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IV - Les frontières symboliques expériences sensibles

Pourquoi déplorer la multiplication des œuvres d’art sur la « crise des réfugiés » ?

Jerome Phelps

18-12-2018

La plage, la pose rappellent l’image d’abord choquante, désormais emblématique du petit Alan. Toutefois, le petit enfant syrien n’apparait nulle part. À sa place – regardez ! – c’est Ai Weiwei !

Traduit de l’anglais par Hélio Venegas, stagiaire à Culture & Démocratie

La démarche indubitablement sincère de l’artiste chinois a néanmoins été beaucoup décriée : Jonathan Jones l’a qualifiée de « selfie irréfléchi et inapproprié ». Une fois de plus, un artiste fait face à une crise humanitaire et réalise que ce dont le monde a besoin, c’est une image de lui-même. Les partenaires de Weiwei eux-mêmes ont inconsciemment épinglé la grandiloquence de cette démarche. Selon Sandy Angus, copropriétaire de la India Art Fair : « C’est une image emblématique car elle est profondément politique, humaine et implique un artiste de grande envergure comme Ai Weiwei. L’image est frappante et représente l’ensemble de la crise migratoire et le désespoir des gens qui ont tenté de fuir leur passé en vue d’un futur plus clément. » Mais que nous dévoile cette rencontre malheureuse entre « artiste de grande envergure » et « désespoir des gens » sur la difficulté que nous avons à poser un regard sur les réfugiés ? Si Ai Weiwei échoue à représenter « l’ensemble de la crise migratoire », un tel projet est-il possible ?

Représenter l’empathie
« Ce qu’on appelle la crise des réfugiés est en fait une crise humanitaire », a déclaré l’artiste chinois. Son projet artistique est de « rendre compte des luttes de l’humanité » ; son image de Lesbos, une tentative frontale d’incarner cette humanité en souffrance.

Weiwei croit au geste de l’empathie comme remède à l’inhumanité de la politique. Malheureusement, ce geste a tendance à occulter l’objet de l’empathie au profit de celui qui l’accomplit. Traduire son empathie en action est devenu une sorte de tendance culturelle : des étudiants qui dorment dans la rue en soutien aux sans-abris aux militants qui se mettent au défi de vivre avec les ressources financières de demandeurs d’asile démunis. Dans chaque cas, la position du soi-disant « objet d’empathie » dans tout cela est plutôt obscure. En occultant la victime du champ visuel, l’image de Weiwei a le mérite de capturer l’essence de cette problématique. L’autre élément occulté dans la représentation de l’empathie est sa dimension politique. En se focalisant sur la grande abstraction qu’est l’humanité, l’artiste chinois détourne son regard des décisions politiques banales qui ont réellement couté la vie au petit Alan. La crise devient existentielle, celle de la mort, dont les eaux obscures attendent chacun d’entre nous.

Or, cela n’est en rien la vraie nature de la « crise des réfugiés ». Comme d’autres l’ont déjà observé, il s’agit en réalité d’une crise des valeurs et de la politique. Pour faire court, on ne parle de « crise » pour les réfugiés que lorsqu’ils viennent ici, dans notre monde de privilèges. Une crise devient une crise par décision politique : dans le cas qui nous occupe, le refus d’organiser de façon cohérente et responsable les abondantes ressources européennes pour répondre aux flux tout à fait gérables de migrants et de réfugiés.
La compassion peut être une façon d’éviter de se voir attribuer la responsabilité politique : même les dirigeants européens ont versé des larmes de crocodile pour les victimes – tout en cherchant des moyens de les sauver en les empêchant dès le départ de partir pour l’Europe.

Weiwei délivre une forme d’empathie accessible et démocratique, transformant ainsi une crise politique en une (passagère) crise de sentiment : même lors d’un gala mondain, il est possible de faire don de couvertures de survie et de se donner bonne conscience. Que nos dirigeants politiques ou nous-mêmes nous posions des questions politiques de fond ? Inutile.

Poser un regard sur les réfugiés
L’omniprésence même des représentations de la « crise des réfugiés » fait partie des difficultés à la dépeindre. Elle est probablement la crise humanitaire la plus photographiée de l’Histoire : les tragédies qui se jouent sur la plage de Lesbos peuvent être enregistrées par n’importe qui possédant un smartphone et un billet d’avion bon marché. C’est précisément cette infinité d’images qui peut rendre insensible. Les seules limites à ce flot sont celles que les médias posent quant au degré d’horreur pouvant être montré. La puissance de l’image du petit Alan s’explique en partie par la décision des journaux occidentaux de permettre la diffusion de ces images-là, en particulier.

L’artiste chinois semble se débattre avec ces difficultés de la représentation. Il se rend compte de l’inadéquation de contempler passivement de nouvelles images de réfugiés. Il préfère donc se rendre sur place, installer son camp à Lesbos, reproduire la mort du petit Alan. Sa volonté de s’engager est louable. Toutefois, le résultat est mauvais : ne subsiste qu’une belle image de plus à contempler, le désespoir de la victime doublé de celui de l’artiste.

À travers ses échecs, l’image de Weiwei dévoile indirectement l’essence politique de cette crise : l’effacement de la distinction entre le « ici » des vies occidentales bien confortables et le « là-bas » des catastrophes humanitaires et des guerres. La perturbation de nos plages et de nos voyages en Eurostar s’avère extrêmement déconcertante et remonte au cœur même de la construction politique européenne. Des correspondants de guerre chevronnés auraient trouvé leur travail sur les iles grecques étonnamment traumatique, comme si le fait de se trouver « ici » en Europe les empêchait de mettre en place leurs systèmes de défense psychologique habituels.

Cette lutte autour du déplacement spatial de la mondialisation se retrouve au cœur de la dimension politique de la « crise des réfugiés », comme pour le projet de mur de Trump. Le « ici » européen doit être protégé du « là-bas » étranger, si besoin en militarisant l’Égée et en transformant la Grèce en une immense région frontalière bordée de camps.

Les images ne peuvent rendre compte de cette redéfinition spatiale de notre géographie politique car, par nature, elles « flottent » et ne se rattachent à aucun lieu. Elles peuvent capturer des décalages (des touristes en train de bronzer face à des bateaux de migrants) mais elles ne peuvent dépasser cette réaction-choc qui survient lorsque « ici » et « là-bas » se rencontrent.

Nous aboutissons à une impasse – ces non-lieux que sont les camps de réfugiés documentés par Richard Mosse à travers ses sublimes clichés en noir et blanc, réalisés avec un appareil photo thermique d’usage militaire. Ces enfers panoramiques d’une extraordinaire beauté ont un pouvoir indiscutable et dégagent une ironie incommodante en réutilisant à des fins esthétiques des gadgets militaires de dernier cri.

Représenter « ici », « là-bas » et « nulle part »
En restant confiné à ces décalages et à ces non-lieux, l’art contemporain en général n’est pas à même de mener un quelconque projet de réorientation spatiale. Le monde de l’art lui-même est un « nulle part » mondialisé, les mêmes grands artistes exposant dans les mêmes galeries à travers le monde. De fait, l’image de Weiwei a été produite pour un magazine d’art indien.

En comparaison, le document le plus frappant qu’il m’ait été donné de voir sur la crise n’est pas l’œuvre d’un artiste. Il s’agit d’un simple schéma, posté sur Facebook par un Irakien anonyme et diffusé par le journaliste Ghaith Abdul-Ahad. À travers quelques flèches et dessins de bateaux et de bus, accompagnés de montants en plusieurs devises, ce schéma décrit le chemin à parcourir depuis la côte turque jusqu’à l’Allemagne (représentée par un bonhomme secouant un drapeau). Il fait figure de témoignage exubérant de l’extraordinaire période qu’a été l’année 2015, lorsque les migrants redessinaient activement la géographie politique de l’Europe, à pied, en groupe et en masse. Il offre, de manière critique, un regard d’« ici » depuis « là-bas », c’est un outil destiné à l’action plutôt qu’un objet de contemplation – et ce, à travers les yeux d’un migrant.

Je ne prétends pas par-là que seuls les réfugiés peuvent représenter cette crise et que les artistes n’ont aucun rôle à jouer (ce qui serait particulièrement injuste envers Ai Weiwei, étant donné sa propre expérience de persécution politique). Mais ce schéma peut être un exemple pour des approches qui pourraient être utiles pour tenter de surmonter nos désorientations actuelles. Si la hiérarchie des anciennes configurations spatiales n’est plus valable, ou ne peut l’être qu’à l’aide de murs et de fils barbelés, alors l’art a un rôle à jouer en tant que producteur d’alternatives à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

La semaine dernière, je prenais part à un atelier réunissant des responsables d’ONG organisé par Freed Voices, un groupe de réfugiés devenus experts du vécu de par leur expérience de détention. Le déroulement aurait dû m’être familier : des récits d’expériences personnelles de captivité pouvant nourrir notre pratique militante. Au lieu de cela, dès les premières secondes, on me demande de fermer les yeux et de réfléchir à une expérience personnelle où j’ai dû faire confiance à quelqu’un. Ensuite, nous écrivons nos questions sur les murs – à ce stade, les réfugiés ont à peine pris la parole, mis à part quelques rares instructions. Plus tard, ils mettent en scène des interviews entre eux – pas de journaliste (blanc, européen) en vue.

Les membres de Freed Voices (qui sont plus des militants que des artistes) se spécialisent dans ce type d’interventions spatiales subversives. Ils ont auparavant cartographié les centres de détention en Grande-Bretagne – ces non-lieux qui n’apparaissent sur aucune carte pour des raisons de sécurité – en associant des expériences et émotions personnelles à chaque pièce ou aile des bâtiments. Les Freed Voices sont résolument ancrés « ici », et non des images dans un projet artistique quelconque. Ils vivent parmi nous, la plupart sans statut légal, susceptibles d’être réincarcérés à tout moment. Ils nous invitent à fermer les yeux et à penser à notre enfance. 

 

Article publié le 11/05/2017 sur le site openDemocracy.net.

 

Image : ©Élisa Larvego, Sans titre, de la série Sculptures mobiles, 2007