Papier Machine
09-11-2023

Punch line, slogan, art de la formule et du bon mot, tout tend à favoriser le parlé bref et efficace, la formule choc et le mot qui marque. Mais que faire quand il produit une pensée trop concise ? Qui ne dit mot consent. Voilà qui est effectivement efficace, semble aller de soi, qui s’impose dans nos échanges, s’inscrit dans nos mémoires, qui facilite nos dialogues, surtout si on a la flemme ou la parole malhabile.
Mais ça interroge aussi : pourquoi se taire quand on pourrait parler ? Ce qui conduit à se demander : qui peut parler ? Puis, qui écoute et qui entend ? Qui reçoit et qui reprend ? Et c’est ainsi que les questions s’accumulent et s’invitent sur le ring de nos réflexions, renvoyées sans cesse dans les cordes au cours d’interminables combats de pertinence.

Avez-vous entendu parler de la loi dite de Brandolini, beaucoup plus plaisamment appelée « l’asymétrie des baratins » ? La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des bêtises voire des inepties est bien supérieure à celle dont on a besoin pour les produire. Voilà qui dit bref, mais qui semble dire vrai. Qui n’en a pas fait l’expérience ? En tout cas, pour réfuter, questionner et alimenter la portée et la puissance de cinq mots mis bout à bout, qui ne dit mot consent – sans oublier de prêter attention au contexte de l’énonciation – et surtout pour élargir, tout en ayant l’air de réduire, à ce que dire mot peut bien vouloir dire, Papier Machine aura dû imprimer deux fois 96 pages. C’était bien le minimum. N’imaginez pas pour autant que nous estimons avoir
fait le tour du globe – il est d’ailleurs plus que probable que tout cela n’ait aucunement la forme d’un globe, mais celle d’un polyèdre biscornu dont nous aurions bien du mal à faire le tour.

Un hors-série en deux volumes pour explorer le dire et ses silences, ce que ce pouvoir potentiel sous-tend, permet ou empêche. Car si le dire des un·es favorise parfois celui des autres, l’inversement n’est pas toujours réciproque. Pire : l’inflation du volume de la parole des un·es diminue bien souvent d’autant celui des autres, et inversement. C’est exactement ce que fait en ce moment Papier Machine, s’étalant dans cette préface et vous tenant, silencieux·euses, avec elle, tout près d’elle, absorbé·e dans ses mots.

Tout ça pour dire que dans le volume unn Papier Machine arpentait les creux, voire les coulisses de ce dire mot, explorant ce qu’il fait ou défait, ce qu’il tait aussi. Et que si vous ne l’avez pas lu, il est grand temps de vous mettre à la page.
Cela dit, comme il n’est jamais facile de mettre les choses dans l’ordre et les mots dans le sens adéquat – relatif ou non à l’orientation des oreilles –, vous pouvez tout à fait commencer par le second volume de ce hors-série. Et ça tombe bien, car c’est celui que vous tenez (presque) dans vos mains. Il y est question du comment dire, des conditions d’émergence ou d’enfouissement plus ou moins bien orchestrées de la parole d’autrui, et des possibilités agilement chorégraphiées de l’écoute. Enfin à peu près.

Tout ça pour dire aussi que ces mots que vous allez lire, nous les avons recueillis avec la complicité de l’ASBL d’éducation permanente Culture & Démocratie et d’Ichraf Nasri, artiste et curatrice, fondatrice de la plateforme Xeno-, lesquelles ont accepté de faire un morceau de chemin réflexif avec nous, pour ouvrir des perspectives, nous signaler des horizons pas toujours attendus et soulager par moments nos épaules de quelques enjeux qui nous tenaient à cœur sans que nous puissions les prendre en charge, dans une barque déjà fort pleine, contrairement à la bourse qui la fait avancer.

Tout ça pour dire, enfin, que nous vous souhaitons la bienvenue dans cette immense arène, où l’on ne compte plus les approches et esquives latérales, pour lesquelles il vous sera parfois recommandé de chausser des gants. D’autres fois, il vaudra mieux les enlever, parce que quand même, pour tourner les pages (même virtuelles), c’est pas pratique.

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* Au sommaire (de l’autre numéro donc, pas celui-là) : une plongée dans notre boite crânienne par la neuropsychologue Vivianedu Boullay, un récit de selim-a atallah chettaoui sur la nécessité de façonner ses langues dans l’entre, quelques notes de linguistique (presque) générale par Marie Steffens, un aperçu du rôle des mots dans une communauté de sociothérapie institutionnelle, un examen des travers sexistes des intelligences artificielles par l’artiste Marion Lissarrague, les vers de la poétesse Aurélie Olivier qui longtemps n’a dit mot mais n’en pensait pas moins, une rêverie très documentée sur le lapsus par Héloïse Chigard Tradori, une analyse de l’usage du silence en politique parJean-Paul Honoré et Denis Barbet, une défense du bégaiement par la chercheuse et logopède Geneviève Lamoureux, le silence comme lieu de douceur et de souvenirs par Colette Nys-Mazure, le pourquoi du « on » ne peut plus rien dire avec la philosophe Mona Gérardin-Laverge, une enquête sur les traductions arabes du mot « colonisation » par Salim Djaferi & Noureddine Ezarraf,un plaidoyer pour donner une voix aux arbres par Christopher Stone, des clés de compréhension de l’esquive en poésie par Aliette Griz, des extraits du documentaire By the throat d’Effi & Amir où l’on comprend comment l’usage que l’on fait de nos cordes vocales peut déterminer nos vies, ainsi qu’une recherche artistique et mathématique sur l’expression inch allah par Ichraf Nasri.