Louis Pelosse
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Dossier

Pour des politiques temporelles

Entretien avec Reine Marcelis, directrice de l’asbl Synergie Wallonie pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes

22-07-2022

Qu’appelle-t-on des « politiques temporelles » ? Des syndicats italiens les ont expérimentées. Reine Marcelis s’y intéresse avec un prisme d’égalité des genres qui implique de s’arrêter sur la manière dont notre temps est fragmenté, découpé et ce que ce découpage fait à notre vie culturelle, sociale et familiale. À partir de ces recherches de terrain, d’autres façons de s’organiser mais aussi de faire attention socialement peuvent être mises en place très matériellement pour changer notre vécu du temps.

Propos recueillis par Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

L’asbl Synergie Wallonie est pionnière dans cette réflexion sur les politiques temporelles en Belgique. Pourriez-vous expliquer ce que c’est ?
L’association est née en 2004 du Conseil des Femmes Francophones de Belgique (CFFB), coupole d’associations féministes et féminines qui œuvrent pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Mon intérêt pour les politiques temporelles commence dans ma vie professionnelle antérieure. Je travaillais pour une organisation syndicale, le SETCA et j’étais formatrice de secteurs peu qualifiés. On s’est rendu compte que les femmes avaient des difficultés à trouver ou garder un emploi parce que souvent elles étaient soit à temps partiel, soit à horaires décalés et qu’il n’y avait pas de services adaptés pour l’accueil des enfants. Dans les échanges que nous avons pu avoir avec différents autres syndicats, nous nous sommes aperçus qu’en Italie, les organisations syndicales, féminines notamment, avaient œuvré pour la mise en adéquation des services pour pouvoir permettre aux femmes de travailler. C’est de là que viennent les « politiques temporelles ». Inspiré·es par ces travaux, nous avons créé une dizaine de structures d’accueil d’enfants en Wallonie entre 1992 et 1996. J’ai notamment dirigé celle de Charleroi qui était ouverte entre 5h du matin et 23h et proposait des services qui permettaient à des familles de travailler, notamment les femmes. Il y avait aussi un service de formation et un service de recherche qui travaillaient sur la qualité nécessaire à mettre en œuvre dans les services d’accueil à horaires décalés. Une puéricultrice qui travaille dans une crèche traditionnelle où l’on accueille les enfants maximum dix heures par jour, côtoie les mêmes enfants et les mêmes parents. Tandis qu’une personne qui va travailler en alternance dans différents modèles horaires va s’occuper du triple voire du quadruple du nombre d’enfants. Donc il y a un travail et une charge mentale conséquente à prendre en compte dans les conditions de travail.

Est-ce qu’il y avait une certaine forme d’engagement pour ces puéricultrices à travailler dans ces conditions ?
Je pense que dans la région de Charleroi, elles s’engageaient parce qu’il y avait peu de travail. Toutefois, comme la structure avait été créée par une organisation syndicale, il y avait des échanges et une envie d’avoir de bonnes conditions de travail bien que l’on soit sur des horaires variables et flexibles. Elles avaient ainsi des avantages financiers à hauteur de 11% de sursalaire mensuel. Après cette première expérience j’ai continué à m’engager dans la lutte pour l’égalité entre les hommes et les femmes. J’ai milité au sein d’associations, dont le CFFB et notamment pour l’autonomie de sa branche Wallonne. Plusieurs membres de Synergie Wallonie ont fait connaissance avec les membres de Tempo Territorial, qui est l’association française qui regroupe les acteurs et les actrices des politiques temporelles (des villes et des communes mais aussi des universités). Synergie Wallonie fait désormais partie du conseil d’administration de cette association. Tempo Territorial organise tous les ans un évènement sur une thématique. C’est ainsi qu’en 2016 nous avons organisé à Charleroi « Les Temporelles » sur la question de l’égalité femmes-hommes. Parce que si les politiques temporelles ont été créées à la base sur ces thématiques-là, maintenant les travaux ne s’orientent plus uniquement vers cette égalité de genre, même si c’est ce qui nous intéresse nous.

En quoi cette réflexion vise-t-elle l’égalité de genre ? Une égalité sociale ?
Quand on croise la problématique du temps avec celle de l’égalité, il y a des tas de facteurs qui se rejoignent. Le fait de prendre en compte le regard égalité femmes-hommes fait apparaitre un impact sur l’organisation temporelle de certains services. Par exemple en Suède a été examinée la façon dont les rues sont déneigées. D’abord, ce sont les grands axes et en dernier lieu les trottoirs et les rues. Alors que le besoin réel serait de commencer à déneiger les trottoirs aux alentours des grands axes (points de travail et de scolarisation), parce que la première chose qui est dangereuse pour les personnes c’est le voyage à pied jusqu’aux crèches. La majorité des femmes font ces trajets à pied, tandis que les hommes utilisent plus la voiture. On peut également travailler à mettre à disposition des femmes les services qui vont leur permettre de concilier vie professionnelle, vie privée et vie culturelle. Par exemple, en organisant des représentations de théâtre un peu plus tôt dans la journée, à 18h ou sur le temps de midi.

Pouvez-vous nous parler de la recherche-action que vous avez menée sur ces questions ?
Nous avons travaillé avec deux municipalités, Evere et Schaerbeek, où nous avons étudié les services susceptibles d’améliorer les conditions de travail et qui ont un facteur temps. Dans ces deux communes, nous avons revu les horaires d’ouverture de certains services pour pouvoir permettre aux habitant·es et majoritairement aux femmes qui la plupart du temps ont en charge les inscriptions, d’y accéder. Il fallait pouvoir ouvrir à la fois plus tôt et plus tard, mais aussi avoir des lieux d’inscription délocalisés auprès des écoles. Nous avons également travaillé au changement d’horaires du personnel de nettoyage. Au lieu de faire du temps fragmenté, mettre en place un travail en journée, qui va permettre à ces personnes de mieux concilier leur vie privée et leur vie professionnelle. En commençant à 5h du matin c’est difficile d’être seule avec des enfants, de pouvoir les faire garder, et de se déplacer car au-delà de trouver un milieu d’accueil, il faut encore pouvoir les y amener. Ces propositions ont été concrètement mises en place à Schaerbeek et à Evere.

Comment est perçue cette approche par les habitant·es, les politiques, les entreprises ? Permet-elle la création d’un nouveau lien social ?
Ça dépend. Dans les administrations, c’est parfois difficile. Car, sauf si les personnes sont intéressées par ces questions, elles voient en premier lieu la dérégulation de leurs propres horaires. Par contre quand elles rentrent dans une réflexion de conciliation vie professionnelle/vie privée pour l’ensemble des personnes, là quelque chose devient possible. Mais c’est vraiment difficile de mettre en place quelque chose en Belgique. En France, depuis quelques années, la ville de Rennes travaille énormément sur ces questions et notamment sur la mobilité pour réduire les temps de déplacement. À présent, les membres du réseau Tempo s’intéressent à la question du bâti et du partage des lieux. Par exemple une école n’est pas occupée 24h/24. Comment utiliser ce bâti d’une autre façon pendant ces temps d’inoccupation ?

Les citoyen·nes sont-ils·elles invité·es à participer à cette réflexion ?
Les discussions se font toujours entre des représentant·es des citoyen·nes, des représentant·es des entreprises et des gens qui y travaillent. En Wallonie on a pu le faire avec les plans de cohésion sociale. Il faut détecter et relever les besoins d’un territoire géographique. Il faut parler et interroger l’ensemble des personnes qui y vivent même si ce n’est que temporairement. Ça permet véritablement la création d’un lien social.

Nous avons également travaillé au changement d’horaires du personnel de nettoyage. Au lieu de faire du temps fragmenté, mettre en place un travail en journée, qui va permettre à ces personnes de mieux concilier leur vie privée et leur vie professionnelle.

Est-ce que ces adaptations ne vont pas aussi dans le sens d’une société sans repos, où tous les services seraient accessibles en continu ? Est-ce qu’une telle société est souhaitable ?
Dans les réflexions que nous menons, nous partons de l’idée que les temps familiaux sont aussi importants. On ne peut pas déréguler tout pour pouvoir fonctionner 24h/24. On ne peut pas éviter que les hôpitaux fonctionnent 24h/24 mais il n’est pas question que les magasins soient ouverts en continu et le dimanche. Le temps qui était autrefois régulé par la religion – les gens s’arrêtaient de travailler le dimanche pour aller à l’église – est aujourd’hui un temps nécessaire pour les familles, pour se retrouver. Avec le réseau Tempo, on développe une politique d’ouverture de médiathèques, de ludothèques et de bibliothèques le dimanche avec un accueil particulier des familles avec leurs enfants. Pour pouvoir donner un espace à la fois de partage et de discussions dans des lieux qui peuvent les accueillir avec des animations. Ici encore, il n’est pas question d’ouvrir une bibliothèque pour ouvrir une bibliothèque et permettre à toutes et tous de venir se détendre alors qu’ils et elles pourraient venir d’autres jours. Par ailleurs, ces lieux ne sont pas ouverts avec le personnel habituel pour ne pas déréguler, tout en donnant du travail sur des postes qui n’existaient pas à des étudiant·es.

Il faut détecter et relever les besoins d’un territoire géographique. Il faut parler et interroger l’ensemble des personnes qui y vivent même si ce n’est que temporairement. Ça permet véritablement la création d’un lien social.

Au niveau de la Belgique, au-delà du réseau, y a-t-il une volonté de travailler ces questions ?
La ville de Verviers est très intéressée par les politiques temporelles sans pour cela avancer de manière concrète. À Namur, l’ex-échevine de l’égalité femmes-hommes s’est également montrée intéressée. Mais la seule mesure concrète qui pourrait être prise dans les prochaines années ce serait l’ouverture d’un « bureau des temps » à Mons, ce qui serait une première en Belgique. Un bureau des temps c’est un lieu d’où vont partir toutes les analyses, les réflexions sur toutes les thématiques qui vont émerger à un niveau local. En France des villes comme Lille, Poitiers, Strasbourg ou Rennes ont un bureau des temps. C’est ce bureau qui fait les enquêtes préalables, met en œuvre les mesures et les évalue. Notre objectif serait d’ouvrir ce genre de bureau dans deux ou trois villes en Wallonie. On continue à travailler ces questions en organisant des petits séminaires, des commissions sur ces thématiques à l’attention des hommes et des femmes politiques et des administrations.

La crise sanitaire a exacerbé les différences entre les hommes et les femmes au niveau du temps. Ces dernières ayant particulièrement dû assumer la charge parentale et domestique. Avez-vous observé un recul sur cette question du partage du temps ?
Nous avons remarqué que le travail à domicile pénalisait les femmes, car en télétravail, la frontière entre vie privée et vie professionnelle devient très floue. Et souvent, quand l’homme et la femme sont à domicile, la femme n’a pas de bureau et doit s’occuper des enfants s’ils et elles sont là. La charge supplémentaire liée à la famille vient donc en effet impacter le temps d’une façon différente pour les femmes et les hommes. Afin d’éviter les déplacements ou engorgements inutiles, nous militons donc pour le télétravail dans un tiers-lieu et nous organisons pour créer de tels espaces.

Image : © Louis Pelosse