Une politique culturelle démocratique et écologique

Joëlle Zask

21-02-2024

Afin d’être écologique, une politique culturelle devrait être démocratique, et réciproquement : afin d’être démocratique, elle devrait être écologique. Telle est la thèse que je vais défendre et essayer d’appliquer à la description d’une politique culturelle souhaitable dans le contexte des crises à la fois démocratiques et écologiques que nous traversons.

Définir la démocratie

Il faut d’abord s’entendre sur les mots. Par démocratie, on comprend d’abord un système politique d’un certain type, celui dans lequel « le peuple prend part au gouvernement » (Tocqueville). Il peut le faire directement ou en passant par des représentant·es, ou les deux tour à tour. Mais qu’implique « prendre part » ? Est-ce seulement voter une fois de temps en temps? Surveiller les actions des gouvernant·es ? Rédiger des pétitions ? faire pression ? Non, répondent les pères fondateurs de ce régime mixte qu’on appelle « la démocratie libérale». La démocratie consiste avant tout autre considération à pratiquer l’autogouvernement dans les situations qui sont les siennes, « se gouverner sans maitre », prendre des initiatives, contribuer activement à créer le monde qui est le sien, le préserver et l’amender, le transmettre aussi, s’inscrire individuellement dans une histoire commune de telle manière que « chacun·e compte pour unn ». Cette dimension de la démocratie conduit à changer de registre – à la définir non comme un simple système politique mais aussi comme culture, comme ensemble d’habitudes, mœurs et coutumes, modes et formes de vie. La démocratie ne saurait se réduire à une « machinerie politique », écrivait John Dewey, à la suite de Jefferson, Montesquieu, Tocqueville. Elle est un « mode de vie personnel », à défaut duquel les institutions ne sauraient se maintenir durablement.

La participation des citoyen·nes à leur gouvernement est un droit qui dérive d’une certaine conception de la liberté humaine : personne n’est «né·e » ou n’est «fait·e» pour obéir à un maitre. L’humanité elle-même se réalise non dans l’obéissance et la soumission mais dans l’initiative personnelle, la créativité expérientielle et les prises de responsabilité qui s’ensuivent. Le droit de participation est anthropologiquement fondé. Pas de participation, pas de réalisation de soi non plus, pas de « bien vivre », écrivait Aristote. Du droit on passe donc au fait. Faute d’exercer son droit à l’initiative personnelle, l’individu reste enfermé en lui. Les capacités et les facultés qu’il aurait pu développer demeurent à l’état latent. Le degré d’initiative qui est le sien en matière d’exploration de son environnement dépend dans une certaine mesure de son vouloir, de son désir, de son courage, bref de qualités personnelles. Mais il dépend aussi du milieu dans lequel il ou elle se trouve. Plus le champ d’initiative et d’expérience dont jouit une personne est réduit, plus sa personnalité est atrophiée. Comme en témoigne dramatiquement le cas des pensionnats roumainsn dans lesquels les enfants furent privé·es de contact avec les adultes et maintenu·es enfermé·es dans des lits à hauts barreaux, l’absence d’un environnement culturel ajusté aux besoins de développement individuel est fatale. L’individu est le résultat d’une individuation dont les conditions sont à la fois psychologiques et culturelles, et donc transmises.

Nombreuses sont les théories de l’éducation progressistes qui ont mis en exergue la rencontre nécessaire entre la personnalité individuelle et l’environnement culturel, notamment à travers la description du rôle primordial de l’expérience directe, locale, personnelle, pour l’apprentissage, la compréhension, la maturation et le développement de soi. Sachant qu’un contenu quelconque n’est jamais « fourré» de l’extérieur dans le cerveau d’un·e enfant mais qu’il devient une connaissance à la condition de passer par des chemins qui impliquent la participation effective de son ou sa destinataire, il est alors essentiel que l’environnement scolaire soit constitué de manière à adresser aux élèves des propositions dont ils et elles puissent par eux·elles-mêmes et pour eux·elles-mêmes se saisir concrètement tout en faisant jouer librement leurs possibilités.

Politique culturelle et participation

Une politique culturelle démocratique est à mon sens vouée à la création et à la préservation d’une telle interaction entre l’environnement culturel et les individus qui se trouvent en dépendre. Elle accorde une place de choix à l’initiative individuelle et commune. C’est sa vocation première. Elle repose sur le critère de ce que Amartya Sen a nommé les « capabilités », c’est-à-dire les capacités des individus relativement aux opportunités de leur milieu concret, matériel et spirituel. Elle ne suppose pas que tout le monde a besoin de la même chose. La philosophie de l’égalité qu’elle développe ne repose nullement sur le credo de l’uniformité. Si elle considère comme « universelle » la participation individuelle à la construction de soi comme à celle du vivre ensemble, elle renonce à un universel de surplomb qui postulerait la prééminence de telle faculté ou tendance humaine (par exemple la capacité de raisonner, la maximisation, l’instinct guerrier, etc.) ou de telle espèce (l’espèce humaine) et ajusterait toutes ses institutions à sa promotion, quel que soit le contexte.

D’un point de vue politique, l’organisation publique de la participation de toutes et de tous à la création de leurs propres conditions d’existence est la fin à l’égard de laquelle le système représentatif est un moyen. Si l’on est appelé·e à élire nos représentant·es, si l’on adopte des lois qui limitent l’arbitraire des gouvernant·es, si l’on dote les citoyen·nes de droits inaliénables, c’est afin de sécuriser leur participation aux décisions concernant les affaires qui les touchent ou les concernent. Faute de cela, nous serions condamné·es à rester « mineur·es » dans le langage de Kant, c’est-à-dire dépendant·es, placé·es sous tutelle, obéissant·es, dociles (foucault) et, par conséquent, privé·es des processus qui nous permettent de nous épanouir en tant qu’êtres humains et de réaliser ce que nous avons en propre. Comme le suggère ce qui précède, cette participation n’est pas uniquement politique. Elle s’applique à toutes les situations qui ne vont pas de soi ; qui, par conséquent, requièrent une forme ou une autre de régulation ou encore de gouvernement. Gouverner, c’est littéralement tenir le gouvernail, comme en navigation, afin d’harmoniser en les rendant complémentaires des logiques et des choses différentes (la voilure, la personnalité de tel matelot, de nombreuses fonctions, la direction du vent, la force des vagues, etc.).

Gouverner implique l’autogouvernement de deux manières: d’un côté le navire compris comme un tout n’est dirigé que par lui-même, et non par une volonté divine ou par les flots, à la dérive. De l’autre côté, chaque élément en présence, humain et non-humain, volontaire ou mécanique, est considéré et participe de l’ensemble. Chacun joue un rôle spécifique. Le·a navigateur·ice ne domine ni ne neutralise le vent ou le courant mais agit en leur présence et avec ces éléments. Il ou elle forme avec les autres une sorte de petite communauté démocratique. Ainsi, de ce point de vue dont les politiques culturelles pourraient utilement s’inspirer, il y a ou il devrait y avoir un autogouvernement (ou gouvernement démocratique), et pas seulement une administration, à l’école, dans l’unité familiale, dans un espace commercial, à l’église, à l’usine ou à la ferme – ce que pensait déjà Aristote. Chaque jardin partagé, par exemple, combine l’engage- ment de chaque bénéficiaire d’un lopin tout en s’appuyant sur une convention ou une charte qui fixe les conditions de la communauté des jardinier·es : conditions d’accès, répartition des lopins, zones et activités communes, accès à l’eau, etc. De même, nombreuses sont les formes de vie qui émergent actuellement en réaction à la crise climatique et à l’effondrement des systèmes publics, par exemple : fermes coopératives, associations municipales, Zones à Défendre, fablabs (laboratoires de fabrication), logements participatifs, tiers-lieux, etc. Autant d’initiatives qui relèvent de l’autogouvernement et restaurent un mode de vie démocratique qui tend à disparaitre massivement ailleurs.

De l’autogouvernement à l’écologie

Nous contractualisons librement et volontairement nos interactions, non pour les figer dans le temps mais pour les modeler, les tester, les amender si besoin est, et ainsi les rendre durables. Dans d’autres termes: écologiques. La démocratie est aux relations spécifiquement humaines ce que l’écologie est à la nature en général. Toute chose ne peut exister que comme l’élément d’un écosystème biotique et abiotique. Comme l’écrivait John Dewey en opposition à la philosophie individualiste qui veut que chaque individu soit « donné » et met entre parenthèses le processus conditionnel, fragile et contingent qui mène à son apparition : « On n’a jamais rien découvert qui agisse en complète isolation. L’action de toute chose va avec l’action d’autre chose. “Aller avec” est de telle sorte que le comportement de chaque chose est modifié par sa connexion avec d’autres. […] Les graines de nombreuses plantes ne peuvent germer et se développer avec succès que grâce aux conditions fournies par la présence d’autres plantes. La reproduction d’une espèce dépend des activités d’insectes qui assurent la fertilisation […] Les électrons, les atomes et les molécules illustrent l’omniprésence du comportement collectif. » Ce n’est que la moitié de l’histoire: s’il est vrai que chaque chose est modifiée, non seulement dans son comportement, mais aussi dans sa constitution interne (comme le montre la théorie de l’évolution de Darwin) par ses interactions avec les autres, il fait aussi partie de la définition d’un écosystème que chaque être vivant trouve dans son environnement (à la création duquel il contribue) ce qui est nécessaire à la réalisation de son cycle de vie. L’interactionnisme pourrait faire croire que tout est mélangé, que la nature ressemble à un immense collectivisme. Ce n’est pas le cas. La nature est faite d’organismes individualisés, les uns minuscules, d’autres immenses, dont chacun a une composition singulière et un comportement distinctif. Chaque drosophile se toilette d’une manière singulière. Les animaux (ou les êtres humains) que nous avons tendance à considérer comme identiques, ne sont jamais substituables les uns aux autres. À mon sens, l’écologie commence par la considération de l’environnement hors de nous et avec celle de son irréductibilité à la manière dont nous le percevons, au caractère parcellaire et révisable de nos croyances à son sujet, à la nature tâtonnante de nos explorations et de nos interactions en général. De là viennent l’attention, l’observation, l’expérimentalisme et au plan moral, les vertus relatives aux pratiques d’ajustement à des conditions changeantes. Il y a extractivisme, exploitation, destruction, lorsque nous réduisons notre environnement à l’unité, le pensons comme le résultat d’une simple chaine de causes et d’effets dans laquelle devraient pouvoir s’insérer nos activités sans dommages, et orientons nos pratiques vers notre utilité exclusive.

Évolution culturelle

Il est vrai qu’un changement culturel profond est nécessaire pour percevoir la justesse et les implications pratiques de cet « interactionnisme» général, du moins dans les pays les plus pollueurs qui ont fondé leurs valeurs sur une vision moniste et hiérarchique du monde, au mépris des connexions et des interactions dont parle John Dewey – et qu’il a appelées « expérience » dans nombre de ses écrits. Les politiques culturelles françaises notamment, si elles sont parties de bonnes intentions, ont traditionnellement consisté à « apporter » la culture à ceux et celles dont on a postulé qu’ils et elles n’en avaient pas. Via une démarche analogue à celle qui a consisté à prétendre évangéliser les « sauvages» des colonies, on a apporté aux « gens ordinaires » via l’école publique de la IIIe République la langue française, la littérature française, la rationalité française, ce qui était considéré comme les savoirs fondamentaux, dans les régions les plus reculées du pays. Toute cette histoire verticale, moniste, racialiste, ethnocentriste, qu’on peut taxer de « colonisation de l’intérieur», a eu pour toile de fond l’invisibilisation des cultures locales et souvent leur destruction massive, via l’éradication des « patois». Une politique culturelle en accord avec le fonctionnement d’un écosystème devrait reconnaitre dans la pluralité culturelle une donnée première. Au lieu de conceptualiser « la » culture en tant que ciment national, lien constitutif, attachement symbolique des individus à un tout symbiotique et finalement allégeance, on devrait la penser comme l’ensemble des pratiques et des représentations qui mènent à la fabrique socio-politique de l’individuation de toutes et de tous dont il a été question avec l’interactionnisme, l’expérience, le développement de soi par l’autogouvernement. Pas plus que n’importe quelle langue commune dont chacun·e fait nécessairement un usage individuel (timbre de la voix, rythme de l’élocution, phrasé, choix des termes, etc.), toute culture n’est telle (ou n’est « vraie », écrivait l’anthropologue Edward Sapir) que si elle assure la médiation entre les acquis d’un peuple et le développement de l’individualité de ceux et celles qui en héritent. Pour ma part, je pense que s’en convaincre est une bonne façon de s’engager dans le virage écologique qu’il est urgent de prendre.

Joëlle Zask
Professeure de philosophie à l’université d’Aix-Marseille et membre de l’Institut universitaire de France

 

Derniers titres parus :
· Écologie et démocratie, Premier Parallèle, 2022.
· Se tenir quelque part sur la terre, Premier Parallèle, 2023.

1

J’ai développé les requis de la participation dans Participer, essai sur les formes démocratiques de participation, Le Bord de l’eau, 2011.

2

NDLR : Après la révolution roumaine de 1989 et la chute de Nicolae Ceausescu, le monde découvre avec stupeur la situation des enfants roumain·es placé·es dans des orphelinats. Dans ces établissements, les enfants étaient pris·es en charge d’un point de vue exclusivement médical, aux dépens de leur éveil ou de leur développement psycho-moteur. Le taux de mortalité y était particulièrement élevé. Lire à ce propos: Sarah Bydlowski, Les enfants des pouponnières roumaines et la question traumatique, in L’Autre vol. 21, La Pensée sauvage, 2020, p. 208-216.