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Dossier

Polyglo(u)ssons

Nadine Plateau
Administratrice de SOPHIA, réseau bicommunautaire des études de genre
Membre de l’AG de Culture & Démocratie

01-01-2018

L’écriture inclusive s’est récemment retrouvée sur le devant de la scène en raison du refus du Premier ministre français, soutenu par l’Académie française, de la pratiquer dans les textes de loi. Ceux qui la défendent se battent pour une reconnaissance – enfin ! – de l’égalité des genres dans notre outil de communication le plus commun. Ils supportent plus largement une conception non figée de la langue, vivante.

« Mettons-nous assis », répète à chaque cours ma prof de gym tout en s’adressant à un public exclusivement composé de femmes. Faut-il que la primauté du masculin soit à ce point ancrée dans la langue française pour que cette enseignante la respecte alors même qu’elle n’est pas d’application ! Ce déni de la présence réelle des femmes et leur invisibilité dans la langue s’inscrivent au plus profond de notre conscience. En apprenant à parler, nous avons toutes et tous intégré des « évidences » dont le fait que le féminin est dérivé du masculin et qu’il est le genre marqué, par opposition au masculin non marqué donc neutre et apte à désigner les deux sexes. Nous avons toutes et tous accepté comme « naturelles » l’occultation des femmes dans le discours ainsi que l’absence de dénominations féminines qui attestent de leur contribution à la vie en société. La violence symbolique contenue dans la langue est telle qu’il est difficile pour les femmes de s’y faire exister et même de s’y penser à l’égal des hommes. Je n’ai jamais oublié que, lors d’un exercice sur le conditionnel en anglais, une de mes élèves de 5e, a complété la phrase « si j’avais vécu au XVIIIe  siècle… » avec les mots « j’aurais été un homme célèbre ». Comme si cette jeune fille ne pouvait penser la célébrité pour une femme, comme s’il lui fallait pour cela changer de sexe ! La prégnance dans la langue de l’expression stéréotypée « grand homme » – qui n’a rien à voir avec la taille contrairement à grande femme – l’a contrainte à censurer spontanément son expression, à en quelque sorte mutiler sa représentation d’elle-même. Dès le berceau, nous avons ingéré et, en ce qui me concerne, de plus en plus mal digéré l’infériorité de notre sexe inscrite dans la langue française depuis que Vaugelas a décrété le masculin « le genre le plus noble ».

Nous savons grâce aux travaux des historiennes et historiens que, depuis la création de l’Académie française en 1635, des hommes instruits en position de pouvoir se sont efforcés de fixer la langue, de l’unifier au prix de la diversité, de la purifier des expressions locales, de la séparer définitivement de la langue du peuple en se référant au bon usage de l’élite, c’est-à-dire de la cour et des savants. Ainsi à propos de l’accord des participes passés, Éliane Viennot considère que « leur sophistication participe des stratagèmes pour faire de la langue (notamment écrite) un outil de distinction entre les gens cultivés et les autres, surtout celle qui concerne la conjugaison des participes avec l’auxiliaire avoir, introduite au début du XVIe siècle et perfectionnée par la suite […] ». Ce travail sur la langue – acharné car nombreuses furent les résistances –, a été de pair avec ce qu’elle considère comme une véritable entreprise de masculinisation de la langue. Cette spécialiste de l’Ancien Régime a montré que la progression de la domination masculine du XVe au XIXe se vérifie dans la langue comme dans les autres champs du social. La valorisation du masculin et son corollaire, l’infériorisation du féminin, s’expriment de multiples manières dans l’établissement de règles comme la plus connue qui remplace l’accord de proximité en vigueur jusque-là (on accordait le mot avec le substantif le plus proche auquel il se rapportait) par le fameux « le masculin l’emporte ». Parallèlement disparaissaient certains noms de métier et de fonction au féminin car ils n’étaient pas considérés dans la nature des femmes. Le mot autrice par exemple se maintint jusqu’à ce que les efforts répétés de grammairiens au XVIIe le condamnassent (vive la grammaire !) pour incorrection. Ce harcèlement grammatical et lexical, fondamentalement idéologique, s’est accompagné d’une évolution dissymétrique des dénominations masculines et féminines. Les premières eurent tendance à évoluer favorablement alors que les secondes sont devenues péjoratives. À titre d’exemple, le mot « gars » qui signifiait mercenaire à l’origine, désigna par la suite un enfant de sexe masculin alors que le mot « garce » employé pour parler d’une fille a fini par prendre le sens de prostituée.

Ce déni de la présence réelle des femmes et leur invisibilité dans la langue s’inscrivent au plus profond de notre conscience.

À la suite des féministes qui dénoncent les règles et usages obsolètes du français depuis les années 1970, certaines institutions et associations ont décidé d’adapter la langue pour attester de la présence des femmes dans l’activité de la société. Dès 1993, un décret de la Communauté française prescrivait la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre et depuis, de plus en plus de personnes s’efforcent de changer leurs pratiques langagières orales et écrites en recourant à un langage dit inclusif, c’est-à-dire qui affiche les marques du féminin quand les deux sexes sont concernés. On « pléonastiquera » comme le recommande Éliane Viennot (celles et ceux ; citoyens et citoyennes) ou on utilisera le point médian, le tiret (les élèves sont invité·e·s, invité·e·s) ou encore on posera l’universalité mixte et réversible (si tu es un garçon, le masculin l’emporte et si tu es une fille, c’est le féminin). Bref, il nous faudra inventer, risquer peut-être (« il fait belle » ou « elle fait beau ») et en tous les cas écrire autrement.
De telles interventions sur la langue n’ont pas seulement le mérite de faire prendre conscience au grand public de la surreprésentation masculine et de l’infériorisation des femmes dans le domaine linguistique. En réalité, tout agir contre le sexisme de la langue contribue à rendre toujours plus visible et moins acceptable l’hégémonie masculine. C’est pourquoi le décret, bien qu’inégalement appliqué, de même que la revendication actuelle de langage inclusif, loin d’être des questions futiles, constituent des pratiques plus subversives qu’il n’y paraît. Je vois dans cette insistance tactique sur le féminin une étape : il faut d’abord que le matériel linguistique prenne acte de la présence des agentes féminines et de leur représentation et, comme l’écrit Eliane Viennot, « l’indifférence viendra plus tard ».

L’enjeu d’un travail sur le langage va bien au-delà de la correction de règles et de pratiques désuètes et discriminatoires puisqu’il s’agit pour les femmes de le saisir pour se libérer du carcan dans lequel une culture dominée par le regard masculin les avait enfermées. Il s’agit pour les femmes de se l’approprier pour se dire et dire le monde, en s’adressant à toutes et à tous dans le domaine public dont elles ont si longtemps été exclues. Celles qui avaient au cours des siècles été l’objet de définitions et d’assignations sont devenues sujets de la langue. Elles revendiquent désormais de contribuer à égalité avec les hommes à l’élaboration de la culture qui informe nos perceptions et nos désirs. Ce n’est pas un hasard si la question de la langue, au sens de la production du symbolique, est à l’origine et au cœur des Cahiers du Grif des années 1970. Artistes, écrivaines, journalistes s’y expriment mais aussi des femmes anonymes qui pour la première fois prennent la plume, bousculant la langue de leurs singularités. « Polyglo(u)ssons » titrait joyeusement Françoise Collin dans le numéro « Parlez-vous français(e) ? » Elle y développait la question de la langue de résistance, de liberté, celle qui fait passer la vie avant les signes, celle que les femmes peuvent développer contre la langue dominante, de maîtrise et de pouvoir, ce code débarrassé de toute complexité. On leur a arraché la langue, écrit Françoise Collin : « Alors avec ce moignon, faisant du bruit, des gestes, tout près du corps elles se parlent une langue courte et saignante, une langue vive. Elles gloussent, elles glossent. Elles glossent si fort qu’il leur repousse toutes sortes de langues. Elles polyglossent. »
Dans un registre proche, puisqu’il s’agit des langues européennes menacées par le globish (global English), Barbara Cassin, directrice de l’ouvrage collectif Vocabulaire européen des philosophies, rejette aussi bien le diktat d’une langue dominante dans laquelle se feraient désormais les échanges que celui du nationalisme ou du culturalisme qui enferment la langue dans une nature ou une identité. Pour elle, « chaque langue, loin d’être un simple outil de communication, est un filet différent jeté sur le monde, qui ramène d’autres poissons, dessine un autre monde » et c’est cette richesse que le multilinguisme doit cultiver. Quand elle plaide pour que l’on développe une pensée de la différence linguistique et pour que l’on politise la langue en y introduisant de la pluralité et de la diversité, cette philosophe renoue avec la conviction féministe que le langage constitue un lieu de résistance et d’innovation. L’enjeu, qu’il s’agisse de démasculiniser la langue ou d’en maintenir les singularités, c’est bien d’introduire de la pluralité là où il n’y a que du même.

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Journal 46
La langue : entre promesses, oublis et dominations
Édito

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présidente du CA de Culture & Démocratie

Quelle langue, quelle vie ? Domination, émancipation ; apprendre, désapprendre

Pierre Hemptinne,
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture
Administrateur de Culture & Démocratie

Qu’est-ce que la glottophobie ?

Philippe Blanchetn
Professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2

S’émanciper des dominations par le langage

Entretien avec Jessy Cormont, sociologue à P.H.A.R.E. pour l’Égalité, et membre du Collectif Manouchian

 

Propos recueillis par Morgane Degrijse, stagiaire
et Hélène Hiessler, chargée de projet à Culture & Démocratie

Atelier d’écriture – Pont vers la langue, l’écrit, soi et le monde ?

Témoignages de Massimo Bortolini, Christelle Brüll, Amélie Charcosset, Laurence Kahn,
Mohamed Moussaoui, Laurence Vielle et Vincent Tholomé

recueillis par Valérie Vanhoutvinck, artiste, cinéaste, enseignante et membre de l’AG
de Culture & Démocratie.

Démocratie et littératie : ce qu’elles sont, et ce qui les lie

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Professeur émérite de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), professeur invité du Centre de recherches en Cognition et Neurosciences (CRCN, ULB)

Polyglo(u)ssons

Nadine Plateau
Administratrice de SOPHIA, réseau bicommunautaire des études de genre
Membre de l’AG de Culture & Démocratie

Parlez-vous policier ? Les langages de la police : entre novlangue managériale, outrage et familiarité

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On appelle cela la prison

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Des paroles secrètes à l’expression collective

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La poésie, un espace de liberté langagière

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Un poète ça sent des pieds*, n’est-ce pas Léo ?

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La littératie à l’heure des machines d’écriture numériques : question de démocratie

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Huis clos : de quoi l’hôpital est-il le cadre ?

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Une langue sans mots ou le geste de la voix

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Juste un mot

Nicolas Roméas
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Nuisances sonores. Une place sur les ondes pour les musiques qui dérangent

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Guéronde. À la recherche d’un hameau perdu Récit d’un travail collectif de mémoire

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Olivier Sonck

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