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Dossier

Pratiques de conteurs et conteuses : panorama polyphonique – Partie 2

Témoignages d’Alice Beaufort, Anne Deval, Myriam Pellicane et Ummée Shah

25-04-2020

À l’occasion de ce dossier « Conte et société », la Fédération de Conteurs Professionnels de Belgique, qui souhaitait faire entendre la voix des artistes qu’elle rassemble, les a invité·es à répondre à trois questions ouvertes : pourquoi raconter des histoires ? Quelles histoires ? Comment ? Sabine Verhelst a recueilli leurs réponses et en a tiré les extraits qui composent la première partie de ce panorama. On y découvrira, dans leurs mots, toute la richesse des pratiques de l’art du conte à Bruxelles et en Wallonie. En prolongement de cette collecte de la Fédération, nous avons envoyé les mêmes questions à une poignée d’autres conteur·ses dont les réponses reçues constituent la deuxième partie.

Témoignages recueillis par les permanent·es de Culture & Démocratie

Pourquoi raconter des histoires ?

« L’oralité est vieille comme l’humanité, c’est un lien qui nous lie, nous relie. En racontant, je crée et je recrée ce lien. Je maintiens la transmission de ces moments où le temps se suspend et où chacun·e crée son rêve, selon l’inspiration, dans son coin, mais ensemble, relié·es.

La parole est puissante, elle crée le monde, fabrique les réalités. Quand j’ai compris l’existence du “récit national”, du “storytelling” des politicien·nes et des publicistes, du concept de “public relation” de Bernays qui s’attaquait à l’inconscient collectif et dont Goebbels s’est servi pour sa propagande, je ne pouvais plus douter : la parole et les histoires sont puissantes, c’est un fait. L’argent est une histoire, la dette est une histoire, les droits de l’homme sont une histoire, les frontières sont une histoire, le principe de réalité est une histoire…

Je faisais du théâtre et ma sensibilité m’attirait vers les tragédies grecques et raciniennes. Quand j’ai commencé à raconter, j’ai tout naturellement raconté la mythologie grecque dans les collèges. Mais à force de faire vivre et vivre encore ces histoires de héros qui ne rêvent que de gloire, de dieux qui violent, de guerriers qui meurent, de méchantes sorcières ou d’aguicheuses dévergondées, ma bouche s’est mise à saigner, je crachais des serpents et mon cœur, écœuré, m’a prié d’arrêter.

Et si, en continuant de véhiculer ces histoires qui sont censées être au fondement de la culture européenne, je perpétuais la malédiction qui pèse sur Europe, jeune Phénicienne (actuel Liban) enlevée, violée par Zeus et abandonnée en Crète ? Et si c’était à cause de ces histoires que dans les années 2020 on n’arrive toujours pas à atteindre la parité en politique dans cette démocratie “à la grecque” ? Qu’autant de femmes meurent sous les coups de leur compagnon et que le nombre de viols ne diminue pas ? Ces histoires qui forgent notre image du héros, guerrier avide de butin et de gloire, et de la femme, propriété du mari, vertueuse si elle est fidèle, folle, dangereuse, sorcière si elle refuse le mari ou bien désobéit. Je ne pouvais que me rebeller contre la “tradition”, misogyne et patriarcale, et raconter d’autres récits, qui nous permettent d’imaginer d’autres choses. » (Anne Deval)

« La nuit tombe, les gens quittent leurs activités alimentaires, ils laissent aux vestiaires leur téléphone, ils viennent se rassembler simplement, juste avec leurs mains nues. Les histoires qu’ils vont entendre les relient au monde sensible, à d’autres réalités. Je raconte des histoires pour donner à voir ce qu’on ne prend pas le temps de voir. Le public a besoin de retrouver cet art premier qui lui rappelle des évènements troublants auxquels il n’a plus l’habitude de s’identifier ou de se connecter. Je raconte des histoires pour que les gens retrouvent une intimité perdue avec eux-mêmes, un espace de solitude bienfaisante au sein d’une assemblée. Je raconte pour bousculer les habitudes, réveiller l’audace et la jubilation, rendre le rêve actif. » (Myriam Pellicane)

« Pour remettre l’humain au centre de nos préoccupations ; pour aller à la rencontre de nos désirs, nos peurs, notre part d’ombre ; pour résister à la pensée dominante ; pour oser prendre la parole ; pour entendre d’autres voix, d’autres récits ; pour dire et entendre l’indicible ; pour raconter ce qui dérange, ce qu’il est mieux de taire ; pour arrêter de (se) mentir, de faire semblant ; pour se donner le droit de réfléchir au sens ; pour se mettre en colère, se rebeller et s’apaiser aussi ; pour repenser le monde ; pour imaginer d’autres fins ; pour écouter ce que les anciens ont à nous dire ; pour recevoir et transmettre ; pour ne pas (s’)oublier. » (Ummée Shah)

« Le choix de ma profession trouve sans doute ses origines dans une des nombreuses contradictions qui existaient au sein de ma famille. La femme y était assignée à un rôle bien défini, gardée comme un bien précieux loin de tous les regards, de toute exposition. Il était impensable pour une jeune fille de la famille de prendre la parole dans une assemblée mixte et encore moins de fréquenter les milieux artistiques. Or, une fois par an, on racontait un récit centenaire, une histoire étouffée par l’Histoire dont la première narratrice n’était autre qu’une femme. Elle avait été de ville en ville, de village en village pour narrer l’injustice dont les siens avait été victimes. Ses partisan·es lui avaient promis de perpétuer la tradition : son récit restera vivant jusqu’à la fin des temps. Cette femme-là pouvait prendre la parole et on l’écoutait. Elle était libre de partager sa colère, son indignation, sa peine… Elle était libre de parler et sa liberté est toujours une source d’inspiration pour moi. » (Ummée Shah)

« Si je raconte des histoires, c’est d’abord parce que c’est ma façon d’être au monde. Voir, sentir, écouter, être traversée par la vie… face à ce tourbillon, je pose des mots pour tisser du sens. Les histoires deviennent des phares, au milieu des vagues. Je raconte comme une tentative, de sublimer le réel, de transcender l’existence. Parce qu’au travers des mots, le réel devient magique. Je raconte pour nourrir l’imaginaire, le mien, les nôtres, et le tout grand, celui dans lequel les histoires se puisent et se déposent. Dans un monde où tout va très vite, à l’heure où nous sommes pollué·es par mille informations, ultrastimulé·es et sur-sollicité·es, je crois que raconter et écouter permet de cultiver notre imaginaire, de l’honorer… Créer des espaces, sortir du tumulte, rêver… Lui offrir les histoires comme on nourrit la terre. Et ainsi nourrir le monde. Raconter et écouter, c’est toucher à cette connexion qui nous fait vivant, part vibrante du monde. » (Alice Beaufort)

Quelles histoires raconter ?

« Pendant longtemps j’ai choisi des histoires vraies de l’Histoire populaire, pour informer de l’existence d’expériences de lutte pour le droit à la vie et le droit au bonheur. J’ai donné une grande part à des histoires de femmes et j’ai pu raconter à nouveau la mythologie, mais cette fois de leur point de vue. Mon credo est : la Libération de l’Imaginaire ! Avoir un imaginaire libre dépollué des représentations qui nous donnent pour vaincu·es, nous rangent dans des cases et étouffent nos envies. Lutter contre la morosité ambiante par la transmission d’histoires émancipatrices. Je raconte les histoires qui excitent mon émancipation.

En rencontrant la conteuse Myriam Pellicane, j’ai vécu un grand bouleversement. D’un côté, elle m’invitait aux rencontres DIRE qu’elle a initiées et concrétisées, et où avec une vingtaine de conteuses on se livre, on se questionne, on cherche, et de l’autre j’ai suivi “l’école noire”, stage dont elle est la formatrice. Deux expériences qui ont bousculé mes convictions, ouvert de nouveaux horizons et fait ressentir profondément le lien dans lequel l’oralité nous unit. Je commence à apprendre à aiguiser mes sens pour ôter, comme à un oignon, ses couches à un conte, les influences du temps dans lequel il a été conté, pour retrouver le germe, où tout est concentré. Et tout à coup, le conte traditionnel, les mythes deviennent des nouveaux terrains d’exploration où je peux à tout moment me laisser surprendre. » (Anne Deval)

« Celles qu’on ne raconte jamais, parce qu’elles dérangent ou parce qu’elles sont ineffables. Des histoires qui font peur. Celles qui n’ont plus de noms. Celles qui ne figurent pas dans les livres d’histoire. » (Myriam Pellicane)

« Peu importe le conte raconté, l’essentiel est le sens qu’on lui donne, le propos transmis par l’histoire et celui défendu par le·a conteur·se à travers ce récit. Le conte sans intention de la part de celle ou celui qui conte est à mes yeux une anecdote sans grand intérêt. La symbolique contenue dans le conte ne peut faire écho auprès du public que si elle vibre dans le dedans de la personne qui en assure la transmission. » (Ummée Shah)

« Les histoires sont là, parmi nous, tout autour de nous. Elles attendent d’être cueillies sur le chemin et d’être dites. Depuis la nuit des temps, elles nous traversent, nous façonnent, nous accompagnent. Les histoires soignent les vagues à l’âme et soufflent les élans vers un mieux-être. Elles nous éclairent vers un mieux vivre ensemble. On sait que les histoires reflètent les êtres et les sociétés. Et si la société évolue, les histoires, petites graines pionnières, sont là pour accompagner l’inconscient (et la conscience) collectif sur ce chemin. Que ce soit grâce aux contes issus du répertoire traditionnel, aux points de vue amenés, aux évolutions apportées mais aussi grâce aux nouvelles histoires, aux nouvelles figures à inventer comme les personnages féminins en héroïnes actives… » (Alice Beaufort)

Comment raconter des histoires ?

« Avec le cœur ! J’ai la chance de raconter avec un musicien, ça ajoute une autre dimension dans la vibration… En réunissant des gens pour leur raconter des histoires, on crée des moments où, en vrai, tout est possible. » (Anne Deval)

« Comme une danse sacrée. Effectuer une trajectoire qui met en jeu des énergies qu’on n’utilise pas dans la vie ordinaire. Sans cesse relier sa voix à son cœur et parler aux gens, au monde. Les yeux, la voix ne sont pas les mêmes que ceux qu’on utilise tous les jours. » (Myriam Pellicane)

« Le conte est une matière vivante, non figée. Pour que l’oralité reste contemporaine, le·a conteur·se ne doit pas craindre de sortir des sentiers battus, de faire preuve d’audace dans la forme qu’il donne à son récit, de réinventer de nouvelles manières de raconter, de dépoussiérer l’image du conteur ou de la conteuse assis·e près du feu face à un auditoire captivé… Bien que notre matière première soit ancestrale, nous ne sommes pas des vieilles clouées à un rocking-chair, un châle sur les épaules et un chat sur les genoux ! » (Ummée Shah)

« Je crois fort au rôle des passeurs·ses du patrimoine oral pour participer à un mieux vivre avec soi et ensemble. En tant que conteuse, j’aspire à semer des petits grains de sable sur ce chemin, à éclairer des trajectoires, à dessiner, ensemble, d’autres images, les nôtres, celles que l’on s’invente, que l’on crée, loin des images numérisées déterminées. » (Alice Beaufort)

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Journal 51
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