- 
Conférence

Privée, publique, cosmopolitique : trois leçons sur l’hospitalité

Michel Agier
Ethnologue et anthropologue français, Directeur de recherche
à l’Institut de recherche pour le développement et Directeur d’études à l’École
des Hautes Études en Sciences Sociales

02-12-2020

Mon propos fera écho aux deux tables rondes précédentes, en particulier sur l’importance de la mobilisation autour du mot « hospitalité ». J’évoquerai trois dimensions de l’hospitalité : privée, publique et cosmopolitique. J’aimerais aussi, en conclusion, défendre le passage d’un devoir d’hospitalité – si souvent proclamé et beaucoup trop consensuel en apparence pour être vraiment efficace –, à un droit à l’hospitalité, voire un droit de l’hospitalité, selon les propositions d’Étienne Balibar ; et voir ce que ce passage de la faveur au droit pourrait changer parmi nous et pour les migrant·es. Ce droit réintroduirait les migrant·es eux·elles-mêmes dans la réflexion – alors qu’en parlant d’hospitalité nous parlons plutôt de nous-mêmes – et cela donnerait à l’hospitalité une dimension peut-être plus directement politique, posant finalement la question des nouveaux cadres de la citoyenneté, de ses cadres cosmopolitiques en particulier.

Avant tout, je voudrais dire en quoi l’anthropologue que je suis, ou le chercheur en sciences sociales plus largement, est concerné, et de quelle manière, par cette question de l’hospitalité. Comment elle s’impose et comment elle m’engage. Ce qui m’a fait m’interroger à la fois sur le rapport que nous avons au monde contemporain, mais surtout sur la façon dont cette question s’est imposée aux intellectuel·les à d’autres époques : pourquoi le philosophe des Lumières Emmanuel Kant a-t-il pensé ce qu’il a appelé « l’hospitalité universelle » en même temps que « la paix perpétuelle », qui l’intéressait en priorité ? Emmanuel Kant a développé une critique de l’époque des Lumières sur son passé et sur la formation du monde dans lequel il vivait, un monde déjà globalisé, formé par les trois siècles précédents et leurs conquêtes coloniales ; la rencontre des Européen·nes avec les peuples des Indes, des Amériques et d’Afrique ; leur domination, leur violence et les massacres dont cette colonisation européenne du monde avait été le théâtre ; mais aussi, les tentatives réelles d’échange et de compréhension réciproques et les métissages de la pensée – comme l’a bien montré Serge Gruzinski – qui ont aussi existé. À cela, la réponse des philosophes des Lumières, d’Emmanuel Kant, ne pouvait être que la recherche de la paix perpétuelle à l’échelle du monde, dans une humanité qui serait une et diverse, d’un bout à l’autre de la planète ; une humanité capable d’éviter la guerre – c’était l’obsession d’Emmanuel Kant –, en faisant triompher la raison, qui seule permettrait de dégager le genre humain « de la situation chaotique qui caractérise les relations entre les États » et de créer « une situation cosmopolitique d’équilibre ». Quand il parlait d’hospitalité, Emmanuel Kant disait : « Il est question ici non pas de philanthropie mais de droit. » Près de deux siècles plus tard, au début du XXe siècle, deux auteurs majeurs ont inspiré les études sociologiques sur le thème du cosmopolitisme urbain : l’Allemand Georg Simmel et l’Américain Robert Ezra Park. Louise Carliern a bien montré comment leurs recherches sur le cosmopolitisme ont émergé en réponse à d’autres maux, ceux qui leur étaient précisément contemporains : le nationalisme allemand pour Georg Simmel – qui s’intéressa à la figure de l’« étranger » libre d’aller et venir, cosmopolite parce que toujours à la frontière extérieure des identités nationales – et la ségrégation raciale états-unienne chez Robert Park, observateur de la ville de Chicago et cherchant des réponses à la désorganisation sociale et morale, dans une réflexion sur « comment refaire communauté – ou des communautés – en ville ». Difficulté de notre planète à faire monde, nationalisme et racisme : à ces maux-là se sont ajoutées, au milieu des années 1990, la montée des xénophobies nationales et déjà, les crises de l’accueil des étranger·ères en Europe, dans un contexte marqué par les déplacements de populations, dus aux grandes crises des Balkans et de l’Afrique des Grands Lacs.

C’est face à cette violence que le philosophe Jacques Derrida est allé relire les Grecs anciens, pour y trouver les sources d’une hospitalité qu’il aurait voulue inconditionnelle, au moment où diverses recherches sociologiques et d’autres essais philosophiques commençaient à traiter de la question des réfugié·es et de leur accueil. Derrida nous offrait, de « l’étranger », une représentation sacrée mais décontextualisée, qui me semble difficilement défendable lorsqu’on mène des enquêtes de terrain sur cette question de l’hospitalité. Pourtant il a bien représenté un autre moment de cette pensée cosmopolite.
Aujourd’hui, en 2015, 2018, 2019, à quel mal contemporain voulons-nous répondre en remettant encore sur le métier la question du cosmopolitisme et son corollaire l’hospitalité ? La mobilité que nous chérissons pour nous-mêmes, la liberté d’aller où bon nous semble est en train de devenir une tragédie mondiale pour des millions de gens ordinaires comme vous et moi, et fatale pour des dizaines de milliers d’autres : plus de 40 000, peut-être 50 000 mort·es aux frontières à l’échelle mondiale depuis 2000 ; depuis 2000 aussi, au moins 35 000 mort·es en Méditerranée. La Méditerranée, le désert mexicain, le Sahara, le golfe du Bengale sont devenus des tombeaux de l’Universel et c’est cela qui doit nous interpeler. Interpeler n’importe quel·le anthropologue qui s’intéresse à l’Universel, n’importe quel·le chercheur·se en sciences sociales et n’importe quel·le citoyen·ne. C’est la preuve physique, morbide, d’un dérèglement anthropologique global. Une partie de l’humanité devient négligeable, oubliable, sacrifiée sans être jamais sacrée – comme le décrit précisément Giorgio Agamben avec le terme de homo sacer – au moment même où, pourtant, la mobilité se fait pour tou·tes plus désirable ou plus indispensable pour échapper aux crises sociales, politiques, climatiques, ou simplement pour travailler, vivre, participer au monde, à la totalité du monde.

Parler de « crise migratoire » est faux, c’est d’une « crise de l’accueil » qu’il s’agit. Mais c’est aussi réduire toute politique à l’urgentisme, au risque de faire plier cet urgentisme devant les stratégies politiciennes qui font et refont régulièrement de « l’étranger » un ennemi, jusqu’au point d’admettre la possibilité pour les citoyen·nes européen·nes de vivre en voisin·es d’une Méditerranée mortifère. Pourtant, l’expérience multiple des migrant·es est appelée à durer, à se développer dans toutes les directions, et la condition d’étranger·ère à s’étendre de plus en plus. Notre monde est et sera de plus en plus mobile et produira de plus en plus d’étranger·ères. Il nous faut donc bien nous saisir de cette question mondiale des migrations et en faire l’objet d’une enquête et d’un débat public. Le cas des femmes et des hommes en migration dans le monde, qui vivent dans des conditions matérielles ou juridique précaires, et qui n’ont pas vraiment choisi leur mobilité mais ont été contraint·es de quitter leur lieu de vie pour des raisons politiques, économiques, environnementales, ne représente encore qu’une minorité rapportée aux 250 millions de personnes recensées comme résidant dans un autre pays que celui de leur naissance. Mais leur part augmente et continuera de le faire selon toutes les prévisions, à la fois comme un effet de la mondialisation – la mondialisation qui ouvre des horizons inespérés, qui donne à voir le monde dans son ensemble, mais qui, aussi, détruit les systèmes locaux les plus fragiles, obligeant les personnes à se déplacer – et aussi à cause des échecs répétés des États-nations, à prendre en charge le présent et l’avenir de la constante mobilité du monde, avec laquelle nous devons faire aujourd’hui.

Le fait vraiment nouveau, ce n’est donc pas la circulation des migrant·es, même s’il y a eu un pic en 2015 en Europe, qui a été sérieusement réduit en 2016, 2017, 2018 – aujourd’hui les chiffres de circulation en Europe sont à peu près les mêmes que ceux de la fin des années 1990. Cela est dû, pour une grande part, aux politiques européennes qui ont favorisé la rétention des étranger·ères à ses frontières extérieures, ou plus loin encore. Mais si l’on observe en détail les sociétés européennes de ces dernières années, ce qu’on voit de vraiment nouveau ce sont des collectifs et des associations qui se sont créées par centaines, des gens qui se sont mobilisés par dizaines ou centaines de milliers pour trouver les solutions que leurs États n’offraient pas aux migrant·es : nourriture, logements, assistance de toute sorte, ils et elles l’ont fait au nom de l’hospitalité. Ce que ce geste d’hospitalité n’a pas trouvé en revanche, c’est un portage politique et donc une visibilité aussi forte que les forces politiques hostiles aux étranger·ères sur la scène politique et médiatique.

Parler de l’hospitalité, c’est donc d’abord pointer un manque, faire une critique des politiques publiques migratoires et d’accueil, inhospitalières. On a parlé d’hospitalité d’abord en parlant d’« inhospitalité », dans les années 1990 comme en 2013, 2014, 2015, et donc en se demandant comment l’hospitalité serait à l’inverse possible. Il y a des discours tels que : « mais puisque vous voulez accueillir les migrant·es, accueillez-les vous-mêmes ! », qui transposent la question de l’accueil, comme question d’État, à l’hospitalité comme une question éthique et individuelle. Critiquer le manque ou la fin de l’hospitalité a été contemporain de la décision de nombreux·ses chercheur·ses et de certaines institutions de mener des enquêtes de terrain sur les pratiques publiques et privées d’accueil et/ou de rejet des migrant·es – c’est de cette façon que j’ai été amené à monter et ensuite à conduire un programme de recherche appelé Babels, qui pendant trois ans a mené des recherches sur les questions de l’accueil et de l’hospitalité en Europe, mais aussi en Turquie et au Liban.

Mais qu’y a-t-il derrière le mot d’« hospitalité » utilisé comme un argument rhétorique, polémique voire politique ? Je vous en propose trois définitions.
Commençons d’abord par celle du dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey : « Fait de recevoir, loger, nourrir quelqu’un sans contrepartie et, par extension, bon accueil […] L’hospitalité prend au Moyen Âge le sens d’un hébergement gratuit et d’une attitude charitable incarnée par l’accueil des indigents, des voyageurs dans les couvents, les hospices et les hôpitaux. » On trouve d’emblée dans cette définition de l’hospitalité les deux premiers sens généralement donnés à ce terme, unanimement valorisés : premièrement, son sens étroit, son sens strict, celui qui unit deux hôtes dans un même domicile, l’« accueillant·e » et l’« accueilli·e », ou l’« hébergeur·se » et l’« hébergé·e » – comme on dit dans les associations aujourd’hui – selon une relation particulière, la relation d’hospitalité, qui s’appelait xenia en grec ancien, d’où découle le terme xenos, qui ne voulait pas dire au départ « l’étranger », mais qui voulait dire « l’hôte, le partenaire de la relation d’hospitalité », avant de devenir plus tard et plus communément « l’étranger ». C’est dans ce cadre qu’elle prend d’abord son sens social, relationnel, lorsqu’une place est faite pour l’hôte, comme un don appelant un contre-don. C’est la définition proposée par l’anthropologue Julian Pitt-Rivers qui, à partir d’enquêtes en Andalousie, a associé l’hospitalité à des pratiques d’honneur et d’échange entre des personnes et, au-delà des personnes, entre leurs communautés. C’était cette « nécessité sociologique de l’échange », disait-il, qui était selon lui « la loi la plus universelle de l’hospitalité ». Donc hospitalité « privée » ou hospitalité au sens strict, mais aussi hospitalité au sens large que l’on dit parfois « publique » et qui fait référence aux institutions d’accueil des errant·es, telles qu’elles apparaissent au Moyen Âge, par exemple avec les premiers hospices de la charité et le début des lieux et institutions humanitaires.

Ce qui compte pour notre réflexion, c’est qu’à ce moment-là, l’hospitalité est séparée du cadre privé ou domestique dans lequel s’inscrit son premier sens, son noyau ou sens strict. Elle est détachée des obligations sociales, familiales ou locales ; alors que dans le monde privé, l’hospitalité est souvent une obligation sociale – ce que l’on voit quand on enquête sur l’hospitalité comme une pratique sociale ordinaire dans de nombreuses sociétés et cultures dans le monde –, elle fait partie de ces cycles de don et contre-don. Détachée de ce cadre social, familial, elle prend donc un caractère public, anonyme – on ne connait plus la personne que l’on reçoit –, institutionnel, municipal, éventuellement d’État. Recep Tayyip Erdogan a pu dire que son pays était un pays « hospitalier pour les frères syriens », jusqu’au moment où il a décidé qu’il·elles pouvaient repartir. Dès lors, deux millions et demi de réfugié·es syrien·nes sont confiné·es à la frontière. Ce caractère public de l’hospitalité peut être rattaché au mot « hôpital ». Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère ont proposé de faire renaitre ce mot-là, au sens du lieu de l’hospitalité. Mais ce qui s’est passé historiquement – on peut le situer vers la fin du XIXe siècle et le XXe siècle –, c’est que l’hospitalité dans ce sens-là tend à disparaitre derrière les politiques – les politiques de l’asile, les politiques très conditionnelles du droit d’asile ou les injonctions des politiques migratoires restrictives de l’État-nation, qui soumet le principe d’hospitalité au contrôle des territoires et des frontières nationales.

Au-delà de ces deux significations sociales de l’hospitalité stricto sensu et lato sensu, étroite et élargie, privée et publique, il y a encore une troisième signification – celle à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure –, celle que le philosophe Emmanuel Kant donne à l’hospitalité, un sens politique voire géopolitique et global. « L’hospitalité, dit-il, doit être universelle car elle est associée à une forme politique supérieure, mondiale, celle de la cosmopolitique. […] Seule l’hospitalité rend possible la libre circulation des individus sur la planète. » Le philosophe considère l’hospitalité comme naturelle ou universelle « en vertu du droit de la commune possession de la surface de la Terre sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, les humains ne peuvent se disperser à l’infini mais doivent finalement se supporter les uns à côté des autres, et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel ou tel endroit ». Si Vers la paix perpétuelle d’Emmanuel Kant est considéré comme une utopie ou comme un idéal de diplomatie – on a souvent dit que l’ouvrage était en fait un traité de diplomatie –, la cosmopolitique et l’hospitalité universelle du philosophe, ne trouvent guère d’échos aujourd’hui dans la politique internationale contemporaine. Au contraire, les États utilisent leur contrôle des instances internationales – l’ONU en premier lieu – pour confirmer leur pouvoir de fermeture territoriale et leur vision sécuritaire des circulations à l’échelle globale, comme l’ont montré la conférence intergouvernementale de Marrakech pour un « Pacte Mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières », en décembre 2018, ainsi que les réactions politiques en Europe face à la seule éventualité d’un possible accord global sur ces questions qui commençaient par ce préambule disant que la migration n’était pas en soi négative mais était souhaitable et était une bonne chose.

Donc, l’hospitalité dans la cosmopolitique, c’est mal parti ! Dans le même temps, le principe d’« hospitalité publique » disparait derrière la difficile mise en œuvre, État par État, du droit d’asile et derrière l’échec des tentatives d’un véritable droit international des travailleur·ses migrant·es par exemple – traité qui n’a été signé par aucun des pays du Nord. Enfin, l’hospitalité dans le monde privé, domestique, est depuis longtemps réduite dans les pays européens à l’entourage immédiat, notamment familial. Une efficacité très restreinte donc, autant du fait de la place prise par les institutions de l’État pour assurer, en principe, la prise en charge des étranger·ères et indigent·es, que par la réduction de la taille des familles, des logements et par l’individualisation de la vie sociale, qui a oublié ce qu’était la pratique de l’hospitalité et les lieux de l’hospitalité. L’« hospitalité privée » dans ces conditions est une épreuve, elle demande une mobilisation individuelle et collective très importante, jusqu’à provoquer parmi les accompagnateur·rices associatif·ves, les hébergeur·ses et les hébergé·es, des saturations de divers ordres, burn-out des acteur·rices associatif·ves, surinvestissement des hébergeur·ses, fatigue des familles des hébergé·es, etc. Les hébergeur·ses agissent rarement seul·es, comme s’il fallait remplir le vide social laissé par l’individualisation des modes de vie, la diminution de la taille des familles, parfois l’étroitesse des logements, et enfin par l’absence de communauté immédiatement agissante, autour de soi, et qui permettrait de relier socialement la personne qui accueille et celle qui est accueillie.

On a vu en France, grâce à un inventaire qui a été fait par une plateforme (Sursaut citoyen) que depuis 2015, 1 200 associations se sont développées pour prendre en charge l’aide aux migrant·es, parmi lesquelles 300 étaient spécifiquement dédiées à l’accueil des migrant·es chez les personnes. Partant d’enquêtes antérieures menées en Afrique, notamment sur la condition de l’hospitalité – c’est-à-dire avoir un environnement social, avoir une maison, avoir des langages relationnels qui permettent de penser l’hospitalité comme une pratique ordinaire, qui n’a rien de spécialement exceptionnel, sans que cela n’ait à voir avec le fameux « communautarisme » dont on parle régulièrement dans les médias -, mais aussi partant du fait qu’on est dans un contexte sans ce « commun » dans lequel s’inclut la pratique individuelle de l’hospitalité, je fais l’hypothèse que toutes ces associations, tous ces collectifs, qui sont nés ces dernières années, ont été créés pour refaire de la communauté là où notre histoire des modes de vie en Europe nous a fait, que nous le voulions ou non, individualiser notre vie de famille, notre espace de vie, diminuer, raccourcir, la taille des maisons ou des appartements, obligeant donc que de nombreuses personnes, pratiquement toute une communauté, se mobilisent à chaque fois pour un·e migrant·e à héberger. Et c’est ce qui est intéressant : souvent, on voit qu’il faut dix ou quinze personnes qui se mobilisent pour héberger une personne. C’est à peu près la taille d’un grand lignage en Afrique, où l’accueil et l’hébergement de l’étranger·ère qui passe se fait de manière ordinaire, quotidienne. De fait, ce sont les associations, elles-mêmes parfois regroupées en réseaux, à l’échelle d’une ville par exemple, les collectifs, les militant·es ou encore, mais dans une moindre mesure, quelques plateformes internet – qui ont moins bien fonctionné que les réseaux associatifs, en tout cas en France –, qui finalement établissent le lien et donnent les raisons et les cadres de l’accueil chez soi.

Ces collectifs et ces réseaux font communauté, mais celle-ci est fragile. Selon les responsables des associations, l’un des enjeux majeurs est de ne pas perdre d’hébergeur·ses, de ne pas les épuiser – il est intéressant de voir que l’on utilise les termes d’hébergeur·se et d’hébergé·e, que l’on ne parle plus d’hôtes et d’hôtesses, comme on le fait habituellement dans le langage de l’hospitalité –, de ne pas les perdre parce que ceux·celles-ci peuvent être déçu·es ou inquiet·ètes de la relation qui s’établit avec les hôtes accueilli·es après un premier élan de solidarité, parfois éphémère. À l’inverse, la respectabilité de la personne à accueillir, son équilibre mental, son dynamisme et le besoin où elle se trouve d’être effectivement aidée sont des critères importants, voire des conditions pour son acceptation comme hôte. Dans le même esprit et pour codifier quelque peu une pratique qui semble être souhaitée, mais sans référence à quelque régulation que ce soit, les associations et réseaux encadrant la relation d’hospitalité en proposent des durées minimales et maximales très diverses. C’est comme si on réinventait les lois de l’hospitalité. Florence Dupont dit cela en s’adressant à Derrida lorsqu’elle dit qu’il s’est trompé de traduction : xenos ne voudrait pas dire « l’étranger » mais l’hôte, le partenaire de la relation d’hospitalité. Dans la Grèce antique, la xenia, cette relation d’hospitalité, dure trois jours. Chez les Hazarasn, en Afghanistan, c’est dix jours. Dans la tradition arabe, c’est trois jours aussi. Et chez les Haoussasn, où j’ai mené mes enquêtes en Afrique de l’Ouest, c’est une durée limitée : ça peut être trois jours, dix jours et ça peut être plus. Mais quand c’est plus, on fait toujours comme si c’était trois jours : c’est-à-dire, on maintient la relation asymétrique mais qui devient une relation de domination, qui dure longtemps. Il y a une relation inégale qui s’installe, qui s’inscrit, qui devient une relation de dépendance, parce que celui·celle qui est accueilli·e l’est selon des principes, selon un langage. Chez les Haoussas – qui viennent du Nigeria et circulent au Sud du Nigeria, Bénin, Ghana, Togo, il y a beaucoup de migrant·es et de commerçant·es, qui circulent et qui accueillent régulièrement des étranger·ères –, l’hospitalité a un nom, zumunci ; celui qui accueille a un nom, un titre honorifique : mai karban baki, littéralement « celui qui accueille les étranger·ères ». Mais, celui ou celle qui est accueilli·e a un nom aussi : yaro, qui veut dire « l’enfant ». Quel que soit son âge, s’il·elle est accueilli·e, il·elle est protégé·e par celui ou celle qui l’accueille, on lui donne le nom d’« enfant », de yaro. Cela veut dire que l’on fait toujours comme si la relation d’hospitalité était de trois jours ou de dix jours, même si elle va durer plusieurs mois, un an ou plus, parce que c’est une relation qui reste dans le nœud, qui n’est pas dénouée, qui reste dans l’asymétrie. Et cette asymétrie, nécessairement, elle doit se terminer, et si possible rapidement. Je vois dans nos enquêtes actuelles beaucoup d’associations qui sont encore en train d’imaginer quelle serait la meilleure solution : de quatre à six semaines par accueil pour un total de prise en charge de neuf mois du·de la migrant·e par l’association. Alors on place le·a migrant·e quatre à six semaines chez une autre famille, et ensuite chez une autre, etc. Ou bien, dans une autre association c’est d’un à six mois. Dans une autre, de minimum quatre jours à un mois. Le turnover est important, ce qui rend le dispositif exigeant en termes de personnes mobilisées pour chaque personne accueillie. Il y a donc réinvention des lois de l’hospitalité mais en revenant aux mêmes questions que celles, ancestrales ou d’« ailleurs », et en improvisant des réponses ici.

Ainsi, en Europe, avec les élans de solidarité des habitant·es à l’égard des migrant·es et des réfugié·es en situation précaire, on peut constater diverses formes de retours ou de réinventions de l’hospitalité. Dans ces retours se réinvente aussi le tutorat, le parrainage, qui sont des pratiques qu’on trouve chez les Inuit·es par exemple. Dans les mobilisations contemporaines en Europe, les affects, l’indignation et la critique politique sont entremêlés. On est loin des pratiques rituelles domestiques et ordonnées de l’hospitalité comme forme sociale, essentielle pour l’échange, ou la reproduction sociale en général, de certaines sociétés. Les gestes contemporains d’hospitalité ici en Europe sont explicitement volontaristes et assumés comme des engagements personnels, accompagnés de justifications relatives à la carence de l’État, à la honte ou à l’indignation qu’elle provoque. À la somme des preuves que représente aujourd’hui l’hospitalité s’ajoute la disproportion : chaque hébergement solidaire est une goutte d’eau dans l’océan de la précarité globale des migrations, et la pratique de l’hospitalité privée s’avère elle-même souvent ambiguë, difficile et problématique pour les accueillant·es comme pour les accueilli·es. On atteint vite les limites de taille et d’efficacité sociale de la sphère privée, plus généralement, les limites de l’échelle locale. Mais si l’hospitalité privée a changé, c’est bien d’abord parce que le monde privé a changé et que le geste d’hospitalité est passé de l’évidence sociale de l’hospitalité, confondue avec les formes de la socialité en général, à une attitude volontariste et individuelle, déterminée par un engagement et un investissement émotionnels, éthiques ou politiques.

En se développant et se consolidant, l’hospitalité prendra certainement, ou est en train de prendre, de nouvelles formes et de nouveaux sens, distincts de ce que dit la tradition anthropologique et philosophique, tout en ayant à voir avec elle – parfois on a l’impression que des choses se répètent et parfois on voit des choses nouvelles qui apparaissent. Aujourd’hui, en Europe, elle prend la forme d’une mobilisation sociale qui vient réanimer, revivifier des sociétés plus individualisées qu’autrefois, composées de familles plus restreintes et disposant de moins d’espace, moins de temps et moins de ressources à sacrifier pour des hôtes, qu’il·elles soient proches ou lointain·es. Pour l’hospitalité, il faut de l’espace, du temps et de l’argent et souvent, dans les autres sociétés dont je parle, c’est un gain de statut social d’être celui ou celle qui accueille les étranger·ères, d’avoir un ou deux logements pour les étranger·ères, de recevoir toujours à sa table un·e étranger·ère, d’avoir une pièce à l’entrée de la maison, etc. – c’est associé à un rang social respectable.
Cette situation contemporaine de l’Europe, avec cette mobilisation au nom de l’hospitalité, a mis en évidence un besoin de cadre relationnel pouvant sécuriser, intégrer et donner du sens à la pratique hospitalière individuelle, même si celle-ci est largement vécue comme spontanée, éthique ou inconditionnelle. Il m’est arrivé de dire ce genre de choses devant une assemblée de gens du JRS (Jesuit Refugee Service) qui ont un programme « Welcome » spécialement mobilisé ces dernières années. Une personne m’a dit : « Mais c’est faux, moi j’accueille inconditionnellement. » Cette personne était là dans cette assemblée du JRS, je lui ai répondu : « C’est tellement simple, vous accueillez, inconditionnellement, quelqu’un qui vous a été amené par votre association. » La condition, c’est donc l’association qui la remplit. J’appelle cela des « sphères de confiance ». Dans les modèles traditionnels, la sphère de confiance est celle de la famille, de la famille élargie, des réseaux à partir de la famille élargie. On peut faire chevaucher l’extérieur et l’intérieur grâce à cet élargissement de la famille vers l’extérieur. Chez les Haoussas, le terme que l’on utilise pour décrire cette relation d’hospitalité, zumunci, est un terme très difficile à traduire et la traduction la plus courante adoptée par les anthropologues, et qui m’a paru la plus adaptée, c’est : «  quasi-parenté ». Ce n’est pas de la parenté mais presque, c’est comme de la parenté. Donc, il faut qu’il y ait cette relation. Quand il n’y a plus cela, il faut recréer de la confiance, amana en haoussa : c’est un terme central du fonctionnement de l’hospitalité. Il faut que l’on croie à la confiance pour que cela tourne. Comment fait-on aujourd’hui en Europe, dans des lieux où l’on n’est pas dans des liens lignagers, communautaires, etc., comment fait-on des sphères de confiance ? C’est le tissu associatif qui fournit cette confiance de proche en proche et qui, d’une certaine façon, permet à une personne d’avoir confiance en une autre qu’elle ne connait pas et qu’elle accueille parce qu’elle le fait dans une même sphère de confiance. C’est comme dans les années 1960, 1970, quand en Europe ou en France on accueillait des exilé·es politiques argentin·es, brésilien·nes ou chilien·nes, la sphère de confiance avait été, toujours, tout de suite, politique. C’était une solidarité politique. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus éclaté : cela peut être religieux, ou simplement des réseaux, des cadres de solidarité qui se créent ou qui se développent à cette occasion.

L’hospitalité dans toutes ses pratiques locales, donc domestiques, associatives, communales, est une somme de gestes qui finissent aussi par déranger la politique, même si elles ne sont pas d’abord politiques de la part des gens qui pratiquent l’hospitalité. Elles sont politiques dans le sens où elles dérangent l’imaginaire national, elles passent la frontière, elles disent : « Celui-là ou celle-là est étranger·ère mais il ou elle a le droit d’être chez moi, dans mon intimité. » C’est une mobilisation intime et politique, qui a un caractère de passage de frontières. Ce passage de frontières, ce fait de déranger l’imaginaire national, est le premier aspect politique – même si « on ne fait pas de politique », comme on le dit parfois quand on donne l’hospitalité. Il y a d’autres dimensions politiques et je vais vous suggérer quelques hypothèses.

La mobilisation au nom de l’hospitalité se distingue des formes classiques d’engagement en faveur des personnes migrantes. À l’engagement de militants et militantes syndicalistes, associatif·ves et professionnel·les, issu·es de formations de gauche ou d’organisations religieuses, s’ajoutent désormais des formes d’action plus individuelles, privées, un engagement qu’un sociologue a appelé un « engagement post-it », « au coup par coup », qui n’est pas forcément instable mais occasionnel, de courte durée, répétable selon les circonstances, sans être attaché à une structure associative ou politique quelconque. La politisation des personnes mobilisées pour l’hospitalité recoupe par ailleurs deux grandes orientations bien distinctes : l’une est une prise de position très explicite vis-à-vis de l’État, portant sur l’action des pouvoirs publics, et l’autre est la mise en œuvre, à partir de l’intime, d’un idéal de vie, d’un idéal de fraternité, une philosophie du quotidien, qui compose des mondes perçus comme autonomes, distants et indifférents aux injonctions de l’État. Dans le premier cas, la résistance au rejet des personnes migrantes, n’a pas pour conséquence logique des formes de dissidence politique, l’accueil de ces personnes relevant des catégories légitimes de l’action publique. Les attentes ou les revendications formulées vont ici dans le sens d’une amélioration du dispositif national de l’accueil : on attend de l’État qu’il apporte des solutions. Cette politisation-là est la plus classique et la plus européenne aussi car ce n’est pas dans tous les pays que l’on attend quelque chose de l’État. Au Liban, qui est un pays bien connu pour l’importance de son hospitalité, les Libanais·es n’attendent rien de l’État. Dans de nombreux pays d’Afrique, l’État est plus un encombrement qu’une aide, donc les gens n’attendent rien spécialement de lui. Ici, on attend une amélioration du dispositif national d’accueil, c’est la première forme politique qui est associée à l’hospitalité. Dans le second cas, l’engagement s’inscrit dans une relation de proximité, dans une forme de solidarité locale, comparable à la volonté, par exemple, de relocaliser ou de maitriser ses pratiques de consommation. L’accueil inconditionnel va de pair avec des modes de vie et des principes politiques où l’État n’est pas perçu comme l’acteur central. L’hospitalité s’inscrit donc dans la formation de petites communautés autonomes, la multiplication de petites « Zones à défendre » (ZAD), de petits villages qui se font très accueillants – on en voit beaucoup en France dans certaines régions où l’accueil des étranger·ères, qu’il·elles aient ou non des papiers, fait partie de la même attitude, indifférente aux injonctions de l’État, créant des communautés politiques autonomes. La limite de cette attitude tient à sa vulnérabilité face à la puissance de l’État et de son administration, qui décide, in fine, de la localisation ou du traitement administratif des exilé·es – car c’est quand même l’État qui a le dernier mot. Ce peu de pouvoir face aux décisions politiques et à leurs implications administratives, sociales et économiques, amène parfois les citoyens et les citoyennes à baisser les bras.

Enfin, pour conclure, je vous dirai ma proposition annoncée au début : le changement des sociétés hôtes est important, elles changent beaucoup avec ce sentiment de se sentir face à un devoir d’hospitalité et avec les pratiques d’hospitalité que cela engendre. Pourtant, du point de vue des migrant·es, l’hospitalité reste une faveur, aujourd’hui comme hier ; qui dépendra toujours de la bonne volonté de celle ou celui qui accueille, de sa disponibilité, de ses moyens. Pour celles et ceux qui sont accueilli·es, c’est une relation d’échange asymétrique, où les deux hôtes ne peuvent pas être égaux·ales en même temps – comme on le dit dans la sociologie de l’hospitalité en général – et où l’étranger·ère de passage risque à tout moment d’être réduit·e à son absence de droits, soit par la défaillance de son hôte, soit par l’hostilité d’un État qui, pour une raison ou une autre, voudra le·a chasser du territoire national et sera plus fort, à ce moment-là, que l’individu qui accueille, et même, que l’association qui défend l’individu qui accueille. Du point de vue des migrant·es donc, tout au long des routes et embûches les menant d’un pays à l’autre, ce n’est pas le devoir d’hospitalité qui les sauvera définitivement, c’est un droit à l’hospitalité et donc pour le faire exister, sans doute, un droit de l’hospitalité inscrit dans un cadre cosmopolitique. Passer du devoir des un·es au droit des autres consisterait à transposer l’universalité de l’hospitalité pour laquelle se mobilisent largement les sociétés civiles depuis quelques années, mais sans jamais parvenir à répondre aux insuffisances des politiques, vers une règle de droit, un principe juridique, posant au préalable que tout·e étranger·ère a, au minimum, le droit de ne pas être traité·e en ennemi·e où qu’il·elle aille – pour reprendre les mots du philosophe Emmanuel Kant –, un droit de l’hospitalité en fonction de la cosmopolitique et un droit opposable aux échelles nationales. On peut le prévoir, sur ce sujet comme sur d’autres – notamment sur la question du climat –, les États-nations arrivent et arriveront en dernier : après les sociétés civiles, locales et nationales, après les chercheur·ses, après les organisations internationales et après les premier·ères intéressé·es, les migrant·s eux·elles-mêmes.

Alors, quelle forme cela peut prendre ? Les débats et les mobilisations sont nombreux, importants. Catherine Withol de Wenden, politiste et spécialiste des relations internationales, parle d’un « droit universel à la mobilité ». La juriste Mireille Delmas-Marty parle d’un « principe juridique d’hospitalité ». Étienne Balibar a fait un très beau texte où il défend le droit « de l’hospitalité ». Migreurop (plateforme d’associations qui accompagne la circulation des migrant·es) appelle à la « liberté de circulation ». Toutes ces formulations, et d’autres sans doute, montrent que l’universalité du droit – qui serait la chose à laquelle on croit et qui ferait que l’on peut appliquer le droit, qui serait cosmopolitique et à des échelles locales et nationales – cette universalité du droit n’est pas donnée d’avance, ni de manière absolue : c’est un horizon qui se construit au cœur des conflits. Cet horizon possible renverse le regard sur les étranger·ères, permettant de passer de la faveur au droit. Il s’agirait d’inventer une citoyenneté nomade, c’est-à-dire non pas des droits attachés à des identités, comme le passeport Nansenn ou l’apatridie, mais des droits attachés à une situation de mobilité.

DISCUSSION III

Question du public : Sur cette logique universelle du don et du contre-don, est-ce que les gens qui ont eux-mêmes connu la migration, de façon plus ou moins récente, se sentent en quelque sorte redevables ? Vous expliquez que les sphères intimes ont été bouleversées et que cela reconditionne l’hospitalité en les externalisant vers des actes politiques, vers des associations, etc. Est-ce que les gens qui ont migré récemment n’ont pas conservé des sphères familiales plus anciennes, plus instituées, plus classiques pour ne pas dire plus traditionnelles et donc plus propices à l’exercice de l’hospitalité ?

Michel Agier : La deuxième partie de votre question porte sur un aspect que je n’ai pas évoqué, ou alors en sous-texte. On l’appelle l’hospitalité « diasporique ». Effectivement, un des points d’attache les plus importants, les plus évidents et les plus immédiats pour les gens qui arrivent en Europe, c’est de « profiter » de l’obligation sociale dans laquelle se trouvent des « co-villageois·es » ou des « co-nationaux·ales », susceptibles de les accueillir dans un cycle d’échange où l’on sait que si l’on héberge quelqu’un, il ou elle vous devra quelque chose. Je parlais tantôt des Haoussas dont beaucoup ont migré ou circulé au Ghana et même au Brésil, plus récemment. Dans une petite ville du sud du Brésil, il y a une petite communauté d’Haoussas venant de la ville de Kumasi au Ghana. Il·elles utilisent là-bas le langage que je suis en train de vous évoquer et, par ces cycles d’échanges de dons et contre-dons, il·elles ont pu reconstituer une petite communauté. C’est une des formes très fréquentes et très répandues des réseaux migratoires. La migration des Italien·nes au Brésil a été très importante de ce point de vue, et puis, en France, les Portugais·es ou les Espagnol·es qui venaient souvent des mêmes régions. C’est ce qui correspond à ce phénomène d’hospitalité diasporique.

Dans la première partie de votre question vous avez utilisé le terme « se sentir redevable ». Mais on est dans un cycle de dons et contre-dons beaucoup plus virtuel, moins concret, pratique. On ressent quelque chose, on sent que l’on a bénéficié d’une faveur, d’une certaine forme de relation sociale et on pense que, comme cela nous a fait du bien, cela peut faire du bien à d’autres personnes. Un ami qui est aussi professeur de l’EHESSn, Emmanuel Terray, a été sollicité au moment de l’occupation de l’EHESS par des travailleur·ses sans-papiers il y a quelques années. Il était connu pour sa proximité avec le monde des sans-papiers à Paris, alors la présidence était allée le chercher en lui demandant de l’aider à leur parler. Il s’était adressé non pas aux sans-papiers mais aux enseignant·es et au personnel de l’EHESS : « En Afrique, partout où je suis allé, j’ai été reçu, logé, nourri par n’importe qui dans tous les villages où je suis allé, et maintenant je veux rendre ce que j’ai reçu. » C’est un petit peu le rêve structuraliste que l’on pourrait avoir : le monde fonctionnerait selon un principe d’échange généralisé, comme on le dit en langage anthropologique, qui nous relierait et nous rendrait tou·tes solidaires.

Question du public : Est-ce que, d’une manière culturelle, il y a aussi une dimension spirituelle dans le fait que, quand on accueille, on acte le fait de donner ce que l’on aimerait recevoir ?

Michel Agier : Effectivement, on peut donner ce que l’on a reçu, on peut donner ce dont on se sent redevable et on peut donner ce que l’on aimerait recevoir. C’est le grand cycle de l’échange généralisé puisque justement cela donne confiance, cela nous dit que ce que l’on donne s’inscrit dans un grand système. Si l’on reste dans cette métaphore de ce grand système généralisé, cela nous donnera l’assurance de recevoir ce que l’on a donné.

Question du public : On n’a pas toujours l’espace pour accueillir une personne en migration. Certain·es décident de laisser leur propre chambre aux accueilli·es. Qu’en pensez-vous ?

Michel Agier : Dans les enquêtes que nous avons faites sur Paris, où le cout du foncier est très élevé et les appartements très petits, nous avons en effet rencontré des gens qui donnaient leur chambre aux migrant·es accueilli·es et allaient dormir dans le salon. C’est incompréhensible pour le·a migrant·e : s’il ou elle m’accueille, c’est qu’il·elle a une chambre pour moi, pour l’invité·e. Le maitre ou la maitresse de maison ne donne pas sa chambre à l’étranger·ères. Il·elle donne la chambre de l’étranger·ère. C’est pour cela que je suis personnellement très réservé sur le sens que Derrida a pu donner à « l’inconditionnalité de l’hospitalité ». Des mots qu’il a énoncés sur un plan abstrait ont été pris au sens littéral et concret, c’est-à-dire : « Je donne tout ce que j’ai à l’étranger·ère. » Ce sens absolu attribué à la parole de Derrida ne me semble pas une bonne chose. Au contraire, il faut remettre l’hospitalité dans son cadre sociologique et anthropologique. L’hospitalité est une forme sociale, qu’on a très largement perdue dans le contexte européen, mais que l’on est en train de réinventer et cela nous oblige à modifier notre propre fonctionnement social. C’est ce en quoi la question migratoire et la question de l’hospitalité nous font du bien au sens où ça nous oblige à sortir de cette logique hyper-individualiste, narcissiste, … où nous mène l’ensemble du système économique, social, politique dans lequel nous vivons.

Question du public : Pourriez-vous préciser le cadre de votre enquête sur les organisations citoyennes ? Quel territoire avez-vous étudié ? Avec quel type d’organisation, quel fonctionnement, quel ancrage ?

Michel Agier : Concernant les Haoussas, je m’appuie sur mes terrains ethnographiques plus anciens, quand j’ai fait des séjours de plusieurs années en Afrique. Mais concernant l’enquête sur les pratiques d’hospitalité en France, je m’appuie sur le programme de recherche Babels, qui a été soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche pour la période 2016-2019, et qui regroupe une quarantaine de chercheur·ses et étudiant·es, qui s’est concentré pour une part sur Paris et sur quelques villes et villages en France, et ensuite ponctuellement dans d’autres endroits, comme en Italie, avec un travail sur le fameux village de Riace – un village italien qui s’est mis à revivre grâce à l’arrivée de migrant·es – ; à Copenhague, sur le réseau des « voisin·es accueillant·es » ; ainsi que des enquêtes menées en Turquie et au Liban à Beyrouth. L’essentiel des enquêtes étant des études de cas, ce serait intéressant de faire du quantitatif. Nous n’avons pas mesuré quantitativement l’importance de cette mobilisation. À l’échelle européenne, on sait que cela a été important en France, en
Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Danemark, etc. Il nous reste à évaluer quantitativement ce genre de mobilisations car l’évidence de ces mobilisations est qu’elles paraissent toutes très locales et très particulières. Or, on se rend compte que beaucoup de gens ont fait la même chose depuis 2014, 2015… Aussi, dans le propos, le mot d’hospitalité, de solidarité, les discours sur la migration, tout cela s’est construit en même temps dans tous ces lieux. Pour moi cela représente une forme de mobilisation sociale, de mouvement social mais qui ne se voit pas lui-même comme tel.

1

Louise Carlier, « Les apports de R. E. Park pour une approche sociologique du cosmopolitisme », en ligne sur le site EspaceTemps.net, consulté le 18/11/2019 ( ici ).

2

Peuple d’Afghanistan

3

Peuple du Sahel

4

Le passeport Nansen était entre 1922 et 1945 un document d’identité reconnu par de nombreux états permettant aux réfugié·es apatrides de voyager alors que le régime international des passeports qui avait émergé à la faveur de la Première Guerre mondiale assujettissait les déplacements aux formalités douanières.

5

École des Hautes études en Sciences Sociales