Quand les voix font le mur

Entretien avec Evelyne Dal

25-09-2016

La Belgique compte sur son territoire cinq centres fermés pour étrangers : le Caricole, le 127bis, les centres de Merksplas, Bruges et Vottem. À cela s’ajoutent les maisons de retour, les centres ouverts, les zones de transit dans les différents aéroports etc., qui participent au contrôle des migrant(e)s et à leur enfermement. Getting the Voice Out est un site Internet qui entend faire sortir la voix de ces enfermé(e)s en relayant leurs témoignages sur leurs conditions d’enfermement et d’expulsion. Il témoigne aussi des résistances qu’ils et elles mènent dans ces prisons. À l’origine de cette initiative, Evelyne Dal nous a accueillis chez elle pour un entretien.

Propos recueillis par Maryline le Corre

Comment Getting the Voice Out est-il né?
Evelyne Dal : Depuis plusieurs années, nous luttons contre l’enfermement en général (psychiatrie, prison, etc.) que l’on trouve dans la majorité des cas inutile. Depuis leur création nous luttons aussi – avec d’autres associations, à Liège principalement mais aussi en Flandre – contre les centres fermés. Certains d’entre nous organisaient des blocages de ces centres. En 2011, nous sommes allés bloquer le centre de Merksplas et les Flamands ont eu la bonne idée d’amener une sono et un téléphone et d’afficher le numéro afin que les gens à l’intérieur puissent nous appeler. Puis, avec la sono, nous avons diffusé ces appels à tout le monde. Ça a très bien marché et on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose avec ces témoignages. C’est ainsi qu’est né Getting the Voice Out.

Aujourd’hui le contact avec les détenus, sans papiers ou demandeurs d’asile, se fait-il toujours avec ce genre d’actions ?
Nous n’avons plus fait d’actions, ou en tout cas plus comme ça. Dernièrement, lors du Steenrockn – manifestival annuel organisé par la CRER –, nous avons téléphoné, en direct du podium, à l’un ou l’autre détenu du 127bis. Ça a également très bien marché. Je pense donc que c’est quelque chose à répéter. Encore faut-il que les autorités n’y mettent pas de barrières car, lors de certains rassemblements, ils confisquent leur téléphone aux détenus pour qu’ils ne puissent pas communiquer avec l’extérieur.

Quand les détenus vous contactent, c’est parce qu’ils ont envie ou besoin de témoigner ? Ou bien ont-ils d’autres demandes?
Le premier contact, en général, c’est une demande. C’est tout fait normal, ils sont dans une situation difficile et doivent gérer un grand nombre de questions administratives (avocats, ambassades, expulsions, etc.). On y répond en analysant la situation brièvement, puis on les renvoie vers des associations qui ont pour mission de régler ces problèmes juridiques. Pour les centres fermés, Caricole et 127bis à Bruxelles, nous travaillons principalement avec la CRER ; pour Vottem, c’est surtout le CRACPE – association qui existe depuis le début de ce centre et qui fait de l’aide juridique mais qui dénonce aussi, comme la CRER. Pour Bruges et Merksplas, nous sommes en contact avec le JRS qui lui ne fait que de la visite et du conseil juridique.
La première demande est souvent de cet ordre-là. Ensuite, les détenus nous réclament généralement des recharges téléphoniques pour pouvoir joindre leur famille. C’est là qu’on explique qui l’on est et ce que l’on fait. Certains comprennent, accrochent et téléphonent dès qu’il y a des choses qui les choquent et qu’ils souhaitent dénoncer. D’autres ne donnent plus de nouvelles une fois leurs problèmes juridiques réglés.

Vous lancez des appels pour recueillir des recharges téléphoniques, pour aller à l’aéroport et y empêcher les expulsions, entre autres. Y a-t-il un soutien citoyen véritable?
Par Internet, oui, ça marche bien. Il y a beaucoup de visites sur notre site. Récemment, nous avons fait un appel pour acheter des recharges téléphoniques, car nous avions une énorme demande. Nous avons reçu 300, 400 euros en une semaine, c’est vraiment très bien. Je sens que les gens comprennent, qu’ils sont contre, mais au niveau de l’action, rien ne se passe pour le moment. Ça va peut-être venir…

Les détenus avec lesquels vous êtes en contact sont-ils protégés par ce lien?
Ça ne les protège pas au niveau juridique mais ça les aide. Ils savent qu’il y a des gens dehors qui s’inquiètent de leur situation, ça leur donne du courage. Ils savent aussi que s’ils entament une protestation, on va la relayer aux médias, on va les soutenir. Et ça, ça remonte le moral et ça les aide à réagir.

Le site relate des violences permanentes à l’encontre des détenus, sans papiers ou demandeurs d’asile. Il semble même que les droits de l’Homme soient systématiquement ignorés. Comment tout cela peut-il avoir lieu dans un pays comme la Belgique?
L’Office des étrangers, nous, on appelle ça un « État dans l’État ». Et actuellement, c’est un État vraiment très fasciste et raciste, qui prend ses décisions seul. Il n’y a pas de démocratie là-dedans. Ils interpellent les gens ; ils les enferment; ils les expulsent; ils les mettent sous pression dans les centres fermés pour qu’ils acceptent de se faire expulser. Je ne suis pas juriste, donc je ne sais pas dans quelle mesure ils ont le droit de prendre ces décisions sans aucune réaction des tribunaux, mais depuis toujours ils jouissent d’une réelle impunité.

Si l’on demande dans la rue: « C’est quoi un centre fermé ? », personne ne sait répondre. C’est aussi le but de toutes ces associations : faire connaître cette réalité.

Heureusement, il y a des avocats qui se battent comme des bêtes pour que le droit soit appliqué mais c’est perdu neuf fois sur dix. C’est horrible! Tous les mois, ils peuvent faire une demande de libération pour leurs clients. Ils passent alors chez le juge et neuf fois sur dix, c’est négatif : le juge décide que non, la personne doit rester détenue. Si jamais un jour c’est positif, c’est l’Office des étrangers qui fait appel de la décision et la personne est de nouveau placée quinze jours en centre fermé avant de retourner au tribunal devant un autre juge qui donne à son tour une réponse négative. Ils ne connaissent qu’un mot: « Négatif! »

Le succès du Nimis Groupe au théâtre mais aussi le traitement médiatique permanent de la crise des réfugiés ont-ils un impact sur le quotidien des détenus?
On en parle principalement dans les salons, en Belgique en tout cas. Les migrants quant à eux se sentent encore un peu plus mis à l’écart à cause de cette image négative qui est véhiculée : « Ce sont des menteurs, des profiteurs… » Ils le ressentent, c’est clair. Il y a une dizaine d’années, la politique dans les centres était extrêmement répressive. Puis, ils y a eu une campagne d’« humanisation » des centres. Le but était en fait de faciliter le travail des gardiens par la présence d’assistants sociaux et la mise en place d’activités pour les détenus de façon à ce qu’ils aient une parole quelque part à l’intérieur du centre et qu’il y ait moins d’émeutes, moins d’évasions, moins de grèves de la faim, etc. Ces derniers temps, on s’aperçoit que les gardiens et la direction entrent dans le jeu politico-médiatique en perpétuant l’idée que tous ces gens viendraient profiter du système. Les détenus disent souvent : « On est traités comme des bêtes ! » C’est redevenu, comme il y a dix ans, un régime répressif et maltraitant : « On reçoit une assiette avec du manger, on nous met au cachot pour tout et pour n’importe quoi. » Ce retour est sans doute aussi dû au battage médiatique et aux politiques européennes.

Comment les migrants vivent-ils cet enfermement?
Ils ont l’impression d’être isolés, maltraités, criminalisés – combien de fois n’entend-on pas au téléphone: « Je ne suis pas un criminel et je suis en prison ! » Ils se sentent abandonnés. À l’époque où nous faisions des manifestations ou des blocages en pleine nuit, les détenus étaient vraiment très contents, ça faisait plaisir. À présent il n’y a vraisemblablement plus personne qui ait la force de mettre en place ce genre de choses, il n’y a plus de soutien. La Ligue des droits de l’Homme dit que les centres fermés sont « l’arrière-cour de la démocratie ».
Et de fait, si l’on demande dans la rue: « C’est quoi un centre fermé ? », personne ne sait répondre. C’est aussi le but de toutes ces associations : faire connaître cette réalité, faire savoir qu’il y a des gens qui sont enfermés administrativement et quelque part illégalement, en Europe.

Raciste la Belgique?
Il y a clairement du racisme, oui. C’est un exemple, mais à l’aéroport de Bruxelles, les personnes noires sont automatiquement contrôlées et beaucoup se font arrêter alors qu’elles sont simplement en transit – Bruxelles est un gros aéroport où beaucoup d’avions venant d’Afrique atterrissent. Des gens qui viennent en vacances en France ou vont voir de la famille en Allemagne se font arrêter quand ils passent par Bruxelles. C’est tout à fait illégal !
Par exemple, un Guinéen qui avait des papiers en règle en Espagne s’est fait arrêter et doit être expulsé vers la Guinée, alors qu’il vit depuis quatorze ans en Espagne et qu’il a une carte de séjour valable jusqu’en 2020 ! Le problème, c’est que quand il s’est fait arrêter il avait perdu ses papiers. On veut bien comprendre que l’Office devait alors contrôler ce qu’il disait mais il n’a même pas eu l’occasion d’expliquer sa situation. Il s’est mis en contact avec le consulat d’Espagne qui a attesté qu’il avait bien un titre de séjour. Mais, l’Office des étrangers n’en a pas tenu compte et il doit se faire expulsern.
Autre exemple, une Guinéenne qui travaille dans une banque en Guinée et ne vient donc pas « profiter » de je-ne-sais-quoi, se rend en France pour voir sa sœur qui vit là-bas. Son voyage est considéré comme « douteux », elle se fait arrêter et envoyer au Caricole. Après une semaine de tentatives pour se faire libérer, ses vacances commençaient à être bien entamées, elle a décidé de rentrer en Guinée: merci la Belgique!
Des histoires comme celles-là, il y en a plein, c’est terrible!

Votre objectif c’est la fermeture définitive de ces centres?
Comme beaucoup d’associations, nous sommes pour la liberté de circulation, contre les frontières. Ça ne peut être que positif. Évidemment s’il y avait moins de guerres, ça irait déjà beaucoup mieux, mais n’oublions pas que nous sommes en grande partie responsables de la plupart de ces guerres et famines. Mais si le monde tournait un petit peu plus convenablement, les gens viendraient – car nous aussi on aime bien aller voir ce qui se passe en Afrique ou en Asie – et verraient s’il y a moyen de vivre et puis s’en retourneraient. Ceux qui s’installeraient ici retourneraient régulièrement dans leur pays, y verseraient de l’argent pour la famille qui reste et ça pourrait vraiment très bien tourner. S’il n’y avait pas de frontières les compagnies aériennes n’auraient que des avantages. On le voit bien : dès qu’ils sont régularisés, la première chose que font les exilés, c’est d’aller voir leur famille dans leur pays. Puis ils reviennent et font des allers-retours une ou deux fois par an selon leurs moyens.
Ouvrons les frontières! Nous aussi on voyage et on est bien – même très bien – reçus en général, alors pourquoi pas le contraire?

Le « marché migratoire », une réalité?
Bien sûr, cette répression et ces blocages de frontières rapportent énormément d’argent. Frontex reçoit des subsides et des subsides. Les ONG en profitent elles aussi, c’est leur fonds de commerce. Je ne suis pas tout à fait contre les ONG mais il faut admettre que tout ça les fait fonctionner: s’il n’y avait pas de misère, pas de frontières, s’il n’y avait pas de camps, eh bien ! les ONG feraient faillite. Il y a des gens très bien qui prennent vraiment position sur le plan politique, comme MSF qui refuse encore des subsides européens mais il y a aussi beaucoup d’ONG qui vivent de ces frontières.
Toutes ces barrières, ces militaires, ça coûte très cher. Avec cet argent, si on ouvrait les frontières; si on aidait les gens dans les pays d’origine ou si on leur donnait les moyens de se débrouiller, ça coûterait probablement moins et ça rapporterait plus. Mais tout ce système alimente les multinationales et les firmes privées. À Calais par exemple, il y a beaucoup d’argent en jeu : les Anglais qui financent la construction de barrières, les CRS qui sont sur place, les ONG qui s’impliquent un maximum. C’est vraiment une grosse industrie qui coûte mais qui rapporte aussi énormément d’argent.

www.gettingthevoiceout.org

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https://steenrock.wordpress.com/

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Après un mois d’enfermement, deux tentatives d’expulsion/refoulement, trois comparutions au tribunal reportées à chaque fois pour une demande de libération, ce monsieur a finalement été libéré le 12 juillet 2016 et a pu retrouver ses proches en Espagne, son pays de résidence.