Quel socle culturel pour changer de société ?

21-02-2024

👂Une lecture à voix haute de ce texte est disponible ici ou via le lecteur en bas de page afin de relayer notre souhait de tisser collectivement des collaborations futures, d’expérimenter notre capacité collective à réparer le monde.

Quel socle culturel pour changer de société ?

Un socle pourrait se définir comme un assemblage de scène et de sol, simultanément un cadre qui indique un lieu d’exposition, et qui interroge et fait exister ce qui y apparait.
« Qui parle ? Qui distribue les rôles ? Qui décide de l’occupation des territoires, de la manière de se déplacer ?n ? » Un socle pour bâtir collectivement et s’orienter vers et contre ce qui vient. Peut-être même faudrait-il écrire « quels socles pour les changements culturels ? », un passage au pluriel afin de signifier non pas la nécessité d’un seul nouveau modèle avec sa connotation d’un moule fixe, reflet d’une vérité qu’il faudrait imiter, mais a contrario le flux et la pluralité, échos de notre époque et de notre association.

Culture & Démocratie – scène, sol et socle – se présente comme un lieu de rencontres, de débats, d’échanges et de multiplicités qui relie des terrains et des pratiques différentes au carrefour des métiers du social (soin, enseignement, santé mentale ou encore prison), de la culture (médiations, droits culturels, acteurs culturels et artistes) et de la politique, c’est à dire des communs à préserver et à changer. Les trente ans de Culture & Démocratie coïncident avec un moment particulier de l’histoire humaine : le dérèglement climatique, la destruction de notre milieu de vie sont les conséquences d’une civilisation matérialiste qui a bafoué les droits humains, méprisé les principes démocratiques entre peuples et systématisé les inégalités économiques et sociales entre citoyen·nes, moteur de la compétitivité et de la croissance. Faire face aux défis que cette catastrophe pose à l’humanité implique de sortir du capitalisme en imaginant un autre modèle culturel tourné vers des pratiques démocratiques plus inclusives, permanentes, plurielles.

Notre association s’appuie sur (ou contre) la croyance partagée du nécessaire et indéfectible tissage entre les cultures et les démocraties. Qui prend part ? Selon quels grands partages et quelles modalités de participation afin de tendre vers quels horizons ? Or, cette foi, dans un lien intrinsèque entre culture et démocratie ou pour le dire autrement dans l’effectivité des droits culturels pour la vie démocratique, est attaquée, pour ne pas dire remise en cause aujourd’hui. C’est ce que reconnait explicitement notre Conseil d’administration quand il écrit : « Oui, on a cru que plus de culture endiguerait les idées rances. […] il faut néanmoins rester lucide : cette diffusion a un poids relatif face à l’omniprésence dans les médias des discours anti-migrant·es, des fantasmes identitaires largement relayés, face au marketing du consumérisme individualisant et son industrie des loisirs qui délite de plus en plus les solidarités, en enfermant les un·es et les autres dans leurs recommandations algorithmiques. »

Notre époque semble se caractériser par les montées concomitantes de la température, des murs qui barricadent, excluent et figent les identités, des extrémismes et des intolérances qui se cristallisent dans la multiplication des conflits et la baisse inversement proportionnelle des solidarités, de l’accueil et du sensible.

Dans ce contexte troublé et troublant, le socle de Culture & Démocratie se situe à l’intersection de la culture et du politique. À la fois engagé dans les luttes contre les extrêmes et les autoritarismes et mu, dans le même temps, par la volonté de rejeter les logiques partisanes et les étiquettes politiques. Comment nourrir les divergences solidaires et les dissensus féconds ? Équilibre impossible mais qu’il faut bien tenir si on ne veut pas se noyer dans ces temps consensuels où « consensus veut dire que les données et les solutions des problèmes sont telles que tout le monde doit constater qu’il n’y a rien à discuter et que les gouvernements peuvent anticiper cette constatation qui, allant de soi, n’a même plus besoin d’être faiten ». Une scène multiple donc où coexistent tentatives de sortir de l’anthropocentrisme et du capitalisme extractiviste, écologies du vivant, reconnaissance de nos interdépendances et de la complexité des écosystèmes avec les luttes antiracistes, féministes et décoloniales.

Comment prendre soin de ce qui nous attache et nous réunit tout en étant attentif·ve et en veillant à nos diversités ? Comment défendre le droit de participer à la vie culturelle et démocratique de tou·tes à partir de nos singularités et de nos communautés ? Est-ce possible, viable ? Cette scène – sol – socle de notre association revendique une forme d’instabilité et d’incertitude constituée de nos ambivalences, de nos ambiguïtés et de nos altérités, ressources d’un nouvel universalisme à inventer, universalisme du différent. Cette situation d’inconfort, comme cheminement inévitable vers cet autre universel, est un peu à l’image de ce « Neuf essentiels » transitoire et hybride, constitué d’expériences et d’écritures, de formats et de styles composites, parfois contradictoires, souvent polyphoniques. Ce livre collectif qui parle d’autres livres ressemble à des pistes en forme d’archipels, constituées de sauts, de traversées, d’hésitations prônant une esthétique de la relation. À l’instar d’Édouard Glissant, nous sommes conscient·es de nos tremblements et de nos opacités, préférant l’hétéroclite du Tout-monde à l’uniformisation de la mondialisation : « Les continents rejettent les mélanges [alors que] la pensée de l’archipel permet de dire que ni l’identité de l’individu ni l’identité collective ne sont figées et établies une fois pour toute. Je peux changer dans l’échange avec l’autre sans me renier ou diluer le sentiment que j’ai de moi-mêmen. »

Mondialité des cultures, des écosystèmes, mais aussi des démocraties ? En effet, comment trouver une issue à la crise démocratique de l’Occident, crise de la représentativité et des représentant·es ? Comment imaginer des formes démocratiques plus directes, participatives et délibératives à l’image des conventions citoyennes, moins autoritaires, moins expertes ? Comment échapper à « cette fabrique du consentement des populations et aux décisions prises (exclusivement) par les gouvernements, seuls habilités à saisir les directions de l’évolutionn » ? Ou encore comment lutter contre ce que Rancière nomme « La haine de la démocratie », c’est-à-dire le sentiment de mérite des élites et leur incapacité à imaginer autrement que comme un scandale, des alternatives politiques ? Pensons par exemple au tirage au sort : « Le scandale est là : un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté, leur richesse ou leur science aient à s’incliner devant la loi du sortn. » Comment penser un gouvernement, des participations et des partages fondés sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner ?

C’est peut-être l’un des nœuds de cet ouvrage et l’un des chantiers qui attend notre association : comment défendre et vivre une démocratie plus directe et donner des capacités d’analyse et d’agir face au cloisonnement des pouvoirs, au réductionnisme des expert·es et à l’extractivisme court-termiste des marchés ? Comment faire tenir ensemble, s’appuyer contre et avec : plasticité culturelle, culture de la décision et de la respons(h)abilité, exigences collectives et diversité des expérimentations ? Comment faire émerger (scène) des savoirs et des savoir-faire, des communs de la connaissance afin d’initier d’autres mondialités ? Comment faire constellation, faire avec ensemble, constituer des alliances et des partenariats afin de s’orienter dans ce monde contradictoire, conflictuel et en même temps solidaire et créatif ?

Ce « Neuf essentiels » n’a pas l’ambition d’apporter des solutions à ces multiples problématiques. Il propose plus modestement quelques découpes et explorations thématiques : travail et démocratie, histoires, colonialité et migrations, care et éducation, économie et non marchand, interdépendance et écologie. Il interroge une série de motifs déclinés dans une liste d’ouvrages qui n’a pas la prétention à l’exhaustivité. Il faut le lire et relire davantage comme un sol commun à traduire et contre-traduire collectivement et surtout à expérimenter à travers des pratiques et des terrains, des manières de faire et des façons de vivre. Peut-être même faut-il le considérer comme la matrice incomplète d’un manifeste à venir, un agglomérat hétéroclite à l’image de notre association, tiraillée entre théories et pratiques, identités et métamorphoses ; un manifeste qui invite à collaborer et qui s’interroge trente ans après sa première version, sur ses futures formes et intentions.

D’ailleurs cette postface constitue un appel à tisser collectivement des collaborations futures, avec ces prochaines ratures et coutures, afin de construire un motif-tapisserie qui explore nos attachements à venir, nos « string figures » avec nos prises et nos reprises, nos passes entre différentes mains, styles et postures, et expérimente notre capacité collective à réparer le monde. Appel, donc, à nous rejoindre afin de contribuer à ce maillage, et à créer des groupes de travail pour penser, sentir et pratiquer les cultures et les démocraties de demain.

Culture & Démocratie

Lecture à voix haute par Catherine Vanandruel, membre de Culture & Démocratie et comédienne (Les Clowns à l’hôpital, Les fables rondes)

1

Frédérique Aït Touati, Bruno Latour, Trilogie terrestre, éditions B42, 2022, p. 5.

2

Jacques Rancière, Chronique des temps consensuels, La librairie du XXIe siècle, 2005.

3

Collectif, Mondialité ou les archipels d’Édouard Glissant, Fondation Boghossian, 2017, p. 17.

4

Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe, Démocratie ! Manifeste, Le Bord de l’eau, 2023, p. 59.

5

Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, p. 47.