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Dossier

Pour que les auteurs et les autrices soient belles !

Anne Vanweddingen
Membre de plusieurs associations et instances culturelles, directrice du service d’action culturelle et des auteurs de la SACD et de la Scam en Belgique

01-06-2019

Chassé du dictionnaire et peu à peu des usages du français au VXIIème siècle, le mot autrice semble avoir aujourd’hui repris sa juste place dans la langue française. Sur les traces de cette réapparition, c’est toute l’histoire d’une entreprise d’invisibilisation délibérée des femmes qui se raconte. Et celle d’un monde de la culture et de l’art qui apparait comme souvent très conservateur et se prive largement de la diversité et l’altérité qui seraient nécessaires à son dynamisme.

Le mot autrice n’est pas un néologisme. Il est le féminin naturel du mot auteur. Il était utilisé jusqu’au XVIIème siècle, puisqu’en français chaque fonction sociale comportait un terme féminin et masculin : les poétesses, les ministresses, les médecines… étaient des fonctions de l’ordre du possible. Si autrice a peu à peu disparu de l’usage du français c’est par une volonté délibérée de réserver les matières nobles au masculin. Une entreprise de longue haleine menée au XVIIème siècle par des grammairiens qui se sont employés à masculiniser le français, excluant les termes féminins liés aux activités intellectuelles notamment ou transformant les règles grammaticales d’usage à l’époque — comme la règle de proximité qui permet d’accorder le genre et le nombre d’un adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie (les hommes et les femmes sont belles !). Avec le mot autrice, ce sont toutes les femmes de lettres de l’époque qui ont également été invisibilisées. En Belgique le mot a fait une première réapparition publique en 2013, dans le sillage du Marathon des autricesn qui avait pour but de démonter de manière ludique l’argument souvent entendu pour expliquer l’absence d’autrices : il n’y en aurait pas ! Les 72 autrices qui se sont succédé pour un marathon de 24 heures de lectures étaient bien réelles, elles étaient peut-être simplement cachées derrière le mot auteur. Autrice est désormais adopté par un nombre croissant d’individus ou d’institutions (jusqu’à la très conservatrice Académie française) et a domestiqué les correcteurs d’orthographe les plus rétifs. Au-delà de la satisfaction d’une forme de justice grammaticale, cette réhabilitation est une première étape pour appréhender les mécanismes d’exclusion des femmes toujours à l’œuvre aujourd’hui.

6% de femmes cheffes d’orchestre…

Les études qui analysent la présence des femmes dans le monde de la culture présentent des constats similaires : les hommes sont surrepré- sentés aux postes de direction et à la maitrise de la représentation et disposent d’un accès à des moyens financiers largement supérieurs, alors que femmes et hommes sont diplômé·es dans la même mesure des écoles artistiques. En 2006, une mission d’analyse et de propositions a été lancée en France par la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles2. Ce document reste une référence pour ses données chiffrées très complètes mais aussi pour la des- cription des mécanismes, souvent inconscients ou aveugles, qui contribuent à l’absence des femmes dans les postes de décision ou dans les fonctions de direction (des lieux, des scènes, des spectacles). Dans la foulée de ce document, la plateforme Où sont les femmes ? présentera des statistiques 2012 à 2017 avec le constat : Tou- jours pas là ! Une situation identique en Belgique, d’après les données recueillies en spectacle vivant (chiffres collectés par le collectif F.(s) en 2018 et 2019) et en audiovisuel (études d’Engender et Elles tournentn entre 2010 et 2015) : en moyenne une surreprésentation masculine qui va de 70 à 90% en fonction des secteurs.

… mais 27% de femmes officières de l’armée française !

Dans d’autres sphères de la société, des entreprises ont mis en place plus tôt et de manière plus volontariste des politiques en faveur de la diversité. La charte de la diversité signée en 2004 par des entreprises françaises proclamait ainsi que : « De la même façon que la mixité hommes/femmes au travail est un facteur de dynamisme social et un stimulateur de performances, la diversité relève non pas de la compassion mais bien de l’intérêt économique et social de l’entreprise. » En France en 2006, 27% des officier·ères recruté·es étaient des femmes alors qu’elles n’étaient que 6% à la tête d’un orchestre !

Et la compétence, alors ?

Pour éviter les passe-droits dans les concours de recrutement, certains orchestres classiques ont eu recours à l’usage du paravent derrière lequel se produisaient les candidat·es interprètes. De manière tout à fait inattendue, ces orchestres ont vu une augmentation très sensible du nombre d’interprètes féminines en leur seinn. Les études qui ont analysé le fonctionnement du secteur culturel mettent en effet en évidence des mécanismes, souvent inconscients ou aveugles, qui discriminent les femmes : réticences contradictoires des comités de sélection, critères qui n’ont d’autre justification que le malaise ressenti face à l’inconnu, application de critères d’appréciation discriminants (« absence d’expérience » chez les unes, « potentiel » chez les autres), autocensure des femmes, … L’absence de sélection de candidates, apparait ainsi comme le produit d’une construction culturelle dans laquelle les arguments « objectifs » servent de validation a posteriori. Alors qu’ils sont convaincus d’évaluer le talent ou la compétence, les jurys ou comités de sélection sont ainsi souvent amenés à des choix conservateurs qui relèvent d’une forme de reproduction du même. Des politiques volontaristes sont donc nécessaires pour contourner ces obstacles : qu’il s’agisse par exemple de susciter les candidatures de femmes à certains postes ou de former les comités de sélection aux biais genrés.

Les chiffres parlent !

Disposer de données chiffrées est une étape fondamentale ; pour révéler la situation et éviter le déni ou la minimisation, car une vigilance constante est nécessaire en cette matière. Les chiffres permettent d’envisager des actions ciblées, d’introduire des objectifs chiffrés, des engagements concrets et mesurables en faveur de la présence des femmes et des œuvres créées et/ou mises en scène par des femmes. Pour autant, cette nécessité ne doit pas reposer sur l’énergie des militant·es, ce sont aux pouvoirs publics de fournir les données et de les présenter publiquement et dans le cadre d’une politique globale. La revendication d’une obligation pour les instances d’avis de fournir des statistiques genrées dans leurs bilans annuels apparait comme une évidence. Obligation qui pourrait s’étendre à toutes les commissions, jurys organisés ou soutenus par la FWB, ou les bilans des associations, structures, festivals, projets… soutenus par de l’argent public. En 2019, le centre du cinéma a présenté son bilan en intégrant cette composante genrée et sur cette base a commandité une analyse de l’image des femmes dans la production cinéma de l’année écoulée. Cette initiative exemplaire devrait être étendue à tous les secteurs, elle ne nécessite pas de moyens considérables puisque les instances d’avis disposent des données qui leur sont fournies par les opérateurs ou les porteurs de projets.

« 50/50 pour 2020 »

C’est par cette formule cinglante qu’Anna Serner, directrice du centre du cinéma en Suède a fixé son objectif pour la production de films suédois réalisés par des hommes et des femmes. Après avoir formé son équipe à la détection des biais genrés invisibles dans l’analyse et la sélection des dossiers et avoir mis en place une grille d’évaluation basée sur des critères clairs (la pertinence, l’originalité et la cohérence) il n’aura pas fallu attendre 2020 pour voir les objectifs en grande partie atteints. Depuis 2000, la proportion des films suédois réalisés, scénarisés ou produits par des femmes a doublé (de 24% à 48% en moyenne). Et parallèlement le cinéma suédois s’est distingué dans des festivals prestigieux avec un nombre record d’œuvres (de femmes et d’hommes).

Carrières d’autrices ?

En Belgique, les autrices sont des scénaristes, des réalisatrices, des créatrices, elles écrivent des textes de théâtre, des BD, des romans, elles créent des œuvres radio, des chorégraphies. Dans leur « carrière », comme leurs homologues masculins, elles auront affaire à une multitude d’intervenants qui seront leurs employeurs pour des durées souvent très courtes (de quelques heures pour une prestation au cachet à quelques mois pour les productions les plus longues). Dans leur parcours, elles s’adresseront à des instances d’avis, à des commissions ou des jurys qui attribuent les aides à l’écriture, à la réalisation, qui délivrent les distinctions, qui programment les festivals. Soumises à un éternel recommencement, elles devront à chaque nouveau projet convaincre de leur talent, de leur expérience. En Belgique francophone, les auteurs et les autrices sont parmi les professions artistiques les plus précarisées en l’absence d’un statut qui les encadre professionnellement. Et les étapes indispensables de leur parcours sont aux mains d’une multitude de structures sur lesquelles aucune politique globale et coordonnée ne s’applique.
Pourtant, au-delà de la stricte question de justice sociale et d’équité, la présence des femmes et plus particulièrement des autrices relève d’un enjeu bien plus considérable. Comment imaginer qu’un secteur qui repose sur la transmission d’idées, d’univers, d’histoires, puisse se priver de la moitié de l’humanité et se contenter d’un entre-soi qui aboutit à la reproduction du même ? En ces temps où l’urgence nous oblige à imaginer de nouvelles manières de vivre, la situation fortement inégalitaire du secteur culturel induit un fonctionnement homosocial qui est préjudiciable à sa vitalité.

Les quotas existent !

Officiellement les quotas n’existent pas dans le monde de la culture. Ils n’ont d’ailleurs pas bonne presse, ils seraient humiliants pour les catégories qu’ils prétendraient protéger, brideraient la liberté de création ou feraient fi de la compétence ou du talent. Pourtant, comment nommer autrement des chiffres aussi homogènes de répartition des postes de décision et des moyens de création dans le secteur culturel, quel que soit le secteur d’activité ou le pays ? Ne sont-ils pas des quotas inconscients, produits de réflexes, d’angles morts, de « reproduction du même », auxquels nous contribuons toutes et tous ? Pour nous en débarrasser, pour nous permettre de nous concentrer sur l’essentiel, mettons donc en place des quotas conscients et l’arsenal de critères permettant de mettre en évidence la compétence et la créativité de toutes et tous.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2009

1

Organisé par Céline Delbecq, autrice, Isabelle Jonniaux, directrice de l’Atelier 210 et, en France, Aurore Evain qui a contribué à réhabiliter le mot autrice. 

2

Lire aussi l’article « Elles tournent, une initiative indispensable ».

3

Lire l’article d’Élise Dutrieux, « La place des musiciennes en Fédération Wallonie-Bruxelles ».

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