, le dur au mou, la hardiesse à la passivité, la création à la répétition, etc. Ces oppositions sont extrêmement fortes et elles permettent de distinguer le masculin du féminin, le pôle supérieur étant toujours associé au masculin et l’inférieur au féminin. […] C’est parce que ces termes sont affectés en esprit du signe masculin ou du signe féminin qu’ils se trouvent valorisés ou dévalorisés. On peut s’en assurer par le changement de valeur que prend le même terme selon qu’une culture ou une autre l’associe l’une au masculin, l’autre au féminin. » (p. 127-128) Cela a donné « l’un des premiers ancrages de la pensée symbolique de l’humanité sous la forme d’une classification dualiste en choses identiques et choses différentes ». Les cultures « travailleront » ce dualisme, décidant politiquement des valences à accorder, selon les circonstances, à l’identique et au différent, en perpétuant au mieux les privilèges de celles et ceux se trouvant soi-disant naturellement du côté valorisé. il est indispensable de (se) rendre capable du décryptage masculin/féminin si l’on veut se libérer des biais genrés dans les manières de constituer ce qu’est notre histoire. Dans leur livre, Graeber et Wengrow font largement écho aux manières dont ce biais se manifeste dans leurs disciplines (l’anthropologie et l’archéologie) : « Les savants de sexe masculin ont une curieuse tendance à faire fi de la dimension sexuée de toutes ces connaissances, ou à la dissimuler derrière des abstractions. Claude Lévi-Strauss en est un exemple célèbre. Dans La pensée sauvage, il cherche à décrire la “science du concret” qui se serait épanouie au Néolithique − une méthode d’expérimentation consistant à aborder le monde physique “sous l’angle des qualités sensibles”, par opposition à la science moderne, qui repose sur des lois et des théorèmes généralisants. Selon Lévi-Strauss, cette science néolithique nous aurait fourni la base des “arts de la civilisation” que sont l’agriculture, l’élevage, la poterie, le tissage, la conservation et préparation des aliments, etc. Pourtant, nulle part il ne signale que son développement est essentiellement à mettre au crédit des femmes. » (p. 303) L’ampleur du déficit à résorber est ainsi on ne peut plus claire.

Trouble dans l’histoire illustré en cinq points

Les piliers de l’Histoire officielle sont la révolution agricole au Néolithique et l’organisation en cités. Avant la révolution agricole, nous dit-on, la vie était précaire, l’être humain vivait mal, végétait. Une meilleure subsistance grâce à une agriculture mieux organisée, centrale, ne pouvait se développer qu’en inventant les villes, celles-ci étant indissociables de l’émergence d’un pouvoir centralisé, structuré. Ainsi, agriculture intensive, extractiviste et pouvoir confié à une minorité s’inscrivent logiquement, naturellement, dans l’évolution. De plus en plus, des anthropologues, des ethnologues et des archéologues jettent le trouble dans cette façon d’écrire l’Histoire. En puisant dans le livre de Graeber et Wengrow, voici quelques points qui relativisent les « vérités » assénées depuis des siècles et, du coup, ouvrent le jeu, redonnent la puissance d’inventer autrement ce qui vient. Ces nouvelles lectures décoincent l’imaginaire, non pas à partir de visions fantaisistes mais en se basant sur une investigation ethnologique et anthropologique rigoureuse du passé.

La fameuse « révolution agricole »

Le terme de « révolution » évoque un phénomène relativement rapide, la séduction foudroyante d’une invention apportant un mieux-être évident. La trouvaille qui fait dire « mais c’est bien sûr » ! Suggérer que, jusqu’à cette révolution, l’être humain végétait en bandes primaires sans grande perspective, c’est induire un regard condescendant sur les cultures qui, actuellement, ont un mode de vie proche de celui de nos ancêtres autrefois.

Pourtant, il n’y aurait en fait pas eu de « révolution ». Le passage du stade dépendant « des ressources sauvages » à celui « fondé sur la production de nourriture » aurait duré trois mille ans. Parce que l’agriculture organisée, centrale, n’est pas apparue d’emblée si géniale aux chasseur·ses-cueilleur·ses. Pour la simple et bonne raison qu’ils et elles n’étaient pas des incultes et développaient leur propre civilisation − avec ses connaissances, ses organisations sociales, ses édifices, ses socialisations élaborées. ils et elles n’ignoraient pas grand-chose des possibles de l’agriculture: leurs connaissances très développées des ressources sauvages les avaient familiarisé·es avec le cycle des plantes comestibles, ils et elles avaient entamé la domestication de certaines graines. Un savoir agricole avait déjà pris forme, principalement pris en charge par les femmes. Ces gens pratiquaient l’agriculture en dilettante. en prenant en compte le fait que, selon le moment de l’année, ces sociétés adoptaient des organisations sociales différentes, on peut se convaincre qu’elles étaient capables d’examiner rationnellement les avantages et désavantages de toute technique de subsistance. Passer à l’agriculture comme principale source de nourriture impliquait de se concentrer sur « une gamme limitée de semences et d’animaux d’élevage ». C’était renoncer à une grande diversité de produits et aux savoirs − donc une culture − qui permettaient de les identifier, de les utiliser.

« Dans l’essor de la production alimentaire néolithique, c’est la biodiversité, et non le biopouvoir, qui a joué le rôle central. » (p. 330) et ce qui prédominait était une « écologie de la liberté » que « les récits conventionnels de l’histoire du monde tendent à occulter, faisant de l’acte de planter la première graine une sorte de point de non-retour : la liberté de cultiver par intermittence, de flâner à l’orée de l’agriculture, a fort bien réussi à notre espèce par le passé. De nombreuses sociétés humaines à travers le monde sont restées longtemps adeptes de cette formule modulable mêlant horticulture, agriculture de décrue près des lacs ou des sources, gestion des sols à petite échelle (au moyen du brulis, de l’élagage ou de l’aménagement en terrasses, par exemple) et élevage d’animaux à l’état demi-sauvage, le tout combiné à un large éventail de pratiques de chasse, de pêche et de cueillette. Souvent, ces arrangements écologiques fluides se sont maintenus pendant des milliers d’années et ont fait vivre de vastes populations. » (p. 330) L’avancée de l’agriculture centralisée est souvent décrite à la manière d’une conquête fulgurante, naturelle, découlant d’une logique imparable (et de fait, dans certaines régions du monde, plus tardivement, elle a été imposée de façon radicale par les menées impérialistes de certains états).

La réalité est plutôt celle de configurations mixtes − chasse, cueillette, agriculture intermittente, commerce − qui ont pré-valu longtemps sous différentes latitudes. L’exemple de Çatal Höyük (8 000 avant J.-C., Anatolie centrale) est révélateur d’un état d’esprit propice à associer différentes ressources et techniques. Avec son environnement marécageux, la grande cité pratiquait la « culture par décrue » rendue possible par les inondations saisonnières. « Les crues se chargeaient du labourage, tamisant et revigorant annuellement les terres. en se retirant, les eaux laissaient derrière elles un dépôt d’alluvions extrêmement fertile où l’on pouvait semer à la volée. C’était un peu comme de cultiver un petit jardin. » On voit s’exprimer là un penchant pour la facilité en fonction d’une bonne connaissance des phénomènes naturels. Ce gout pour ce qui facilite la vie va de pair avec une invention culturelle cohérente, par exemple en ce qui concerne la notion de propriété : « il est clair que ces systèmes agricoles précoces ne favorisaient pas le développement de la propriété privée. […] en termes pratiques, l’agriculture de décrue s’orientait plutôt vers la propriété collective des terres, ou en tout cas vers des modes souples de réaffectation des parcelles. » (p. 300) On peut citer aussi le cas de l’Amazonie où des traces de domestication des graines de manioc sont datées de -7000. À la même période, il y aurait eu aussi des cultures structurées de maïs et de courges. « Cela veut dire qu’une partie au moins des premiers habitants d’Amazonie étaient parfaitement au courant de la possibilité de domestiquer les plantes, mais avaient choisi de ne pas en faire le cœur de leur économie, préférant une forme plus souple d’agroforesterie. » (p. 343) Agroforesterie remise actuellement à l’honneur pour réparer les dégâts d’une gestion industrielle des forêts.

Ville et pouvoir central : Poverty Point, le contre-exemple

Le clou est systématiquement enfoncé : la naissance de l’état est liée à la création de villes, elles-mêmes découlant des conséquences de l’exploitation agricole sur le regroupement des populations, nécessité par la logistique des cultures, travail du sol, fabrication d’outils, défense des récoltes, gestion des stocks et réserves, paiement des impôts. Le tout étant indissociable d’un pouvoir et d’un contrôle verticaux, étant entendu que « les gens » étaient incapables de toute gestion en commun. Pourtant, de nombreux exemples déconstruisent ce schéma linéaire. On a découvert à Poverty Point, en Louisiane, le long du Mississippi, les « vestiges de tertres monumentaux érigés par des populations amérindiennes vers 1600 avant notre ère » (p. 183). « D’après les archéologues, les structures de Poverty Point délimitaient une gigantesque enceinte de plus de 200 hectares encadrée par deux énormes tertres: le Motley Mound au nord et le Lower Jackson au sud. » C’était « le cœur d’une aire d’interactions culturelles beaucoup plus vaste. Biens et personnes convergeaient à Poverty Point après avoir parfois parcouru des centaines de kilomètres en provenance des grands Lacs, au nord, ou du golfe du Mexique au sud » (p. 184). Les gens qui ont construit ces architectures et qui les ont habitées ne pratiquaient pas l’agriculture et ne disposaient pas d’écriture. Pourtant, là, les traces d’une tradition architecturale dès 3500 avant notre ère sont indéniables (même si nos cours d’histoire n’en disent rien).

« C’est un site de l’âge de pierre dans une région dépourvue de pierre. Cela veut dire que les impressionnantes quantités d’outils, d’armes, de récipients et d’objets décoratifs en pierre que l’on y a retrouvées ont été transportées depuis d’autres lieux. À en juger par les dimensions des tertres, les foules qui se pressaient là à certaines périodes de l’année se comptaient en milliers, ce qui dépasse les effectifs de n’importe quel peuple de chasseurs-cueilleurs connu. » (p. 185) Tout indique que l’objectif principal des grands rassemblements dans ces lieux était bien de s’échanger des connaissances, de partager savoirs et savoir-faire. L’utilisation de ces connaissances structurait les activités des femmes et des hommes qui, ainsi, se rencontraient, mettaient en commun le fruit de leurs expériences, de leurs investigations, de leurs « capacités ». Ainsi, « l’examen minutieux des tertres de Poverty Point, mais aussi d’autres endroits de la région [prouve que ces constructions] suivent des principes géométriques étonnamment uniformes. Visiblement, ils reproduisaient des unités de mesure et de proportions standards partagées par ces populations à travers une vaste portion du continent américain. Le système de calcul sous-jacent semblait s’appuyer sur les propriétés de transformation des triangles équilatéraux, d’abord comprises à l’aide de cordons et de ficelle, puis extrapolées à l’arrangement de tertres monumentaux » (p. 187). Il n’est pas impossible que ces techniques de mesure soient pratiquées par des peuples du Mexique et du Pérou. Cela impliquerait que « des êtres ont transmis leur savoir sur de très grandes distances, diffusant les techniques géométriques et mathématiques nécessaires pour effectuer des mesures spatiales exactes, mais aussi les méthodes correspondantes de coordination des tâches. Si c’est le cas, cela signifie que ces échanges pouvaient tout aussi bien porter sur d’autres types de connaissance : cosmologie, géologie, philosophie, médecine, éthique, faune, flore, concept de propriété, organisation sociale, esthétique… » (p. 187) Si, au début des années 2000, ces découvertes ont surpris les chercheur·ses, incapables d’imaginer jusque-là un tel niveau de civilisation chez les chasseur·ses-cueilleur·ses, cela révèle à quel point il était devenu normal de ne pas chercher à imaginer ce qui pouvait se passer dans la tête des gens de ces époques dites inférieures. «[L]es gens qui affluaient à Poverty Point n’ont pas eu besoin d’une base agricole pour créer une sorte de petite ville abritant, du moins à certaines périodes de l’année, une activité intellectuelle bouillonnante et influente. » (p. 188)

Ville et pouvoir central : révolution sociale en chine, vers 2000 avant notre ère

En Chine aussi, l’Histoire officielle a considéré qu’avant l’apparition des premiers états et empires dynastiques, vers -1200, rien ne s’était vraiment passé. Les « agriculteurs néolithiques » vivotaient dans « des villages où ils développaient des formes embryonnaires d’inégalité sociale ». et puis, des fouilles ont exhumé peu à peu des restes « d’établissements sédentaires entourés de murailles en pisé », bien antérieurs. « À la grande surprise des archéologues, c’est à l’extrême nord, tout près de la frontière avec la Mongolie, qu’ont été localisées certaines des plus remarquables poussées urbaines “néolithiques”. Or, aux yeux des empires chinois ultérieurs (et de leurs historiens), ces régions étaient peuplées de nomades “semi-barbares” qui n’allaient pas tarder à se voir reléguer de l’autre côté de la Grande-Muraille. Personne ne s’attendait à ce qu’on y mette au jour une cité de quatre mille ans d’âge (donc antérieure de près d’un millénaire à la dynastie Chang), de 400 hectares de superficie, dissimulant derrière son haut mur d’enceinte en pierre des palais et une pyramide à degrés, et dominant un arrière-pays rural à sa botte. » (p. 414) Ce sur quoi il est bon d’attirer l’attention est que vers 200 avant notre ère, cette vaste cité de Taosi vécut une « métamorphose parfaitement consciente, et sans doute extrêmement violente ». en effet l’archéologie révèle que le quartier cérémoniel fut déserté, que la zone du palais fut habitée par des populations de basse extraction, que « l’ancienne zone résidentielle réservée aux élites de rang inférieur » était désormais dédiée aux « ateliers de tailleurs de pierre ». La plupart des archéologues conventionnel·les concluent à un effondrement de l’ordre en place, à l’instauration du chaos et de l’anarchie. Pourtant, soulignent Graeber et Wengrow, cette anarchie aurait duré durant deux ou trois siècles. Durant cette longue période, la ville « s’est étendue, passant de 200 à 300 hectares », ce qui ressemble plus « à une ère de prospérité généralisée ouverte par l’abolition d’un système de classe rigide. Loin de sombrer dans une guerre hobbesienne de tous contre tous après la destruction du palais, la population de Taosi a continué son petit bonhomme de chemin, privilégiant probablement des dispositifs d’autogouvernance locale qu’elle jugeait plus équitables » (p. 416).

Il est difficile d’avoir des certitudes sur ce qui s’est passé, et les interprétations peuvent diverger, « mais Taosi a au moins le mérite de nous rappeler que les premières cités de la planète étaient des terrains d’expérimentation sociale volontaire où s’affrontaient des visions radicalement opposées de ce qu’était une ville. Ces confrontations pouvaient tantôt se régler sur un mode pacifique, tantôt engendrer des explosions inouïes de violence. Si la concentration de population de plus en plus nombreuse en un même lieu élargit sensiblement l’éventail des possibilités sociales, elle ne prédétermine pas lesquelles d’entre elles finiront par se concrétiser. »

La ville, le souci de l’autre, l’autogouvernement et un premier exemple de logement social

Transportons-nous du côté inca pour évoquer les expériences passionnantes qui se sont déroulées à Teotihuacan. « Nous savons désormais que Teotihuacan a connu son âge d’or huit siècles avant l’arrivée des Mexicas et plus d’un millénaire avant celle des espagnols. fondée aux alentours de -100, elle s’est éteinte vers 600. Nous savons aussi que, au cours de cette période, elle a atteint un tel niveau de splendeur et de raffinement qu’on pourrait aisément la comparer à la Rome impériale au faîte de sa puissance. […] Les évaluations les plus prudentes font état d’une centaine de milliers d’habitants. » (p. 419) On dispose de documents de grande qualité pour étudier l’histoire de cette cité : « le plan architectural classique de Teotihuacan, établi à partie de levés archéologiques […] parmi les plus exhaustifs jamais effectués sur un paysage urbain. » Un paysage urbain de treize kilomètres carrés, tout de même ! Après une existence assez modeste, avec des zones résidentielles ressemblant à de vastes bidonvilles, Teotihuacan connut une phase de grandes constructions, « comme s’ils voulaient faire sortir de terre une ville sacrée au milieu d’un tissu urbain plus vaste ». en se basant sur les ressources d’une ingénierie incroyable, « furent jetées les bases d’un immense programme architectural qui se poursuivit avec la construction des pyramides du Soleil et de la Lune et du temple de Quetzacoatl. […] Ces gigantesques travaux exigeaient des sacrifices, non seulement en labeur et en ressources, mais en vies humaines. À chaque grande phase de construction correspondent des preuves archéologiques de massacres rituels » (p. 431).

Ces indices semblaient destiner Teotihuacan à « rejoindre le club des civilisations mésoaméricaines “classiques”, avec leurs aristocraties guerrières et leurs cité-états dirigées par des noblesses héréditaires » (p. 432). et pourtant, autour de l’an 300, se produit un grand revirement : les temples sont profanés, leur fonction interrompue. À partir de ce jour, il n’y plus aucune preuve de massacres rituels. et « c’est alors que la ville a commencé à mobiliser une extraordinaire profusion de ressources pour bâtir des logements en dur d’excellentes qualité, destinés non pas aux riches et aux privilégiés, mais à une large majorité de la population ». Ces constructions se poursuivirent jusqu’à ce que les « quelque cent mille habitants de la ville jouissent de conditions de vie “royales”, ou en tout cas douillettes ». Les restes archéologiques n’attestent d’aucune présence ou d’existence d’une noblesse. L’iconographie abondante ne contient aucune image de rois, reines, généraux ou autres chefs supérieurs. Selon l’historienne de l’art esther Pasztory, l’art graphique de Teotihuacan célébrait surtout une chose : « La communauté appréhendée comme un tout et ses valeurs collectives, lesquelles réussirent effectivement pendant plusieurs siècles à empêcher l’émergence de “cultes dynastiques de la personnalité”. » (p. 422)

Quelle était alors l’organisation sociale de la cité ? « Privés de traces écrites, nous n’aurons peut-être jamais les moyens de reconstituer les détails de cette histoire, mais nous pouvons déjà exclure toute vision faisant intervenir un système vertical dans lequel une petite élite d’administrateurs royaux ou de prêtres aurait planifié et ordonné les opérations. L’autorité était plus vraisemblablement partagée entre plusieurs assemblées locales, peut-être responsables devant un conseil gouvernemental. Le fait de prendre en considération ces lieux et ces instants de l’histoire, souvent mis de côté, considérés comme des cas à part, des “entre-deux”, des faits non déterminants de “l’histoire principale”, élargit et diversifie le socle des connaissances à partir desquelles esquisser des identités, des territoires, des propriétés, des échanges, des universaux de la différence. Nous essayons au moins de voir ce qui se produit quand on abandonne le réflexe téléologique qui nous conduit si souvent à écumer le passé en quête de versions embryonnaires de nos états-nations modernes. » (p. 484)

Politique : interdépendance, écologie et égalité sociale

Réparer le monde, restaurer son habitabilité, passe par une prise en charge des interdépendances entre êtres humains et non-humains. Le terme est omniprésent dans les multiples tentatives de réinventer la politique. La première partie du texte a montré comment la destruction de notre milieu de vie s’effectue au mépris des interdépendances. L’extractivisme ce n’est pas seulement que l’être humain décide seul mais surtout en fonction de son seul intérêt. Réparer les dégâts ne viendra pas du solutionnisme technologique mais d’une politique prenant enfin en compte les interdépendances. La deuxième partie de notre texte, concernant la manière dont se fait l’histoire de l’humanité, a souligné comment ce récit de l’aventure humaine s’organise prioritairement autour de l’exploitation, à son profit, des ressources naturelles; a contrario, les expériences qui laissent entrevoir qu’une autre histoire aurait été possible mettent en évidence des intelligences beaucoup plus à l’écoute de l’autre, de la différence et des dimensions d’échanges réciproques avec le milieu naturel. L’interdépendance, ce n’est pas un terme écolo passe- partout, ce n’est pas un concept gentil. C’est un régime. L’interdépendance est incompatible avec l’économie de marché et son idéologie de compétition entre tous et toutes ; incompatible avec le principe de différences de valeurs, symboliques et économiques, entre les êtres. L’interdépendance régit un écosystème où chaque existence individuelle est utile à l’équilibre de l’ensemble. elle implique de remplacer le registre de la propriété par celui des communs. Dès lors que l’activité de chacun·e est indispensable au régime de l’interdépendance, il convient, par exemple, de reconsidérer la notion de travail et les manières de le rétribuer. Redéfinir ce que l’on produit, pour quoi, pour qui, comment, ce que ça vaut. il n’y a plus de hiérarchie de l’employabilité.

L’interdépendance, selon le philosophe Baptiste Morizot, donne lieu à l’invention d’une nouvelle diplomatie inter-espèces et d’une « alter-politique » : « Ce concept nomme tout l’espace des relations possibles entre nous et les autres vivants, qui a été appauvri, occulté et interdit dans sa richesse polymorphe par la modernité dualiste. Cette dernière a cloisonné toutes les relations possibles en ce monde dans deux catégories limitées et binaires : la nature, avec ses rapports de force et de prédation, et le “politique”, restreint au contractualisme et à la citoyenneté. Ce n’est pas seulement qu’il faut repenser autrement nos relations concrètes aux vivants, c’est qu’il faut repenser leur nature même, pour rouvrir l’espace potentiel, occulté par la modernité, où elles peuvent se déployern. »

Précisons un peu plus explicitement la valeur des êtres dans un régime d’interdépendance avec l’ouvrage de Judith Butler, La force de la non-violencen. elle y analyse le système actuel basé sur une différenciation qualitative, quasiment essentialisée, et instituant une catégorie de personnes dont la disparition mérite d’être pleurée, et une autre regroupant toutes celles qui seront considérées comme « non-pleurables ». Sur quels fondements s’établit cette répartition déséquilibrée de la « pleurabilité » incluant la violence systémique de l’inégalitarisme? C’est contre cette violence-là que Judith Butler théorise à nouveaux frais la notion de « non-violence » dont un des principes essentiels est justement l’interdépendance. Ce qui est en jeu est bien, profondément, une « philosophie sociale des liens vivants et durables. La définition de ce que doivent être ces liens sociaux caractérise tel ou tel régime idéologique : « La réflexion sur ces indispensables liens sociaux doit se faire en relation avec les inégalités sociales qui président à la manière dont les “sois” dignes d’être défendus sont définis dans un champ politique. La description des liens sociaux sans lesquels la vie est mise en péril […] doit être comprise moins comme une métaphysique que comme un imaginaire social. » (p. 27) Revoici l’importance de l’imaginaire, qui est un « constructible », quelque chose qui se fabrique, se démonte et se recompose, quelque chose qui reste à portée de la plasticité cognitive et sensible. « [M]ême en tenant compte des différentiels d’indépendance et de dépendance, l’interdépendance suppose l’égalité sociale : chaque sujet est dépendant, c’est-à-dire constitué et soutenu dans des relations d’indépendance de soi vis-à-vis des autres et des autres vis-à-vis de soi. Ce dont chacune et chacun dépend, et ce qui dépend de chacune et de chacun, est variable, car il ne s’agit pas seulement d’autres vies humaines, il s’agit aussi d’autres créatures sensibles, d’autres environnements et d’autres infrastructures: nous en dépendons, elles et ils dépendent de nous, pour permettre un monde vivable. » (p. 27) Cette égalité est bien entendu pensée comme profitable aux individus dans leur singularité, leur particularité, mais à l’opposé de l’individualisme néolibéral qui détruit toute solidarité: ici, au contraire, ce qui est défendu par cette égalité est l’imaginaire d’un lien social « interrelationnel » : « Sans ce sens englobant de l’interrelationnel, nous prenons la frontière corporelle pour la fin plutôt que pour le seuil de la personne, le lieu de passage et de porosité, la manifestation d’une ouverture à l’altérité qui définit le corps lui-même. […] L’égalité ne peut donc être réduite à un calcul qui accorderait une valeur identique à chaque personne abstraite, car l’égalité des personnes doit être désormais pensée précisément en termes d’interdépendance sociale. » il ne peut plus s’agir d’une égalité idéale, abstraite, lointaine, mais concrète, active, de manière à ce que le régime de l’interdépendance joue son rôle de modèle culturel capable de réparer le monde : « [C]ette égalité de traitement n’est pas possible en dehors d’une organisation sociale de la vie dans laquelle les ressources matérielles, la répartition de la nourriture, le logement, le travail et les infrastructures cherchent à offrir des conditions égales de vivabilité. La référence à ces conditions égales de vivabilité est donc essentielle à la définition de “l’égalité”, dans tous les sens substantiels du mot. » (p. 27-28)

 

III. UNE AUTRE HISTOIRE : PARTAGER LA TERRE

Avec Achille Mbembe, La communauté terrestre, La Découverte, 2023.

Faillite d’un système, l’universel et l’en-commun

Ce qui précède montre assez que comprendre l’aventure humaine sur Terre nécessite de s’intéresser aux expériences conduites sur tous les continents, au sein des cultures les plus diverses, et de ne pas se focaliser uniquement sur l’histoire des plus forts comme hérauts de la Raison. Réinventer des possibles implique de passer en revue les expériences minoritaires, non abouties ou éphémères, de les intégrer au patrimoine cognitif de l’humanité au même titre que les trajectoires triomphantes. L’héritage expérientiel à partir duquel élaborer un patrimoine commun pour penser l’avenir est pluriel, fragile, hétérogène, « non pur ». Il devra cesser de mettre en avant telle ou telle civilisation par rapport à telle autre mais plutôt voir ce que chacune a apporté d’utile et imaginer des alliances. La crise climatique, une planète épuisée de moins en moins vivable pour les êtres humains, voilà ce qui motive l’inéluctable changement de modèle. Un modèle qui consacrerait le partage raisonné et équitable de la terre, de ses ressources, de ses espaces. Mais comment passer à une réflexion collective sur le devenir de tous et toutes sur Terre sans acter et objectiver l’échec du système qui nous conduit à la catastrophe ? Comme le rappelle Achille Mbembe, la civilisation occidentale qui a cherché à dominer la mondialisation par ses technologies, ses règles et ses mesures, sa quantification de tout acte, a toujours préféré le capital au vivant. Aujourd’hui, pas de futur sans soins intensifs apportés au vivant sous toutes ses formes.

Il est indéniable qu’un bon début serait d’effectuer un pas de côté par rapport à l’universel de surplomb qu’a cherché à imposer l’impérialisme occidental : « Ce qui vient se construira sur la base d’une distinction entre “l’universel” et “l’en-commun”, l’universel impliquant un rapport d’inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constituée, et l’en-commun présupposant un “rapport de co-appartenance entre de multiples singularités”. » (p. 13) Effectuer ce pas de côté, c’est marquer un espace d’ouverture, l’agora où discuter du futur. Le travail culturel implique de rendre possible cette attention à tout ce qui est « chemin de traverse » alors que l’on est encore loin de tenir pour acquise la gravité de la situation. Quittant ses fonctions au sein du GIEC, Valérie Masson-Delmotte dresse un bilan mitigé : « il y a un décalage entre les engagements climatiques et les actesn. » Bref, ce qui prédomine serait une politique d’annonces, masquant soit un déni, soit une impuissance à entamer concrètement un changement d’une ampleur inédite. Éviter d’être tétanisé·e devant l’obstacle et l’ampleur de la tâche, c’est une question de méthode culturelle.

Modèle culturel des frontières et du contrôle technologique : chant du cygne ?

Que signifie « partager la terre » ? « Partager la terre ou la réparer, c’est s’efforcer d’écouter, de regarder et de voir le réel à partir de plusieurs mondes et foyers à la fois; de lire et d’interpréter l’histoire sur la base d’une multiplicité d’archives. » (p. 183) S’engager dans une diplomatie instaurant un réel partage de la terre entre êtres humains et non-humains sous-entend d’en réviser les notions de propriété qui, actuellement, assujettissent le vivant au capital. Pourtant, rien ne semble prendre cette direction d’une mise en commun de la planète. En effet, « l’état identitaire contemporain » se redéploie « comme un biotope que l’on défend contre les espèces invasives » et « comme un dispositif immunitaire dont on se sert pour délimiter la frontière entre un “Soi” sain et vertueux et un “non-Soi” contagieux contre lequel il faut à tout prix se protéger » (p. 191). L’eurocentrisme ne semble toujours pas avoir pris la mesure de la crise et persiste dans son idéologie de domination et d’exclusion : « L’eurocentrisme tardif ne voit partout que des lignes d’occupation, des ponts qu’il faut couper, des murailles qu’il faut ériger, des prisons qu’il faut construire, des points d’arrivée jamais reliés à des points de départ, [il ignore toujours que] les pensées du Tout-Monde font valoir que nous sommes tous traversés par des généalogies multiples et travaillés par des lignes sinueuses et interconnectées. » (p. 185)

Tous les états qui concourent à la gouvernance mondiale s’affirment toujours plus comme acteurs décomplexés des identités nationales prioritaires, perpétuant la dynamique coloniale « si, par colonial, nous entendons le refus de “naitre ensemble”, l’acharnement à séparer, à ériger des murs, toutes sortes de murs et de forteresses, à transformer les chemins en frontières, l’identité en clôture, la liberté elle-même en propriété privée » (p. 184). La techno-sphère numérique transforme aussi les frontières en outils de séparation des êtres jusque dans leur intimité, pratiquant un contrôle de plus en plus large et invisible. « [L]es frontières ne sont plus au premier chef des lignes de démarcation séparant des entités souveraines : elles sont le nom que nous devrions donner à la violence organisée selon laquelle se fondent le capitalisme et l’ordre mondial contemporains. Pour être plus précis, peut-être vaudrait-il mieux parler non de frontières en général, mais de “frontiérisation” − le processus par lequel certains espaces deviennent inaccessibles aux classes de population racisées ; des lieux où la liberté d’aller et venir est désactivée, et où la vie d’une multitude de personnes jugées inutiles est immobilisée, sinon brisée. Quoi qu’il en soit, la transformation technologique des frontières bat son plein. Dans un sens, l’une des conséquences majeures de la course à l’innovation technologique réside dans la création d’une planète segmentée où s’opposent différents régimes inégaux de mobilité. » (p. 132)

Le pas de côté, ontologies et décentrement

Tout pas de côté se nourrit des « entre-deux » de l’Histoire, des pensées et expériences des opprimé·es ou de la mémoire des actions des minorités, des imaginaires considérés comme marginaux. Tout pas de côté flirte aussi avec un changement d’ontologie. Philippe Descola a bien étudié les différentes ontologies et c’est d’un grand secours pour s’orienter, trier, argumenter, comparer, faire des choix. Le naturalisme est l’ontologie (philosophie de l’être) instrumentalisée par le capitalisme comme « machine de guerre » (Baptiste Morizot) contre les autres ontologies et cultures – animisme, analogisme, totémisme. Changer d’ontologie ou, plutôt, élaborer des ontologies hybrides, composant des alliances entre des éléments naturalistes, animistes, analogistes et totémistes, ça ne se bricole pas tout·e seul·e dans son coin. C’est un travail énorme à confier à des institutions internationales, transversales, à inventer et à inscrire dans des disciplines de démocratie directe et d’intelligence collective.
Mais que chacun·e fasse l’exercice, à son échelle ou dans des dynamiques associatives, de ce que représente l’adoption d’autres schémas de pensée, ça fait avancer le schmilblick. La communauté terrestre d’Achille Mbembe propose des pistes intéressantes d’autant plus qu’il s’agit là de valoriser des référentiels civilisationnels qui ont été, au propre comme au figuré, massacrés. Le commerce des esclaves africain·es, rappelons-le, est un moment fort de la naissance du capitalisme, « justifié » grâce à l’ontologie naturaliste et sa distinction entre nature et culture, toute valeur humaine étant déniée aux populations d’Afrique. « Prendre l’Afrique comme point de départ d’une enquête concernant les devenirs de la terre et les destins de la technique présente de nombreux avantages. L’Afrique est en effet l’une des régions du monde d’où auront émergé une théorie du vivant, une théorie de la parole et une théorie de l’ontogenèse dont nous n’avons pas suffisamment exploité toutes les potentialités. » (p. 39) Une politique de « réparation » à l’égard de l’Afrique ne consiste pas (seulement) à formuler des excuses ou à restituer des objets. Elle signifie convoquer les ressources africaines pour trouver des pistes de solutions à notre futur.

Les ontologies africaines, en effet, apportent des éléments en faveur d’un modèle culturel des interdépendances humaines et non-humaines, en vue d’un partage équitable de la terre. Ce sont des imaginaires ancestraux où « tailles, formes externes, structures internes, environnements varient constamment, encastrés qu’ils sont dans des processus inter-dépendants. Le vivant lui-même se reconnait à sa variabilité et à sa structure instable, et cette propriété n’est pas l’équivalent du désordre ou de l’anarchie. Au contraire, c’est par des différences de rythme, d’expression et d’intensification que se forme le tissu. Et celui-ci est, par définition, plastique. Dans maints récits mythiques, chants magiques ou explications cosmologiques, multiplicité et originalité, ambiguïté et singularité priment sur l’identité, et les évènements aléatoires sur toute fixité et déterminisme. […] Métamorphoses, transpositions, mutations et réarrangements sont la norme.

Aucune entité n’est statique. Instabilité, combinaisons et recombinaisons donnent chaque fois naissance à des entités nouvelles et recomposées. Dans ces conditions, tout ordre imposé au vivant ne peut qu’être artificiel. Il n’y a pas une structure cellulaire du vivant. Le vivant se compose sur la base d’un potentiel de variabilité, d’élasticité et de plasticité chaque fois changeant. Ce potentiel fait partie de son métabolisme. » (p. 42) « Dans les savoirs ancestraux africains, l’humanité ne se pense pas en propriétaire et maitresse régnant sur Terre. Il n’existe pas de hiérarchie entre les différentes formes de vie puisque toute forme de vie est, ainsi que le montrent en particulier les contes, supposée être dépositaire d’une intelligence spécifique. » (p. 43) « [Ê]tre en vie requérait l’immersion la plus profonde dans une trame spatio-écologique. Celle-ci avait la particularité de communiquer étroitement avec d’autres univers, y compris l’univers des plantes et l’univers cosmique. La prise matérielle des humains sur le milieu, c’est-à-dire, en un mot, l’organisation de la matière s’effectuait par le biais de techniques de tous genres, les cultes et les rites inclus. […] Cette manière de faire monde en se mouvant et en résonance avec les autres forces du vivant accordait une place éminente à une diversité de savoir-faire. Appréhender ce qui était caché et ramener l’invisible à la portée des humains: tel était leur but. […] Du reste, apprendre consistait surtout à se mettre à l’écoute, y compris des paysages et de leurs environs, du relief et des lieux sacrés, des lignes et des franges, de la ronde des saisons, de la myriade des sons et des images et de la glèbe, des plantes et des insectes et des oiseaux. Ne s’agissait-il pas, avant tout, de décrypter les indices de vie, les mille sentiers du vivant, de capter les flux de vie, et d’en assurer la redistribution le long de différentes chaines minérale, botanique, zoologique, psychique, biologique et organique ? » (p. 45) Beaucoup de ces éléments auront été soulevés par le mouvement écoféministe et recoupent les lignes de l’alter-politique de Baptise Morizot. Comme quoi, les ressources ne manquent pas et convergent.

CONCLUSION

Il ne s’agit pas de réaliser une charge contre les décideur·ses effectif·ves. Plutôt d’assembler les preuves d’un modèle culturel devenu dangereux, toxique. En menant cette enquête, juste esquissée ici, des savoirs et savoir-faire émergeront, se formaliseront: cerner plus concrètement ce qu’est un modèle culturel, comment il se développe, selon quelles tensions, quelles agrégations et quelles exclusions. La capacité et la compétence à évaluer individuellement et collectivement un modèle culturel vont aussi se développer. Dès lors, la conscience que l’on peut changer de modèle se renforcera, ce qui redonnera de l’espoir. La faculté à démonter un modèle obsolète et à en imaginer un autre, entre-temps, se sera mise sur orbite! Plutôt que l’assignation à un rôle passif de consommateur·ice, nous retrouverons cette aptitude de nos ancêtres à changer, ensemble, d’organisation selon l’époque et les activités saisonnières, nous renouerons pleinement avec la plasticité culturelle à notre disposition.

Il est impossible de décréter d’emblée ce que devrait être le nouveau modèle culturel ni de se borner à dire ce qu’il faudrait faire. Mais les professionnel·les du travail culturel associatif, au sein de la société, peuvent au moins indiquer une méthode à mettre en place de toute urgence, pour commencer. Par exemple, lire ensemble, partager des lectures qui nous dotent d’outils pour recréer des chemins vers l’émancipation. À travers des livres choisis, établir des contacts avec les idées éclairantes de chercheuses et chercheurs, en faire circuler nos lectures et interprétations, nos récits, apprendre avec eux·elles à faire le procès du modèle culturel qui nous a fait entrer dans l’anthropocène (ou capitalocène), établir des responsabilités et s’emparer de tous ces travaux passionnants qui apportent tous une pierre à l’édifice d’une autre organisation sociale, dont il convient d’écrire le cahier des charges, au plus près des principes d’une démocratie directe. Par là, cartographier les cheminements culturels salutaires. Autant d’histoires à mutualiser pour contrer les « expert·es en storytelling » de l’hyper-capitalisme, de manière à bousculer l’actuel « rapport de force culturel ».

Comment inverser ce rapport de force? Voilà à quoi travailler : « Ce ne sont pas des histoires qui nous sauveront, ce sont les savoirs et pratiques d’un autre genre, émancipés des pôles de production dogmatiques et désincarnés des pratiques réelles, et participant à de nouvelles problématisations de l’expérience : de nouvelles cartes pour s’orienter dans l’expérience des relations au vivant. C’est en tant que le récit est une carte qu’on a besoin de récits, mais sous la forme de nouvelles problématisations incarnées de savoirs et de manières de fairen. »

À nos récits, à nos cartes… quel fabuleux chantier !

Pierre Hemptinne
En collaboration avec les membres du comité de rédaction de Culture & Démocratie

1

Mathilde Gérard, « Le réchauffement climatique, un risque supplémentaire pour les cultures agricoles», Le Monde, 06/03/23.

2

Sylvain Doublet, « La vraie sobriété serait d’orienter les régimes alimentaires vers des produits moins consommateurs d’eau », Le Monde, 31/03/23.

3

Raphaëlle Aubert, « Pollens: comment le changement climatique aggrave nos allergies», Le Monde, 9/04/23

4

Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.

5

« Les pays du G7 souhaitent réduire à zéro leur pollution plastique d’ici à 2040 et accélérer leur sortie des énergies fossiles », Le Monde, 16/04/23.

6

« Aujourd’hui, sans plastique, l’être humain ne sait ni se nourrir, ni se loger, ni se déplacer, ni se soigner », Le Monde, 28/11/22.

7

Stéphane Horel, « Révélations sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS, ces polluants éternels », Le Monde, 23/02/23.

8

Ibid.

9

Ibid.

10

« Les scientifiques du GIEC ont le dernier mot s’ils ne remettent pas en question les intérêts des grandes puissances», propos recueillis par Audrey Garric, Le Monde, 20/03/23.

11

Édouard Morena, « Les ultra-riches ont tout intérêt à orienter les politiques climatiques », Le Monde, 17/04/23.

12

Stéphane Horel, « Révélations sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS, ces polluants éternels », Le Monde, op. cit.

13

Achille Mbembe, La communauté terrestre, La Découverte, 2023, p. 190.

14

À propos de l’ouvrage « Il faut s’adapter ». de Barbara Stiegler, voir la notice de Chloé Vanden Berghe in Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme, Culture & Démocratie, 2022, p. 90.

15

Françoise Héritier, Masculin/Féminin, tomes I et II, Odile Jacob, 1995.

16

Nicolas Truong, « Face aux bouleversements écologiques, il est temps de bifurquer et d’aménager le monde pour la vie », dialogue entre Philippe Descola et Baptiste Morizot, Le Monde, 9/06/23.

17

Judith Butler, La force de la non-violence, trad. Christophe Jaquet, Fayard, 2021 (2020).

18

Audrey Garric, « Le rapport de synthèse du GIEC, « un guide pratique pour désamorcer la bombe à retardement climatique », Le Monde, 20/03/23.

19

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