Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

19-01-2022

À ce point de l’histoire commune de notre humanité planétaire, je crois nécessaire de cultiver notre liberté de pensée à l’endroit des termes et des notions qui forment les outils par lesquels il nous est loisible de décrire, d’analyser et de critiquer les réalités auxquelles nous sommes exposé·es, dans et aussi par la société-monde telle qu’elle s’impose à nous, aujourd’hui.

TOTALITARISME/HISTOIREn

C’est un postulat: il appartient à chaque génération de faire ses choix et de décider comment elle entend nommer ce qu’elle constate, ce qui la préoccupe, ce qui la dérange et ce qui la questionne dans son rapport à l’univers. C’est-à-dire dans son rapport à l’histoire de l’humanité et à la présence structurante de cette histoire dans sa propre réalité vécue, en tant que génération de cette histoire. Et tout autant en regard des espérances qu’elle fonde, des formules qu’elle invente, pour les temps et les générations à venir.

« Comme un voilier de haute mer, chaque génération est ainsi portée par la vague et les vents tout en décidant “le plus librement possible” de la destination et du chemin par lequel elle entend y accéder et ainsi écrire sa propre histoire, son Odysséen».

Je suis parfaitement conscient que ce postulat fait voler en éclats les efforts accomplis par les sciences politiques pour clore le débat sur la période historique et la naturen précise des régimes qui peuvent légitimement être reconnus en tant que « totalitaires ». Et je dois reconnaitre explicitement que si je partage le projet de Philippe de Lara sur la nécessité d’une « anthropologie du totalitarisme »n, je ne crois pas que cela puisse se faire dans le cadre d’une définition historique admise, close et datée. Ma conviction postulerait qu’une démarche anthropologique appliquée aux phénomènes totalitaires devrait, tout au contraire, s’inscrire dans une temporalité longue et restée ouverte aux formes actualisées, aux mutations, aux métamorphoses, aux persistantes ressuscitations, etc.

La situation de la formation des connaissances en cette matière est paradoxale parce que le débat sur la « nature» et sur le périmètre de ce qui peut être désigné comme « totalitarisme » ou comme « régime totalitaire » – dont on trouve un relevé déjà foisonnant (sans faire l’économie des contradictions et des controverses) dans l’ouvrage de Florent Bussyn – occupe principalement des auteur·ices et des chercheur·ses en philosophie politique, en philosophie de la connaissance ou en sociologie politique, peu dans le domaine des sciences historiquesn, strictement considéré : Hannah Arendt, Raymond Aron, Karl Popper, Herbert Marcuse, Georg Lukács, Bernard Charbonneau, Claude Lefort, Naomi Klein, Bernard Bruneteau, Philippe de Lara, Florent Bussy ne construisent pas leur posture au départ des sciences historiquesn. Toutes et tous ont un intérêt explicite et patent pour les faits de l’histoire et les apports du travail historique, mais l’interprétation de ces faits et la définition du champ où s’applique la notion de totalitarisme impose à leurs yeux un débat qui est nécessairement et originellement de nature philosophique et politique. Or, ce débat ne peut s’empêcher de mettre en question la notion d’histoire elle-même. Il interroge la démarche historique, ses vertus épistémologiquesn. S’intéresser, au départ de la philosophie politique, au phénomène totalitaire, c’est s’intéresser inévitablement à la philosophie des sciences de l’histoire. Et cette situation paradoxale dans notre capacité à produire des savoirs et des compréhensions de ces savoirs m’apparait donc plutôt comme un argument en faveur d’un travail d’actualisation de notre entendement à propos de la notion de totalitarisme.

Fort de ce postulat, donc, je me propose d’inventorier, par cette contribution, une première liste de questions ou plutôt une première liste de « zones de questions» vers lesquelles nous pourrions orienter nos recherches et nos travaux futurs. Loin de moi l’idée d’embrasser le tout de la chose mais je crois pouvoir ouvrir des voies d’exploration alternatives et contribuer par-là à démontrer l’existence de chemins de liberté(s) nouvelle(s), sur lesquels il nous serait possible de nous engager.

TOTALITARISME/CULTURE

La première hypothèse de travail consisterait à reconnaitre le totalitarisme comme un paradigme culturel, comme une culture à part entière. Et le premier faisceau de questions découlerait de cette proposition. Cette proposition n’est pas nouvelle ; ce sont les conséquences éventuelles de cette proposition qui restent largement à explorer. La reconnaissance du totalitarisme comme culture est probablement le lieu du refoulement et du « non-dit», du « non-acceptable ». C’est dégager le phénomène totalitaire des condamnations morales, éthiques et juridiques dont il a été l’objet et le sortir de son statut moral de « barbarie», en tant qu’il aurait été le contraire de la culture. Mais ces jugements moraux nous empêchent de comprendre aujourd’hui le phénomène dans sa dimension culturelle, c’est-à-dire à quel endroit il a pu apparaitre comme un projet culturel d’organisation de la société.

Une culture à part entière ? Précisément, parce que le totalitarisme est constitué par des idées, par des croyances, etc. Les diverses notices bibliographiques de cette nouvelle livraison des « Neuf essentiels» en témoignent.

Et pour ne prendre qu’un exemple, Karl Popper a exploré ces idées en remontant jusqu’à Platon et aussi à Hegeln. Il estime, par un examen minutieux – qu’il avait entrepris dès la Première Guerre mondialen et qu’il finalise durant, et dans les années qui suivirent, la Seconde Guerre mondiale – que « le programme politique de Platon est parfaitement totalitaire et ayant examiné les objections que soulève cette affirmation, nous nous sommes demandés quel rôle les Idées de Justice, de Sagesse, de Vérité et de Beauté ont pu jouer dans la formulation de ce programme» (Chapitre 10, tome 1). Le champ des idées qu’il explore est bien plus large que ce quarteron (justice, sagesse, etc.) et concerne un certain nombre de représentations du monde, le sens de l’histoire et son influence déterminante – ou non – sur le destin des sociétés humaines, le rôle et la portée de la raison, la théorie d’un déclin de l’humanité considéré comme « inéluctable », l’idée que le monde où nous vivons est la corruption précisément du monde des idées qui est censé être un monde parfait, etc.

Nous-mêmes, nous pourrions poser des hypothèses sur les idées qui portent, aujourd’hui, le totalitarisme en germe dans notre société. Par exemple à propos de l’idée de surveillance et de contrôle total de la société, du statut des êtres humainsn, du remplacement de la présomption d’innocence par la présomption de culpabilité (toute personne doit être contrôlée à tout moments et dans tous ses actes, en tant qu’elle est potentiellement criminelle et coupable) dans une politique sécuritaire renforcée, la disparition de la protection de la loi à l’égard de la vie privée, etc.

Un tel chantier ne devrait pas seulement se concentrer sur la génération d’idées totalitaires pour en établir l’index ou le répertoire, mais il gagnerait tout autant à établir si ces idées sont devenues des croyances susceptibles d’orienter les décisions et les pratiques individuelles et collectives. Si ces croyances sont nourries de sentiments – d’impuissance, de peurs, de maltraitance, d’inégalité, d’injustice, de haine, etc. – ou de besoins, des besoins de reconnaissance, de souveraineté, de domination ou de soumission, de puissance et d’autorité, etc.

Cette approche exploratoire par le registre des idées ne devrait donc pas se limiter à l’examen des idées telles qu’elles s’énoncent dans les seuls champs économique, administratif et politique mais tout autant dans une diversité de champs de toute nature : sociale, psychologique, philosophique, esthétique, juridique, éthique, etc.

Il conviendrait encore d’examiner comment ces idées, ces croyances et ces sentiments travaillent de concert à la formation des valeurs;des valeurs : sont-ils corroborés par des savoirs? Comment les sciences s’en mêlent ? Y sont mêlées ? En confortent ou en fragilisent l’essor ?

Et toutes ces explorations des domaines de l’imaginaire social – cher à Cornelius Castoriadisn – nous permettraient d’identifier le foisonnement du « patrimoine culturel immatériel» du totalitarisme. Patrimoine, dont nous n’aurions pas tant à décrire les formes invariantes et exclusives (spécifiques au seul « vrai» totalitarisme) qu’à identifier l’ensemble des variétés d’idées qui sont ou qui ont été associées à la notion de totalitarisme dans l’humanité. La démarche ne devrait pas se conduire de manière fermée ou resserrée mais de manière ouverte, évolutive même, pour prendre la mesure de la diversité des formes culturelles (immatérielles) qui ont conjugué ou conjuguent aujourd’hui encoren cette notion.

Il serait également possible de consacrer nos recherches à l’étude culturelle des politiques et des pratiques individuelles et collectives qui sont caractéristiques du totalitarisme. De même, nous pourrions nous consacrer à l’établissement de l’inventaire du patrimoine culturel matériel (mobilier et bâti) laissé ou détruit par les régimes totalitaires. Car il serait inexact de considérer que seul le patrimoine mobilier ou bâti puisse témoigner de la culture totalitaire. La destruction du patrimoine culturel matériel de l’humanité par les totalitarismes est tout aussi significative: on se rappellera les autodafés de livres sous le régime nazi.

Sur la base de ces éléments du patrimoine culturel immatériel et matériel, des politiques et des pratiques, il deviendrait possible de construire – c’est à quoi les autrices et les auteurs des livres, repris et présentés dans ce volume des « Neuf essentiels», se sont employé·es – une histoire culturelle des régimes totalitaires.
À ce stade, ces quelques hypothèses de travail n’ont d’autre vocation que celle de montrer, par une approche de nature scientifique, combien le totalitarisme est pleinement un paradigme culturel, c’est-à-dire un système de production de sens et d’organisations logiques qui peuvent être observées et décrites comme culturelles : des idées, des croyances, des valeurs, des savoirs, des sentiments, des esthétiques, des politiques, des pratiques, des biens mobiliers, des biens immobiliers, etc.

Il est probable qu’aucun mouvement, régime ou système de domination totalitaire ne puisse s’instaurer dans la société humaine, sans préalablement s’être institué dans l’imaginaire social. Sur ce plan, je rejoins le point de vue de Castoriadis. Et cela a des implications pour nous. Puisque cette approche postule qu’avant d’être un phénomène observable sur les plans économique ou politique, le totalitarisme se constitue préalablement, originellement et nécessairement comme culture.

Cette proposition bouleverse certainement une conception morale de la culture qui reste largement partagée dans la société. Elle postule une approche culturelle, qui est précisément susceptible de produire des compréhensions et des savoirs dans la mesure où elle s’est dégagée de ces présupposés moraux, et principalement cette idée que la culture conduit « naturellement » au bien. Aussi étudier le totalitarisme en tant qu’il est une culture, un paradigme culturel, nous oblige à réinterpréter et à actualiser notre conception de la culture, elle-même. Et cette situation paradoxale plaide, en faveur de l’extension et de l’approfondissement d’une étude culturelle de la notion de totalitarisme.

TOTALITARISME/CIVILISATION

La deuxième hypothèse de travail à laquelle nous pourrions nous atteler est le corollaire et même le prolongement de la précédente. Dans la mesure où il nous parait établi que le terme « civilisation »n désigne l’utilisation de la culture à des fins de domination des populations, je ne reviens pas sur la démonstration de cette interprétation. Elle demanderait une contribution argumentée qui dépasserait de beaucoup les possibilités de la présente postface. À celles et ceux qui ne l’auraient pas adoptée comme une connaissance démontrée, je propose de l’accepter comme un postulat de travail.

Donc, si le totalitarisme est une culture, dans sa volonté de domination totale des populations, il se constitue nécessairement aussi en tant que civilisation. Une civilisation à part entière ? La justification de sa domination en tant que « civilisation supérieure » est même un puissant moteur d’amplification, de développement et de démultiplication des cultures totalitaires. C’est la logique des « maitres du monde » qui repose sur une conception inégalitaire du genre humain; ayant besoin de cette inégalité pour dominer. Qui présente cette conception inégalitaire à la fois comme naturelle et aussi comme indispensable : d’un côté, les esprits et les corps sont considérés comme naturellement « forts» et de l’autre naturellement « faibles ». Il s’agit bien de construire cet ordre inégalitaire et de l’entretenir et de l’exercer, dans chacun de ses discours et dans la plupart de ses actes. Ainsi, le totalitarisme est non seulement une culture mais plus encore une civilisation en puissance et en actes.

Dès lors la question qui se pose à nous est de voir par quels moyens nous pouvons identifier le caractère totalitaire des régimes qui se présentent sous le masque de la civilisation. À vrai dire cette question pourrait être étendue aux régimes qui se présentent sous le masque de la démocratie. Ce n’est pas une problématique simple, car toutes les civilisations – et toutes les dominations des populations qui se sont présentéese justifiées en tant que « civilisation» – présentent, à un examen attentif, des caractéristiques communes avec les cultures totalitaires. Le terme « civilisation» semble précisément être conçu pour invisibiliser les visées et la violence des actes de domination totale auxquels elle soumet les populations, dans le monde désigné comme « non-civilisé». Dans la pièce Tartuffe (1666), Molière nous montre l’imposture au travail dans le creuset d’une famille, profitant de la naïveté d’un père et s’appuyant sur les aveuglements de la mère de cet homme (scène 1). Le dénouement est heureux au cinquième acte par l’invention d’un artifice théâtral salutaire. Mais dans la vie réelle ? Qu’en aurait-il été?

L’histoire du XXe siècle après le Traité de Versailles (1919) offre de multiples textes remarquables par lesquels celles et ceux qui sont soumis·es à la domination de la civilisation – et en particulier de celles qui se sont revendiquées d’une supériorité occidentale – dénoncent les violences, les brutalités, l’abus, et le crime auxquels les populations de leur pays sont impunément exposées. Par exemples, Rabindranath Tagore (1941) aux Indes, Aimé Césaire (1950) en Afrique, etc. Depuis le génocide des autochtones d’Amérique, depuis la « Grande » Guerre (1914-1918), depuis la découverte des camps de la mort du régime nazi (1942-1944), depuis la destruction des populations des villes d’Hiroshima et de Nagasaki par l’arme nucléaire (1945) le terme civilisation ne me parait plus utilisable, dans son sens premier. L’opposition entre « civilisation» et « barbarie »n ne me parait plus démontrable et bien au contraire, il nous appartient de regarder la réalité en face: une démonstration de consubstantialité n’est plus hors de portée.

Et cette situation a évidemment des conséquences aujourd’hui pour nous. Je veux dire pour toutes les populations de la planète qui sont soumises sans pouvoir y échapper, depuis août 1945, à la « civilisation industrielle », à la « civilisation technologique » et à « l’ère nucléaire ».

TOTALITARISME/LUMIÈRES

La plus grande part des auteur·ices qui ont produit du sens sur la question du totalitarisme nous ramènent à l’héritage des Lumières, à l’interprétation de cet héritage, à son rôle dans les faits historiques qui caractérisent les totalitarismes, à sa portée, aujourd’hui, pour nous dans notre effort d’interprétation de ces phénomènes.

Popper remonte à Platon, puis à Hegel et à Marx. Arendt remonte à Hobbes. Lukács revisite la question de la raison auprès de Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, etc. Et cette formulation des questions chez Lukács et les débats que cela pose dans les années 1950 et au début des années 1960, va amener une réinterprétation des Lumières chez Lucien Goldmannn et chez Michel Foucault, notamment. Plus récemment, en 2009, Philippe de Lara ouvre un séminaire universitaire consacré à « Modernité et totalitarisme ». Et tout cela n’est que quelques exemples dont la liste pourrait être largement et diversement complétée, de 1919 à aujourd’hui.

L’étendue du questionnement et son importance pour nos propres conceptions philosophiques et politiques sont magistrales: d’un côté les camps et l’usage de l’arme nucléaire constituent l’aboutissement d’un mouvement des Lumières qui aurait autonomisé la « raison instrumentale », « la raison scientifique», « la raison technologique » de toute préoccupation humaniste et qui ouvrirait la voie à la destruction de l’humanité et des conditions de la vie humaine sur cette planète ; de l’autre les camps de concentration et d’extermination sont le produit de la « destruction de la raison» comprise dans un sens humaniste, pour reprendre le titre du livre de Georg Lukács.

Il n’est pas envisageable, ici, de documenter les diverses dynamiques des convictions qui se sont exprimées, parfois avec passion, à ce propos. Mais nous pouvons prendre acte que l’étude culturelle du totalitarisme – ou (pour reprendre la question que Florent Bussy emprunte en 2014) l’étude qui consisterait à répondre à la question: « Qu’est-ce qui est totalitaire dans le totalitarisme ? un pays? un État? une société? une culture ? » (p.60) – ouvre nécessairement une interrogation sur l’interprétation de l’héritage des Lumières et partant sur notre interprétation de ce qui est constitutif de ce mouvement des Lumières, aux différentes époques où il se structure, se reconnait et se manifeste, et tout autant encore pour nous aujourd’hui, au XXIe siècle.

Cette activation et cette mise en question de l’étude culturelle des Lumières à l’occasion de l’étude culturelle du totalitarisme est un argument majeur en vue d’un travail d’actualisation de notre entendement de la notion de « totalitarisme ».

TOTALITARISME/LIBÉRALISME

Il semble pratiquement acquis – mais ce point devrait faire l’objet d’une exploration rigoureuse – que les auteur·ices de différentes convictions soient relativement unanimes sur le fait que le totalitarisme se construit sur la liquidation du libéralisme, au bénéfice des grands groupes industriels. La chose est explicite – par exemple, chez Karl Popper ou chez les fondateurs de l’école de Francfort, dès ses débuts90, c’est- à-dire, en Allemagne ou dès le premier exil, dans le courant des années 1930 – ou plus implicite, dans les formulations qu’y consacre Hannah Arendt, dans le volume sur « l’impérialisme », notamment dans le dernier chapitre – ajouté dans un second temps – consacré à la liquidation des droits de l’homme. Ce qui est intéressant chez Hannah Arendt, ce sont les nuances qu’elle apporte à la nécessité de revisiter les écrits et les exigences posées par Lénine à propos de la notion de liberté. Il ne semble, dès lors, pas exclu de considérer ici encore que l’étude culturelle de la notion de totalitarisme interroge nécessairement nos conceptions et nos compréhensions de la notion de libéralisme. Et cette activation et cette mise en question de l’étude culturelle du libéralisme à l’occasion de l’étude culturelle du totalitarisme pourrait être un argument, tout aussi majeur, en vue d’un travail d’actualisation de notre entendement de la notion de « totalitarisme ».

En effet, à la lecture des notices qui précèdent on peut observer qu’une partie des auteurs et des autrices considèrent actuellement que les régimes autoritaires et leurs potentialités totalitaires constituent les aboutissements logiques du libéralisme ou du néolibéralisme.

Je dois reconnaitre que je ne partage pas du tout cette analyse. Autant, je peux comprendre que les grands groupes industriels mondiaux se présentent à nous sous le masque du libéralisme ou du néolibéralisme. Je dirais même que, de leur point de vue : c’est de bonne guerre ! Puisque la guerre est l’essence, la finalité et la pratique quotidienne de ces groupes industriels. Mais, de mon point de vue, c’est une posture publicitaire et une figure rhétorique dont ils usent pour aveugler les gouvernements et les populations.

Face à cette posture « libérale » des grands groupes industriels mondiaux, nous, les citoyennes et les citoyens, nous devons prendre attitude et, à cette fin, au moins deux possibilités s’offrent à nous : soit une attitude « légitimiste » – fondée par l’analyse de l’idéologie à laquelle nous sommes exposé·es – par laquelle nous serions amené·es à cautionner la posture « libérale » dont se drapent ces grands groupes industriels pour nous soumettre à une domination de plus en plus totale et à des régimes de plus en plus « autoritaires » ; vu sous cet angle les régimes autoritaires voire totalitaires seraient l’accomplissement du libéralisme ; soit une attitude « critique » fondée par l’analyse des faits qui sont avérés, par laquelle nous serions amené·es à contester l’imposture « libérale» dont se drapent ces grands groupes industriels qui opèrent, sous ce masque, une liquidation autoritaire de toute velléité de libéralisme politique ou économique pour asseoir une domination de plus en plus totale sur les populations Vu sous cet angle, la liquidation du libéralisme serait la condition préalable et nécessaire à l’instauration de régimes autoritaires voire totalitaires.

Ces deux interprétations ont divisé l’école de Francfort, en amont et en aval de la seconde Guerre Mondiale. Le présent ouvrage montre qu’elles nous divisent durablement aujourd’hui encore. Cette situation conflictuelle dans l’analyse de notre situation actuelle devrait nous inciter à organiser une journée d’études culturelles sur ce thème « Totalitarisme et libéralisme» pour permettre l’exposition dialectique de points de vue, tant historiques qu’actuels, contradictoires.

TOTALITARISME/INDUSTRIE

Enfin, la question du totalitarisme semble inséparable de la question industrielle. Le terme apparait au lendemain de la première guerre totale (1914-1918), événement le plus désastreux de l’histoire de l’humanité parce qu’il apparait comme la démonstration incontestable que la raison industrielle, la raison économique, la raison technologique constituent une menace pour la survie de l’humanitén. Dans l’expression guerre totale, le mot « totale » renvoie aux processus industriels de la guerre: les premiers gaz, les premiers bombardements aériens, l’usage de la mitrailleuse, des mortiers, des lance- flammes, etc. Cette « découverte » majeure, dans l’histoire de la pensée, recevra malheureusement une confirmation radicale au cours de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945): d’un côté, les industries allemandes sont à la base de l’organisation des camps de travail, des camps de concentration et de l’exploitation systématique des êtres humains dans ces camps, elles sont largement impliquées dans le processus industriel de mise à mort et d’extermination des populations juives d’Europe, sans elles ce programme n’aurait pu se réalisern. les industries alliées sont à la base de la fabrication et de l’usage de l’arme nucléaire sur les populations d’Hiroshima et de Nagasaki, les premiers jours d’août 1945.

Dans le cadre de ces travaux, il serait souhaitable de considérer que le système industriel ne peut pas seulement être réduit à la question du capital. Il y aurait probablement, une longue introduction justificative à dessiner, pour montrer que le capitalisme (dont la responsabilité des années de guerre dans le système totalitaire est explicitement et implicitement visée dans certains travaux présentés dans cette édition, et même si cela reste encore très en-dessous de ce que les réalités justifieraient) non seulement a un rôle majeur dans la structuration de la philosophie industrielle totalitaire mais encore qu’il n’est qu’une composante parmi d’autres de ce système industrieln. Il pourrait être intéressant de reprendre les travaux de John Kenneth Galbraith sur Le nouvel État industrieln.

De la même manière, il serait intéressant de reprendre Dix-huit leçons sur la société industrielle de Raymond Aron (1955), publiée chez Gallimard. Je pense qu’il y a chez cet auteur beaucoup de méthode, de logique et d’efficace argumentaire qui pourraient nous être utiles pour nos travaux. Par exemple, une grande partie des diverses formes de la pensée argumentaire qu’il a mobilisées et déployées dans son livre L’opium des intellectuels (1956) – pour dénoncer les aveuglements des intellectuel·les dit·es « de gauche » parce que, de son point de vue, il·elles soutenaient le communisme contre vents et marées, sous Staline – pourraient aujourd’hui être utilisées en direction des cadres des industries multinationales. Pour moi, ce grand plaidoyer d’Aron est principalement un argumentaire contre l’aveuglement, le mysticisme en politique, le refus de considérer la contradiction, le fanatisme, avant d’être un argumentaire contre les positions politiques de la gauche.

Aussi, il serait intéressant d’examiner comment, dans ces divers travaux, les commentateur·ices de la question du totalitarisme ont reconnu ou minimisé la responsabilité du système industriel dans l’émergence du phénomène totalitaire. La question me parait légitime, dans les circonstances de la domination technologique totale à laquelle nous sommes confronté·es :  le phénomène totalitaire est-il un phénomène caractéristique à l’ère industrielle ? Comment cette question a-t-elle été posée par celles et ceux qui nous ont précédé·es ? Comment la responsabilité industrielle a-t-elle été posée, au regard de ce qui s’est passé au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale ?

La situation actuelle n’est plus du tout la même et là-dessus nous pourrons convenir de démonstrations qui lèveront les incertitudes éventuelles. Les pratiques totalitaires qui émergent, entre 1919 et 1939, se présentent à nous sous la forme d’un régime politique et les commentateur·ices les ont analysées sous l’angle de cette nature. Mais aujourd’hui, avec le triomphe des logiques industrielles de marché, l’État devient un service spécialisé de la structure technologique industrielle mondiale : celui qui permet de capter les ressources publiques et de les redistribuer précisément vers l’économie des grands groupes industriels, dans le monde.

Les commentateur·ices qui nous ont précédé·es ont estimé que les camps de concentration et l’arme atomique étaient le signal de la fin du totalitarisme barbare et que la page était tournée. Beaucoup y ont cru sincèrement. Mais notre génération pourrait avoir intérêt à se demander si ces évènements n’étaient pas les balbutiements d’un régime industriel qui entend placer la totalité de l’humanité sous son contrôle et dans cette totalité, la totalité de nos vies et de nos aspirations. Il n’est pas insensé pour notre génération et pour celle de nos enfants de se demander si l’ère nucléaire qui s’affirme le 6 août 1945 au matin n’ouvre pas la voie à de nouvelles formes de domination totale dont les camps de concentration et les meurtres de masse de la Seconde Guerre mondiale n’étaient finalement que les premiers essais, insuffisamment « civilisés» pour conquérir l’opinion publique mondiale. Septante-cinq années plus tard, quel regard, quelle interprétation devrions-nous porter sur ces phénomènes ? L’aveuglement ?

1

Cette contribution s’inscrit dans le cadre du chantier consacré aux «Dramaturgies du XXIe siècle » auquel je collabore, depuis plusieurs années, avec Claude Fafchamps, dans le cadre d’Arsenic2.

2

À dessein, je raccroche la justification de cette contribution aux plus anciens

récits de l’humanité, ici et par exemple l’Odyssée d’Homère.

3

Sur l’essence du totalitarisme comme phénomène nouveau ou spécifique aux seuls régimes hitlérien et stalinien, dans l’histoire, caractérisé par le culte du chef, le parti unique, un certain type de confusion entre ce parti et les structures de l’État, etc.

4

Philippe de Lara, « Pour une anthropologie du totalitarisme » (2011), in de Lara, Philippe (dir.), Naissances du totalitarisme,éditions du cerf, 2011, p. 15-72.

5

Florent Bussy, Le totalitarisme – Histoire et philosophie d’un phénomène politique extrême, éditions du Cerf, 2014. Il y a de nombreux partis-pris que je ne partage pas mais il faut reconnaitre l’intérêt du matériel documentaire collationné.

6

Il faut encore reconnaitre à la décharge de la science historique qu’une part non négligeable des sources restait inaccessible durant toute la seconde moitié du XXe siècle.

7

Seul – si j’ose dire – Emilio Gentile est professeur d’histoire contemporaine à

l’Université de Rome.

8

C’est-à-dire sa capacité à produire des savoirs, des analyses et des compréhensions des faits.

9

Karl Poper, La société ouverte et ses ennemis, tome 1 : « L’ascendant de Platon » ; tome 2 : « Hegel et Marx » (1919 à 1962), éditions du Seuil, collection « Points Essais », numéros 852 et 853, traduction de l’anglais par Jacqueline Bernard et Philippe Monod, 1979. D’une part, l’intention de Popper est explicitement décrite, dans l’introduction de l’ouvrage (rédigée probablement au milieu des années 1950) : son livre déduit que « ce qu’on appelle de nos jours totalitarisme se rattache à une tradition aussi ancienne et aussi jeune que notre civilisation ; il tente ainsi de nous faire mieux comprendre la nature du totalitarisme et le sens de l’éternel combat mené contre lui ». D’autre part, ses analyses sont tout à fait intéressantes pour nous aujourd’hui, même si nous ne les lisons pas nécessairement avec les mêmes prérequis ou avec les mêmes visées que celles et ceux avec lesquels il les a écrites, en son temps.

10

Voir la préface de l’édition en langue française (1978) : « Les idées exposées dans cet ouvrage remontent à l’année 1919. »

11

Le cinquième chapitre du deuxième volume des Origines du totalitarisme, par lequel Hannah Arendt a complété son approche de « L’impérialisme », porte sur « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme » ; il est tout-à-fait instructif sur la situation faite, entre deux guerres, aux personnes qui ont été « déclassées » – y compris par les régimes démocratiques – et se sont retrouvées non seulement sans papier mais aussi sans statut juridique et sans statut politique et aussi expulsées et enfin déportées et enfermées dans des camps en attendant leur rapatriement dans un pays qui les accepterait. Son interprétation de ces situations (1920 à 1939) comme signes annonciateurs des régimes totalitaires est interpellante, pour nous aujourd’hui.

12

Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société (1964 à 1974), éditions du Seuil, numéro 383, 1975. Je ne cite que cet unique ouvrage pour attirer l’attention sur un des plus grands penseurs du XXe siècle sur les questions culturelles.

13

Cette semaine (juin 2021) dans un journal régional (Aude) le terme « totalitaire » apparait à deux reprises dans un article consacré à l’histoire de la répression du catharisme.

14

Cette interprétation du terme « civilisation » n’est pas un simple postulat gratuit ; elle pourrait faire l’objet d’une démonstration, dans la mesure où le terme de civilisation a été mobilisé de manière permanente et soutenue – dans l’histoire culturelle de l’humanité – pour justifier les colonisations, la christianisation des « sauvages », les croisades, l’esclavagisme, l’exploitation d’artisan·es, d’ouvrier·es et de paysan·nes, des femmes, l’appropriation des terres, des ressources naturelles, etc.

15

Dans le monde occidental, le terme « barbarie » a souvent été utilisé pour dénoncer les régimes totalitaires, notamment la découverte des camps de concentration et des camps d’extermination du régime nazi, relativement peu pour décrire les grands bombardements alliés, notamment au Japon (1945), l’usage de l’arme nucléaire ou par la suite les grands bombardements au Vietnam (1968-1973). Il existe probablement une histoire culturelle de la notion de « barbare » ou de « barbarie » pour désigner ce qui nous est « étranger », au sens du terme « barbaros », en grec ancien, mais je ne l’ai pas documentée. Si elle n’existait pas elle devrait être encouragée.

16

Lucien Goldmann, « La philosophie des Lumières » (1960), et « Le problème du mal » (1961), in Structures mentales et création culturelle, éditions Anthropos, collection « sociologie et connaissance ».

17

Une partie des choix des ouvrages référencés dans ce volume documente de diverses manières cette question. Il y a bien entendu le livre de Bernard Charbonneau, qui réunit explicitement des articles rédigés sur cette question : du « totalitarisme industriel ». Des contributions témoignent très explicitement des contestations et ces critiques de l’industrie dans les années 1960 et suivantes. Mais il y en a d’autres.

18

Tout près de nous, en 2017, le roman d’Éric Vuillard, L’ordre du jour, Actes Sud, reçoit le Prix Goncourt. Il est particulièrement significatif pour nous aujourd’hui, puisqu’il donne à lire notamment les discussions d’alliances entre le régime nazi et les patrons de l’industrie allemande. 

19

Le « système industriel » est beaucoup plus étendu et complexe que le système capitaliste. Que ce soit dans ses finalités ou dans ses modalités concrètes. Il implique l’existence et les responsabilités d’un nombre incommensurablement plus important que les seul·es actionnaires. Il implique délibérément les ouvrier·es, les employé·es, les cadres et les syndicats, les client·es, les intermédiaires, etc., dans l’organisation du régime industriel totalitaire. L’étude en est rendue d’autant plus complexe et d’autant plus difficile.

20

John Kenneth Galbraith, Le nouvel état industriel (1967), éditions Gallimard,

collection « Tel », numéro 143, 1979. Il faudrait voir également comment les travaux de cet auteur ont été reçus et critiqués.

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Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt