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Dossier

Pour un féminisme intersectionnel et décolonial

Entretien avec Bwanga Pilipili, comédienne, autrice,
et Petra Van Brabandt, professeure de sémiotique et de critique culturelle, à la tête du département de recherche de la haute-école Sint Lucas School of Arts à Anvers (KdG)

08-06-2019

Dans le chaleureux cadre du Café congo, j’ai rencontré Petra Van Brabandt et Bwanga Pilipili pour un double entretien. Elles parlent des rapports de domination dans les écoles d’art et du féminisme qui, pour elles, ne peut être pensé sans un travail de conscientisation des rapports de race et de classe.

Propos recueillis par Maryline le Corre, chargée de projets à Culture & Démocratie

 

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous avez décidé de répondre à cet entretien ensemble ?
Petra Van Brabandt : L’exploitation patriarcale est apparue il y a peut-être 100 000 ans, avec le début de l’agriculture et de la sédentarisation. Les individus ont commencé à se différencier dans la répartition des tâches et du travail et, de là, est né le patriarcat. Toutefois, quand je regarde l’Histoire, en tant qu’Européenne, il me semble que le début des relations de pouvoir se situe symboliquement en 1492, puis elles se déploient avec le colonialisme. Le patriarcat se traduit dès lors aussi dans ces relations racistes abusives. Plus j’avance et plus j’ai envie de comprendre cette Histoire et de l’intégrer dans toutes mes discussions.
Le féminisme que j’appelle « blanc » aujourd’hui est un féminisme qui ne prend pas en compte la question de la race ni non plus celle de la classe, et s’il les prend en compte, c’est uniquement dans le discours mais pas dans les pratiques, dans l’échange, dans les connaissances, dans les doutes ou les hontes… Je ne crois plus que l’on puisse penser le féminisme, ni se situer en tant que féministe, sans prendre en compte ces questions. Alors à chaque fois que l’on me demande de parler « genre », je refuse de répondre par un discours uniquement blanc.
Il faut avoir une vision du féminisme qui soit intersectionnelle. Voilà pourquoi j’ai invité Bwanga Pilipili à répondre avec moi à cet entretien.

Bwanga Pilipili : Effectivement, quand je me retrouve avec des « consœurs de lutte », féministes, blanches, si le travail de conscientisation de la race et de la classe n’a pas été fait, il va y avoir des moments de friction : on va vouloir terminer ma phrase, me réexpliquer ma pensée, etc. Ce sont des agressions tout à fait inconscientes mais assez constantes et systématiques. Avec quelqu’un comme Petra, qui a ce désir de compréhension, c’est intéressant. Et c’est pour ça que je suis là, parce que je pense que ce travail doit être fait ensemble. Quand j’ai appris le thème de l’entretien, je me suis dit qu’il fallait très vite que je situe ma prise de parole comme intersectionnelle et décoloniale. Le travail n’a pas été fait en France et en Belgique. Les gens n’ont pas conscience de ce qu’était la colonisation, de son impact encore aujourd’hui et de la résistance de certaines femmes. Je suis ravie que Françoise Vergès sorte son ouvrage Un féminisme décolonial qui leur rend enfin hommage. Car une certaine pensée dominante donne l’impression que le féminisme est né avec Olympe de Gouges et que les féministes blanches ont apporté la pensée féministe à ce moment-là alors que déjà à l’époque de la traite transatlantique ou en Haïti avec les negmarrons, il y avait des féministes. Elles sont quasi absentes dans la littérature francophone et dans l’Histoire européenne.

P.V.B. : En Flandre, on est peut-être plus influencé·es par la pensée afro-américaine et hollandaise. La Hollandaise Gloria Wekker, par exemple, qui a fait un détour par les États-Unis, pour comprendre, échanger, travaille sur ce qu’elle appelle l’« innocence blanche ». Ce genre de détour est nécessaire car notre système d’éducation et même les groupes féministes blancs partagent une pensée réellement limitée et excluante. Personnellement, j’ai pris conscience de mon appartenance de classe et de mon corps à travers la pensée des femmes noires. Le travail qu’elles ont fait, tant intellectuel qu’activiste ou d’auto-confrontation, est incroyable. Je ne comprends pas qu’il ne soit pas plus reconnu et célébré. Dans les milieux féministes, ce point aveugle est particulièrement heurtant car nous sommes engagées dans une lutte soi-disant commune.

Que ce soit au niveau de l’enseignement ou de la pratique, est-ce que les milieux artistiques sont plus propices au développement de dominations selon-vous ?
P.V.B. : Dans les écoles d’art flamandes, la verticalité règne, rien qu’au niveau des professeur·es. Les plus jeunes sont souvent des femmes mais quand on regarde qui gagne le plus d’argent ou qui a la meilleure protection sociale, on se rend compte de la nette domination masculine blanche. Moi-même au cours de ma vie académique, j’ai souvent voulu plaire car les figures autoritaires étaient des hommes dans mon imaginaire. J’ai passé plus de temps à corriger et éditer des travaux de collègues masculins que les miens. À l’inverse, peu d’entre eux usaient de leur influence pour me soutenir. On croit souvent qu’art rime avec expression, émancipation, libération, que cela signifie travailler avec ses propres forces, son histoire… En réalité on apprend et on transmet quand même de la soumission. Cette soumission concerne systématiquement les femmes. Le corps féminin est traité d’une façon très objectivée si bien qu’on se surprend aussi à le traiter de même. On insiste beaucoup sur la libération sexuelle, mais je ne crois pas à la libération sexuelle pour les femmes. Et s’il y en a une, elle est très cadrée et ne vaut que pour certaines.

Selon moi, le système – vraiment non-féministe – favorise la compétition, la concurrence et la jalousie. Dans les écoles, les relations de pouvoirs ne sont pas discutées, ni étudiées et l’idée d’éduquer en collectif et pour le collectif est complétement absente. Pourtant c’est cela qui nous apprend à partager et à apprendre les un·es des autres. Le système actuel n’aide pas à développer, au sein des écoles, une conscience de genre, de race et de classe, ce qui est pourtant très important dans les milieux artistiques parce qu’ils sont en majorité composé de gens issus de la classe moyenne – en tout cas qui le deviennent en intégrant ces milieux. Tout est fait pour que l’on oublie d’où l’on vient, qu’on le refoule.

B.P. : J’ai étudié pendant quatre ans à l’INSAS et j’ai été stupéfaite de découvrir au sein de l’école, des « star systèmes », du favoritisme, de la mise en concurrence, etc. Quand on avait des discussions dramaturgiques, il y avait une énorme discrimination dans l’aisance oratoire (glottophobie). Est-ce que ces rapports de forces sont plus présents dans les milieux artistiques ? Non. J’ai un premier diplôme supérieur de marketing management et j’ai exercé dans le métier : ces situations, ces violences et ces systèmes, se retrouvent partout mais s’inscrivent différemment. Toutefois, je partage avec Petra l’idée que l’école d’art tente de lisser les particularités. On doit répondre à des archétypes attendus dehors, pour faire tourner une machine purement économique.
On est aussi confronté·es à la blanchité dans les distributions. J’ai très tôt su que je voulais faire du théâtre, mais quand je regardais la télévision, je ne voyais pas de comédienne noire. J’ai donc longtemps mis ce projet de côté. Et de fait, quand tu es une étudiante comédienne noire, les professeur·es ne savent pas où te mettre ; que tu sois bonne ou mauvaise, ils ne savent pas : tu es noire. Je me souviens de Muriel Mayette de la Comédie française qui disait à propos de Bakary Sangaré : « Quand on le voit sur scène on ne sait pas faire autrement que de voir ses racines et son Histoire donc il ne peut pas tout jouer. » Alors que les comédien·nes blanc·hes sont neutres ?

Est-ce que cela peut changer ?
En Grande-Bretagne par exemple, certaines mesures politiques ont été prises pour qu’il y ait plus de diversité sur les scènes.
P.V.B. : Oui, il y a vingt ans, ils ont institutionnellement décidé de ne plus tolérer l’homogénéisation des scènes. Ils ont décidé d’opérer ce changement avec des mesures contraignantes et des amendes. Les collectifs, les organisations, les écoles, les grandes maisons de théâtre/spectacle, les musées etc., doivent désormais présenter un plan d’action avec un planning pour aboutir à une diversité de genre et de race et s’ils ne suivent pas leur propre plan, ils ne reçoivent plus leurs subventions – pour les institutions publiques – ou doivent payer des amendes.

Je crois aux quotas dans le secteur culturel, c’est-à-dire 50/50 hommes-femmes et 50/50 de personnes racisées, car je pense que les arguments démographiques peuvent se révéler pervers et j’estime qu’il y a beaucoup de réparations en jeu. Il faut pouvoir être une masse critique, avec toutes ces différences autour de la table pour pouvoir avoir une vraie discussion. Je crois qu’on devrait institutionnellement pouvoir le faire, surtout dans ce monde culturel qui se dit progressiste, libéral, de gauche. Je viens du monde très conservateur de la philosophie et quand je suis arrivée dans le milieu artistique, je pensais que tou·tes seraient influencé·es par les études féministes ou les critical race theories etc., mais pas du tout. Même s’il y a de nouvelles manières de faire, plus expérimentales, les administrations et les directions sont restées bloquées dans les années 1980 : la pensée, les connaissances et le professionnalisme, tout cela est très archaïque. Ils ne s’inspirent pas des connaissances contemporaines, pourtant aujourd’hui très accessibles, compréhensibles. J’entends souvent « par où je dois commencer ? » comme s’ils devaient parcourir d’anciennes archives, mais c’est une stratégie de prétendre que c’est difficile, inaccessible…

B.P. : Au niveau des politiques c’est pareil. Durant les périodes électorales, on va s’intéresser aux femmes et notamment aux femmes racisées pour récupérer des voix. C’est effectivement de la stratégie mais certaines institutions sont « indécolonnisables », elles n’en ont rien à faire des quotas et de l’équité. Pour ma part, je n’irais pas travailler dans certaines institutions. Ça ne m’intéresse pas, vu mon âge, vu ma situation, parce qu’au niveau politique nos idéologies sont totalement opposées. Quand le collectif F.(s) par exemple, mène une action, j’y vais, je me bats et je veux y croire mais il y a des endroits où je n’ai pas la force. C’est une communion de stratégies autour d’un même objectif qui est pour moi une libération.

Il faut penser la question du genre dans les arts de manière complètement holistique, sociale et philosophique

Le changement viendrait donc de la conjugaison de toutes ces stratégies (quotas, collectifs…) ?
B.P. : Oui, il faut penser la question du genre dans les arts de manière complètement holistique, sociale et philosophique. Ça se joue partout, bien sûr.

P.V.B : Moi je tiens beaucoup aux quotas. On est dans un monde blanc, patriarcal et capitaliste qui produit des relations de pouvoir hyper-enveloppantes dans tous les domaines. Certes, on ne va pas changer cela juste en modifiant de petits groupes, donc il faut utiliser plusieurs stratégies en même temps. Dans les écoles, il faut donner les moyens aux jeunes de saisir qu’il y a des relations de pouvoirs qui pèsent sur les corps et avec lesquelles chacun·e joue consciemment ou inconsciemment. Il faut éduquer aux outils qui permettent une prise de conscience et le choix de différentes stratégies de bataille. C’est peut-être un terme un peu martial mais les privilèges existent et personne ne veut abandonner ceux dont il·elle jouit.

On dit toujours qu’il y a là de l’ignorance mais je n’y crois pas. C’est important d’apprendre l’Histoire, mais il faut l’apprendre autrement. Par exemple, la révolution industrielle n’est pas une évolution technologique, elle a eu lieu grâce à l’esclavage. Il faut apprendre l’Histoire, oui mais complètement pour comprendre d’où l’on vient et qui l’on est. Toutefois, je ne crois pas que l’on va combattre les privilèges avec la connaissance. Car on utilise l’argument de l’ignorance pour pouvoir prendre la posture de l’innocence et garder ses privilèges. Le féminisme blanc ne nous a pas donné les outils de self care. D’autres groupes féministes les ont inventés par nécessité et les transmettent. Notre système d’éducation devrait donner accès à ces connaissances, aux outils pour travailler ensemble, pour prendre conscience de sa situation intersectionnelle, du fait qu’il y a des histoires que l’on ne partage pas.

L’idée que le féminisme puisse être universel est très particulière. En théorie oui, mais dans la pratique, on retombe toujours dans une relation de domination blanche. Il faut vraiment réussir à changer cela ou alors ne plus travailler ensemble et mener des luttes parallèles. Quant à moi je crois toujours à ce que dit Audre Lorde : « Nous devons reconnaitre que la différence est un motif de célébration et de croissance, plutôt qu’un motif de destruction. »

 

L’équipe de rédaction regrette que l’interview ci-dessus ne reflète pas la division de parole entre les deux interlocutrices et accorde plus de place à Petra Van Brabant. La remarque quant à ce déséquilibre, formulée par Petra Van Brabandt, étant arrivée tardivement, il n’a pas été possible de retravailler le texte. L’équipe de rédaction s’en excuse auprès de Bwanga Pilipili.

Image : ©Françoise Pétrovitch Rougir, 2005

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