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Dossier

Quel art ? Quel soin ? Quelle expérience ?

Pierre Hemptinne
Directeur de la médiation culturelle à PointCulture et administrateur de Culture & Démocratie

12-05-2018

Au-delà des liens bien connus entre art et diverses thérapies, que signifie envisager l’art comme partie prenante d’une « société qui prend soin » ? Une société au sein de laquelle les institutions culturelles, comme plateformes de médiation entre les citoyens et les formes artistiques, comme lieux de constitution du partage du sensible à partir de ce travail de médiation, pourraient s’appeler « lieux de soins » ?

Repartons du partage entre care et « société du soin », même si départager clairement les deux courants est parfois délicat ! D’un côté, remédier aux maux d’une société et réinjecter un peu d’âme, en s’appuyant sur une critique politique mais sans porter un projet de modification sociale structurelle ; de l’autre une « société du soin » se confrontant à toutes les dimensions de l’économie politique : quel modèle de production, quel système économique pour produire quels biens et services, quelle gouvernance territoriale et mondiale, quelle distribution des richesses… ? La « société du soin » établit que notre système économique épuise la planète, selon un modèle de la croissance et de la production qui engendre, dans le milieu du travail, une grave épidémie sanitaire (burn out) et une vague violente d’exclusion (chômage).
On peut dire qu’aujourd’hui les discours politiques qui entendent remettre de l’éducation artistique à l’école, ou revaloriser les liens de sociabilité dans des lieux comme les bibliothèques, sauvent les meubles d’un modèle dominant en introduisant au quotidien du « care artistique et culturel ». Cette tendance politique s’accompagne souvent de l’injonction faite au secteur socioculturel de produire de la « cohésion sociale ».

Il y a une autre dimension sur laquelle il faudrait s’arrêter plus longuement, et qui est le lien difficile à saisir entre, d’une part, un modèle politique et économique qui se veut hégémonique, naturel, et qui est destructeur, et d’autre part, en dépit même d’une éventuelle opposition consciente à ce système, le fait d’un assentiment massif et tacite qui s’exprime par les modes de consommation et plus particulièrement par l’acceptation de ce qui organise le commerce du sensible, qui passe par nos musiques, nos livres et films préférés, nos expositions événementielles et les formes d’attention que nous réservons à tout cela. Le système en place s’implante et se diffuse comme jamais par nos intérieurs. Nos intimités en sont les agents contributifs.
C’est ce qu’Yves Citton explore de manière détaillée et précise dans Médiarchies où il pointe, notamment, le rôle prédominant des « attracteurs de comportement ». « Nos programmations médiées par ordinateur génèrent des modèles dont la force de reconfiguration de nos réalités et de nos comportements à venir demeure encore largement impensée et impensable. Ces modèles mettent à profit des capacités de saisie, d’enregistrement et de traitement de quantités de données proprement inouïes, pour mettre en circulation, avec des moyens de diffusion également inédits, des attracteurs de comportement dont la prégnance commence à peine à révéler ses effets. »n Cela vise la manière dont les nouvelles technologies sont détournées pour accélérer, renforcer le principe de la croissance et de la production, en le plaçant au cœur de l’intime et de la production de subjectivité, grâce à la recommandation algorithmique. Celle-ci capte et exploite les « régimes attentionnels » des individus – le type d’attention qu’ils portent à tel ou tel objet ou phénomène –, en traçant et enregistrant dans les big data les moindres pratiques culturelles et impulsions consuméristes. Ce qui revient à instaurer un dispositif complexe, difficile à questionner, où, finalement, ce qu’on lit, ce qu’on écoute, ce qu’on regarde, de manière répétitive et dans le circuit compulsif des « like » et du labyrinthe algorithmique vient renforcer un modèle économique destructeur de la vie sur terre !
La gouvernementalité algorithmique ne fonctionne que parce que nous en sommes partie prenante. Nous y consentons parce que nous l’utilisons, nous lui abandonnons quantité d’informations sur nous, et tout cela parce que, globalement, cela nous facilite la vie – pour retrouver une référence, pour choisir un itinéraire sans embouteillage, pour acheter un cadeau correspondant au profil du destinataire, pour choisir un restaurant adapté à nos tendances culinaires, pour découvrir des œuvres qui pourraient nous aider à éprouver des émotions similaires à celles procurées par des expériences artistiques antérieures…

Tout cela repose sur un formidable écosystème technique qui catégorise tout ce qui relève de la vie sensible et cherche à anticiper au mieux les besoins du sensible. Dans l’exposition L’un et l’autre, imaginée par Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, on retrouve la pièce intitulée « The culture of fear : an invention of evil »n. À la manière d’un cabinet de curiosités, mais aussi de rayonnages de bibliothèques ou de marchands de journaux, il a réuni des couvertures de magazines, depuis l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui, où l’on peut voir la construction catégoriale de l’Autre comme figure de peur, de crainte, de rejet. Cette construction de la peur de l’autre apparaît dès lors au centre de l’hégémonie occidentale dans la conduite du monde.
Par rapport à cette catégorisation idéologique qui cultive la crainte pour le différent et l’étranger, il faut mettre en parallèle la catégorisation algorithmique qui, en profondeur, favorise le plaisir pour le même, le semblable, oriente la curiosité vers ce que l’on connaît déjà, ce qu’aiment déjà nos pairs. Ce sont les deux faces d’un même projet. Ce qu’on mesure mal est l’impact de leur mise en place systématique et à grande échelle. « Avec leurs pratiques de programmation et leurs tendances à la prémédiation, les médiarchies numériques ne font qu’accentuer une tendance inhérente à tout gouvernement médiarchique : imposer la reproduction de son pouvoir en entretenant un régime d’anticipation des catégorisations. […] Les médias du XXe siècle ne font qu’exacerber cette tendance. Tout leur effort d’optimisation semble aujourd’hui orienté vers une capacité toujours plus fine à anticiper nos attentes, c’est-à-dire à savoir avant nous ce que nous désirons consommer (lire, voir, écouter, penser, croire), pour nous en proposer l’opportunité et maximiser ainsi leurs profits en ajustant toujours plus précisément leurs recommandations anticipatrices, déclencheuses d’achats précatégorisés. […] Surprendre nos médiarchies consiste donc plus que jamais à mettre des bâtons dans les roues de cette reproduction automatique des catégorisations anticipées. »n
« Surprendre nos médiarchies », en ce sens, correspondrait à la vocation de l’éducation populaire, aux valeurs des politiques culturelles publiques historiquement tournées vers l’esprit critique, et reviendrait à promouvoir tout ce qui échappe à ces catégorisations normalisantes. En matière d’art et de culture, cela signifierait privilégier les expériences esthétiques produites par des œuvres, des projets, des agencements qui échappent à la mise en coupe par la recommandation algorithmique, qui ne rentreraient pas dans ce que les algorithmes peuvent calculer et rendre mesurable.
C’est dans des directions autres que celles du mainstream que des pratiques culturelles dessinent une « société du soin » : en produisant partout et tout le temps des « retards catégoriels », où il redevient possible de penser autrement. « C’est ce que tend […] à faire l’attention esthétique […]. Alors que l’attention standard, celle qui nous guide et nous permet de survivre dans les tâches de notre existence quotidienne, nous a appris à utiliser aussi efficacement que possible les catégories à notre disposition pour identifier aussi rapidement que possible les menaces et les opportunités repérables dans notre environnement sensoriel, l’attention esthétique repose sur […] un “retard de catégorisation”. La visite d’un musée ne consiste pas à passer le plus vite possible d’un tableau à l’autre pour identifier dans quelle catégorie classer chaque œuvre. […] L’attention esthétique commence au moment où l’on suspend l’application des catégories préexistantes et où l’on investit un surplus d’attention dans ce qu’on observe, sans imaginer encore ce qu’on en retiendra, en espérant qu’une forme (et peut-être une catégorie) inédite émergera de ce qu’on regarde sans savoir ce qu’il faut y voir. »n Chaque mot compte dans cette description de l’expérience esthétique comme unité de soin !

L’art comme soin, au sein d’une société de l’anthropocène ou du capitalocène, signifie développer à grande échelle le goût et le désir pour les « retards de catégorisation ». Cela ne concerne pas que nos relations aux esthétiques : ces retards de catégorisation aident aussi à penser sous d’autres angles tous les éléments d’une économie politique, en échappant au programme, notamment, de ce qu’on appelle « l’agenda politique ». « Ce qui dicte ce dont on parle (et donc aussi ce dont on ne parle pas) à chaque instant, parmi tous les problèmes qui pourraient faire l’objet d’un débat public, n’est guère autre chose que l’application de ce mécanisme dans la sphère mass-médiatique : seules les questions qui ont déjà été catégorisées comme des problèmes politiques (taux de croissance du PIB, chômage, dette publique, port d’un voile) sont réputées (par le journalisme) attirer suffisamment d’attention collective pour justifier (dans les décisions desdits journalistes) qu’on continue à en parler. »n
L’exposition L’un et l’autre est un bel exemple d’un désir de prendre soin. D’abord, ce n’est ni la présentation d’un choix abouti d’œuvres finies ni même vraiment une exposition au sens courant. C’est un « laboratoire de recherche ». On n’y vient pas saluer la continuation de choses connues, on vient y faire des expériences qui imposent à toutes sortes de savoirs constitués socialement des « retards de catégorisation ». Le fil conducteur est la puissance coloniale de l’Occident, passée et présente, dépouillée de toute justification civilisatrice mais pure déclaration de guerre démente, paranoïaque, incarnée par Antonin Artaud, dès l’entrée. À travers des objets traditionnels collectés, de l’artisanat reflétant les blessures de la domination, des documents médiatiques comme fil narratif officiel de cette histoire polytraumatique, des créations artistiques contemporaines, des témoignages filmés de réflexions et d’émotions face à tous ces objets anciens, modernes, pauvres, riches, ce « laboratoire transculturel » rend compte d’une civilisation transhistorique de « l’humiliation, du viol et de la torture en tant que crimes de guerre impérialiste », mais aussi de toutes les pratiques, « énigmatiques et polysémiques », ordinaires et extraordinaires, qui élaborent des systèmes de « réparations et de détournements ».
C’est un tel « ensemble hétérogène de points de vue » qui permet de « soigner », c’est ce genre « d’agencement collectif d’énonciation », concept de Félix Guattari, ce genre de « montrage » qui soigne, parce qu’il « démultiplie les regards, les horizons, les critères d’appréciation ». Si l’on visite avec une école une telle exposition-laboratoire, actualisant pleinement le sens d’expérience esthétique, il sera difficile de proposer un dispositif de médiation et un appareil d’interprétation sans dénoncer les biais de l’actuel cours d’histoire. Cela pourrait être la première étape pour déconstruire un modèle économique basé sur l’exploitation destructrice de l’autre. À cet instant, une certaine expérience de l’art (pas l’art en tant que tel) rend possible de se représenter le changement radical de « partage du sensible » comme avènement d’une « société qui prend soin ».

1

Yves Citton, Médiarchies, Seuil, Paris, 2017, p. 225.

2

L’un et l’autre. Un projet de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, Palais de Tokyo, du 16/02 au 13/03/2018. La pièce « The culture of fear : an invention of evil » est de 2013.

3

Yves Citton, op. cit., p.362.

4

Ibid., p. 363.

5

Ibid., p. 362.

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