Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

13-01-2022

Arsenic2 et Culture & Démocratie prennent l’initiative de publier, dans la collection « Neuf essentiels», un volume consacré à la notion de totalitarisme. Les premières discussions à ce propos datent de la saison 2018/2019. Les mesures, adoptées depuis 2020 par les gouvernements pour faire face à l’épidémie de Covid-19, n’ont eu de cesse de conforter la nécessité de revisiter la notion, les sens qu’elle a acquis dans l’histoire et les usages qui lui ont été réservés sous divers horizons.

Il y a dans la langue française des termes dont on se drape pour laisser croire que tout le bien est de son côté et que tout le mal est chez l’autre. Le terme « civilisation» opposé au terme « barbarie » est un des beaux exemples de ce type d’emploi. Cet usage du langage n’est neutre ni sur le plan de la posture de domination économique, technologique, politique, culturelle et sociale ni sur le plan des pratiques de ces dominations et particulièrement sur le plan des stratégies, véhiculées à travers le langage, en vue de la légitimation de ces pratiques. Le mot « civilisation» dans son essence vise à refouler – à discréditer – toute tentative de description ou d’analyse critique de l’extrême sauvagerie qui s’exerce dans le monde, au nom ou sous le prétexte de la « civilisation». Il constitue une tentative permanente d’invisibiliser, par les effets du langage, cette violence aveugle, irrépressible et quasiment illimitée par laquelle « l’homme civilisé» exerce sa souveraineté absolue dans le monde. Il faut bien le reconnaitre, le mot « démocratie » connait également de tels usages que nous pourrions appeler paravents, notamment en regard du terme « totalitarisme ». C’est pourquoi une réflexion sur le sens du terme « totalitarisme » est nécessairement aussi une réflexion sur notre culture de la « démocratie».

Dans des échanges exploratoires avec le metteur en scène Jacques Delcuvellerie, Roland de Bodt et moi avons été invités à classer les termes « totalitarisme » ou « totalitaire» dans cette catégorie du langage qui sert à faire écran non seulement aux réalités mais aussi – et peut-être surtout – à la portée et aux responsabilités de celles et ceux qui ne combattent les régimes totalitaires que lorsqu’ils s’opposent à leur propre domination, à leurs propres intérêts.
Nous ne devrions pas perdre de vue ces recommandations lors de notre voyage au centre de ces notions.

L’idée « totalitaire » est apparue dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale qui a été vécue comme une guerre « totale ».n Elle s’est structurée en tant que théorie politique entre deux guerres. Elle a connu des usages plus intensifs, en philosophie et en sciences politiques, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle est régulièrement utilisée aujourd’hui encore pour désigner des situations actuelles ou historiques de domination abusive. Elle dénonce la « pensée unique» face à laquelle il semble n’y avoir aucune alternative, dans la société présente ; par exemple, l’expression TINA – There is no alternative –, utilisée depuis la fin du siècle dernier, tant par les industriels que par les mandataires publics, peut être reçue et acceptée, dans sa structure linguistique même, comme une renaissance, sous des formes renouvelées, de la pensée totalitaire aujourd’hui.
Au vu d’une telle actualité, il semblait donc souhaitable, dans le cadre du chantier consacré aux « dramaturgies du XXIe siècle» au sein d’Arsenic2, d’ouvrir une voie de recherche qui permettrait de faire le point sur l’histoire culturelle de cette notion et de son usage, au fil des cent dernières années. Une notion qui interroge nécessairement notre culture de la démocratie. Cette démarche n’est pas isolée et depuis une dizaine d’années, plusieurs initiatives éditoriales ont été prises dans le sens d’une telle histoire culturelle. Chacune porte la marque des convictions qui la rendent nécessaire, du point de vue de son auteur·ice, de son éditeur·ice, etc. C’est un domaine de recherche où la neutralité est un leurre, parce que parler du totalitarisme c’est parler de ce qui nous bouleverse, nous choque, nous dérange intimement.

Cette nouvelle initiative conjointe avec Culture & démocratie ne prétend donc pas offrir une vision panoramique extensive et définitivement complète d’un siècle de littérature à propos du totalitarisme. Qu’on se le dise ! Il offre une première approche diversifiée qui mêle des ouvrages plus anciens et d’autres plus récents. Chaque lectrice et chaque lecteur pourra reconnaitre des ouvrages qui lui paraitront plus essentiels que d’autres. Mais du point de vue de celles et de ceux qui portent cette initiative, tous sont « essentiels » dans la mesure où ils ouvrent notre regard et notre compréhension à l’endroit d’une notion dont l’usage n’a finalement jamais cessé, au fil des cent dernières années.

C’est Thibault Scohier qui a accepté de s’exposer à l’exercice périlleux d’introduire le sujet. Une dizaine de rédactrices et de rédacteurs ont pris en charge les notices bibliographiques qui sont ici assemblées. Roland de Bodt plaide, en postface, pour une actualisation de la notion, face aux dominations dont nous sommes l’objet, chaque jour plus irrémédiablement, de la part des grands groupes industriels. Ainsi, le présent volume constitue une première étape dans la constitution de cette histoire culturelle. Il ouvre la voie. Il travaille à inventorier la littérature accessible sur ce thème. Il sera suivi d’autres initiatives, complémentaires ou contraires, pour favoriser l’émergence d’un débat contradictoire. Car nombreuses sont les questions qui se posent autour de ces termes et notions : quel sort entendrait-on fixer à la langue, aux mots qu’elle génère ? Doivent-ils rester prédéterminés et figés, dans les faits de l’histoire passée ? Comme un héritage sacré ? irrémédiablement daté ? dans une signification inamovible ? Sans ouvrir de chemins à l’interprétation actuelle ? Prendrait-on la liberté d’en user pour nommer le monde présent et nous permettre de parler de ce que nous vivons, ici et maintenant? Quels avantages?
Quels inconvénients ?

Nous poursuivrons ce travail d’histoire culturelle et d’actualisation dans les prochains mois voire dans les prochaines années.

De notre point de vue, il y a une cohérence mesurable dans la conduite rédactionnelle – et dans la coopération renouvelée – entre nos deux associations. Ce nouveau volume complète les volumes Hors-série du Journal de Culture & Démocratie et notamment celui qui a été consacré, en 2019/2020, aux camps et à l’encampement des populations, notamment autour des travaux du Nimis groupe.
Ensemble, nous tentons, à travers ces projets éditoriaux, d’identifier et de désigner des pratiques de domination qui sont comme les formes actuelles, hantées des fantômes d’autres camps, d’autres circonstances historiques et qui ont pris d’autres formes qu’on peut identifier et décrire, comme des objets distincts. Il n’y a pas d’amalgame dans notre esprit. Pas plus qu’il ne pourrait y avoir de volonté de gommer les liens imaginaires que ces situations distinctes font apparaitre aux observateur·ices du temps présent et que nos distinctions – pour pertinentes qu’elles nous paraissent – ne devraient pas chercher à effacer au moment de prendre conscience de notre histoire.

Nous avons la faiblesse de croire que ces publications deviendront, un jour, comme l’humus où de nouvelles créations culturelles et artistiques pourraient germer, porteuses d’aspirations nouvelles pour la liberté commune.

 

1

Sur l’émergence de la notion, on peut lire notamment la contribution de Bernard Bruneteau intitulée « Interpréter le totalitarisme dans les années 1930 », dans le cadre du programme « Modernité et Totalitarisme » organisé par l’Institut Michel Villey auprès de l’Université Panthéon-Assas et dont les travaux ont fait l’objet d’une publication, par Philippe de Lara (dir.), sous le titre Naissances du totalitarisme, aux éditions du Cerf, 2011.

PDF
Neuf essentiels (études) 9
Neuf essentiels pour une histoire culturelle du totalitarisme
Avant-Propos

Maryline le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Pour une histoire culturelle de la notion de totalitarisme

Claude Fafchamps, directeur général d’Arsenic2

Potentiels totalitaires et cultures démocratiques

Thibault Scohier, critique culturel, rédacteur chez Politique et membre de Culture & Démocratie

Les origines du totalitarisme – Hannah Arendt

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Démocratie et Totalitarisme – Raymond Aron

Kévin Cadou, chercheur (ULB )

La destruction de la raison – Georg Lukács

Roland de Bodt, chercheur et écrivain

Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une notion – Slavoj Žižek

Sébastien Marandon, membre de Culture & Démocratie

« Il faut s’adapter » sur un nouvel impératif politique – Barbara Stiegler

Chloé Vanden Berghe, Chercheuse ULB

Le totalitarisme industriel – Bernard Charbonneau

Morgane Degrijse, chargée de projet à Culture & Démocratie

Tout peut changer: Capitalisme et changement climatique – Naomi Klein

Lola Massinon, sociologue et militante

24/7 – Jonathan Crary

Pierre Hemptinne, directeur de la médiation culturelle à PointCulture, membre de Culture & Démocratie.

Le capitalisme patriarcal – Silvia Federici

Hélène Hiessler

Contre le totalitarisme transhumaniste – Les enseignements philosophiques du sens commun, Michel Weber

Pierre Lorquet

Mille neuf cent quatre-vingt-quatre – George Orwell

Thibault Scohier

La Zone du Dehors / Les Furtifs – Alain Damasio

Thibault Scohier

Pour une actualisation de la notion de totalitarisme

Roland de Bodt