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Dossier

Quels récits pour maintenir l’histoire en vie ?

Entretien avec Sébastien Foucault et Julie Remacle, fondateur·ices de la compagnie
Que faire ?, metteur en scène et dramaturge de la pièce Reporters de guerre.

17-11-2022

Au début des années 1990, la guerre en ex-Yougoslavie éclate et des journalistes venu·es de toute l’Europe couvrent le conflit. Trente ans plus tard et à l’heure où la guerre frappe de nouveau le sol européen, ce conflit semble avoir été tout à fait effacé de nos mémoires. Dans Reporters de guerre, Sébastien Foucault et Julie Remacle questionnent cette amnésie collective en nous ramenant sur les traces de reportages réalisés par Françoise Wallemacq – journaliste de radio à la RTBF – en Bosnie entre 1991 et 1995. Sur scène la journaliste est accompagnée par Vedrana Božinović – journaliste pendant le siège de Sarajevo, devenue actrice – et Michel Villée – ex-attaché de presse à MSF-Belgique, devenu marionnettiste. En passant d’un récit universel du conflit à celui d’un évènement particulier – le massacre de Tuzla – la pièce interroge la construction des récits journalistiques et l’impact de ceux-ci sur nos subconscients et nos imaginaires. Le journalisme et les œuvres culturelles peuvent-ils modifier nos représentations mentales pour nous aider à résister au chaos et à l’effondrement ?

Propos recueillis par Maryline Le Corre, coordinatrice à Culture & Démocratie

Quelles sont selon vous les possibilités offertes par le théâtre documentaire pour aborder un évènement de sidération collective ?
Sébastien Foucault
 : Le médium théâtral est une petite niche, c’est un outil parmi bien d’autres pour créer des récits structurants, mais c’en est un. Avant le spectacle Hate radio – où j’étais dirigé par Milo Rau et qui aborde le génocide au Rwanda par le prisme de la radio –, pour moi cette idée était assez théorique. Cette expérience m’a donné cette confiance, cette légitimité pour m’emparer de ce type de sujet. J’ai la conviction que l’on peut, d’un petit endroit, à notre petite manière, participer à la construction, la reconstruction, au métissage des imaginaires. Et c’est dans cette perspective-là que ce genre de travaux se situent. Avec Reporters de guerre, beaucoup de spectatrices et de spectateurs nous ont dit à quel point ils et elles étaient sorti·es ébranlé·es, plein·es de questions, fortifié·es moralement aussi. Bien sûr, nous ne pouvons pas mesurer à quel point une œuvre culturelle en particulier peut avoir un impact sur les imaginaires, à quel point cela peut faire office de rempart utile au moment opportun, mais c’est quand même avec cet espoir chevillé au corps et à l’esprit que nous construisons nos pièces.

Les actrices et acteurs de Reporters de guerre ont été réellement témoins du conflit en ex-Yougoslavie. Faut-il avoir vécu l’histoire pour pouvoir la transmettre ?
Julie Remacle :
Oui, on voulait travailler avec des témoins directs, et que ces personnes aient des visions différentes du conflit. Il me semble que c’est bien plus fort que de faire jouer leurs rôles par des comédien·nes.

S.­F. : Psychiquement, ce n’est pas la même chose pour un·e spectateur·ice de savoir que la personne qui va raconter l’histoire l’a vécue, ou si c’est un·e acteur·ice, un·e passeur·se de récits. Mais selon moi ce n’est ni mieux ni moins bien. Une personne qui n’a pas vécu l’histoire peut tout de même la porter en elle. Elle peut la réfléchir, que quelque chose germe en elle, dans son imaginaire, peut-être un garde-fou pour ne pas répéter les mêmes erreurs. Bien que globalement nous répétions effectivement les mêmes erreurs. Mais on se demande toujours si la culture ne pourrait pas être un petit rempart contre la barbarie, la violence, l’égocentrisme que nous portons toutes et tous en nous.

Il est aussi très important de ne pas parler « à la place de » et de créer une sorte de partenariat, pour créer un récit « avec ». Les créateurs occidentaux, principalement des mâles, ont raconté beaucoup les histoires des autres à travers le monde, il y a un rapport de force très écrasant. Il n’y a que peu d’espaces dans les lieux culturels pour que d’autres créateurs et créatrices racontent leurs propres histoires. Vous me direz qu’on est deux personnes blanches occidentales à la tête de cette compagnie. C’est problématique en effet mais doit-on s’empêcher d’aborder cette thématique pour autant ? Nous ne prétendons pas du tout raconter l’histoire de la Bosnie mais plutôt en tirer des choses que nous trouvons exemplaires pour toute la collectivité humaine.

La première partie de la pièce parle du conflit de manière globale, c’est un récit plus journalistique où le studio radio – disposé au milieu de la scène – est central. La seconde partie s’arrête quant à elle sur un évènement, le massacre de Tuzla. Pourquoi était-il important selon vous de proposer ces deux points de vue ?
J.­R.
: Il y a un studio sur scène d’abord parce que nous avons voulu créer un espace sécurisé pour Françoise [Wallemacq] qui n’était jamais montée sur un plateau. On s’est dit qu’on allait la protéger en la replaçant dans son univers habituel. Mais on s’est vite rendu compte qu’elle était à l’aise et qu’elle pouvait aussi sortir de ce studio. Par rapport à l’écriture, il y avait tellement de matière que c’était difficile de définir un cadre. On savait qu’on voulait travailler sur la radio et c’était une belle façon de créer un cadre « podcast » : un « podcast » sur Françoise, un sur Michel [Villé], un sur Vedrana [Božinović], etc. Ça faisait sens à plusieurs niveaux car – comme au Rwanda – la radio était le seul média auquel avaient accès les habitant·es pendant la guerre. Il n’y avait plus d’électricité, mais il y avait des piles et ils et elles parvenaient encore à écouter la radio. C’était vraiment le média dominant.

Bien sûr, nous ne pouvons pas mesurer à quel point une œuvre culturelle en particulier peut avoir un impact sur les imaginaires, à quel point cela peut faire office de rempart utile au moment opportun, mais c’est quand même avec cet espoir chevillé au corps et à l’esprit que nous construisons nos pièces.

S.­F. : Oui, l’utilisation de la radio était une manière de recréer un imaginaire large autour de la guerre et de créer un pacte de légitimité de la part des porteur·ses du récit, sachant que ces dernier·es avaient été témoins. Dans un premier temps, il s’agissait de témoigner de ce qu’il et elles avaient vu. Puis il y a une bascule qui se fait. La question sous-jacente de la pièce est : comment peut-on raconter une expérience traumatique à quelqu’un·e qui ne l’a pas vécue ? Cette recherche résonnait évidemment très fort avec le travail journalistique de Françoise. Quand elle construit un reportage, elle s’attache à raconter l’histoire de personnes qui sont confrontées à des situations extrêmes, mais qui sont finalement des acteur·ices de « seconde zone » et non pas des leader·se politiques, militaires ou culturel·les. Par exemple, elle tend son micro à une cellule familiale aux prises avec la guerre, la violence, le deuil, … Ce sont des choses faciles à comprendre même pour des gens qui sont à des milliers de kilomètres de là. Il y a bien sûr un double jeu là-dedans car les journalistes savent très bien ce qui excite les passions. Et nous ne sommes pas dupes non plus mais on joue le jeu de l’identification pour que ce symbole pragmatique fonctionne. Le but étant de créer des symboles qui marquent l’imaginaire des gens, pour faire rempart. Pourtant ça fait 25 ans que Vedrana témoigne de cela et qu’elle ne voit rien changer. C’est ce qu’elle dit avec la phrase : « C’est le moment où vous devriez pleurer, mais ne vous inquiétez pas : dans cinq minutes, tout sera oublié. » Même si on arrive à toucher le cœur et les tripes, si ça ne fonctionne pas avec l’intellect et le subconscient – qui cadrent, qui mettent des gardes-fou –, on n’atteint jamais son objectif. Il faut à la fois des cadres inconscients et des principes conscients.

La pièce nous renvoie évidemment à l’actuel conflit en Ukraine autour duquel on observe une certaine homogénéisation du récit journalistique. Comment expliquer ces représentations manichéennes ?
S.­F. :
Oui, il y a des parallèles. À la fin des années 1980, en Yougoslavie, on a vu ré-émerger les passions nationalistes qui ont engendré des projets politiques extrêmement violents, excluant, meurtriers. En Bosnie-Herzégovine par exemple, d’un côté, il y avait les nationalistes serbes et croates dont l’objectif était de créer des zones pures sur le plan ethnique (qui ont cherché à atteindre ce but par le meurtre et le viol de masse, par des expulsions forcées, l’extermination, toutes ces choses que nous connaissons maintenant, grâce au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie) et de l’autre côté, le gouvernement bosniaque qui était une tentative imparfaite de démocratie européenne mais qui avait le mérite d’intégrer tou·tes les citoyen·nes du pays, Serbes, Croates ou musulman·nes. Bien sûr, il y avait aussi beaucoup d’exactions de leur côté. Mais les journalistes – qui étaient pour beaucoup très jeunes – étaient frappé·es par la démesure des moyens militaires de l’armée des Serbes de Bosnie qui avait récupéré l’armement de l’armée fédérale yougoslave. Donc sur le plan militaire, c’était David contre Goliath. Les journalistes se sont donc fait, dès le début du conflit, les porte-paroles de quelque chose qui était plus en adéquation avec leurs valeurs. Sauf que tou·tes celles et ceux qui sont resté·es sur place un peu plus longtemps, se sont aperçu·es que ce n’était pas si manichéen. Mais on ne leur donnait pas de temps dans les rédactions pour développer et troubler les imaginaires. À ce moment-là, du côté des Bosnien·nes de l’époque et des journalistes humanistes de l’Europe occidentale, la question était : comment maintenir l’histoire en vie ? Et ça, ils et elles l’ont très bien fait. Quand il y a un conflit qui explose – on l’a vu récemment dans le cadre de la guerre en Ukraine – tout le monde est offusqué, réagit avec beaucoup de générosité, en envoyant des médicaments, de la nourriture, des vêtements, … Mais cette générosité ne dure qu’un temps car l’être humain est ainsi, il réagit à chaud.

Mais que fait-on quand un conflit s’installe sur la durée ? Par exemple, il y a eu beaucoup de changements d’alliances au cours du conflit en ex-Yougoslavie, notamment entre les Croates et les Serbes. Et il y a quelques journalistes qui ont tenté de relayer cela. Mais les rédactions répondaient que c’était illisible, trop compliqué, il fallait rester sur le récit avec d’un côté les méchant·es Serbes et de l’autre les gentil·les Bosnien·nes qui se battent. Pour maintenir l’histoire en vie, il fallait rester sur cette représentation de David contre Goliath.

Une personne qui n’a pas vécu l’histoire peut tout de même la porter en elle. Elle peut la réfléchir, que quelque chose germe en elle, dans son imaginaire, peut-être un garde-fou pour ne pas répéter les mêmes erreurs.

Malgré ces parallèles, pourquoi ce conflit pourtant récent est-il oublié, passé sous silence ?
S.­F. :
L’amnésie ! On est dans un monde qui périme tout. Et c’est une aberration totale d’entendre que la guerre en Ukraine est le premier conflit armé de cette importance sur le sol européen depuis 1945. Alors qu’il y a eu des faits de génocide. Et on a tout oublié ! Il y avait une scène, qui a dû être supprimée au milieu de la pièce, dans laquelle Michel, qui venait de parler de la montée des nationalismes en ex-Yougoslavie, mais aussi d’un feu qui existe aujourd’hui dans les démocraties occidentales, s’indignait de cette amnésie collective. Et Vedrana répondait : « Mais nous aussi, on a tout oublié. En Bosnie, alors que nous sommes empoisonné·es par la guerre et le récit de la guerre, nous votons encore pour des partis nationalistes ! C’est que nous-mêmes, on n’a pas encore fait la connexion entre le nationalisme, le discours incendiaire qui l’accompagne et la guerre. »

J.­R. : C’est aussi, parce qu’à la fin de la guerre, les populations sont restées divisées. Il n’y a pas vraiment eu de paix. Chacun·e a repris ses billes et s’est enfermé·e dans son propre discours, sa propre vision de ce qu’a été la guerre. C’était nous les gentil·les et les autres les méchant·es. Il n’y a jamais eu de grands discours de mémoire, comme l’Allemagne a réussi à le faire après la Seconde Guerre mondiale.

Mais alors qui écoute ? À qui ça profite ?
S.­F. :
Je crois qu’on ne peut rien seul·e mais qu’il peut y avoir des synergies. On s’adresse quand même à un certain type de public, globalement informé, cultivé, à une bourgeoisie, de droite, centriste ou de gauche mais quand même plutôt humaniste, bienveillante et déjà dans un processus réflexif. Mais quand ça travaille en synergie avec d’autres constructeur·ices du récit, il peut y avoir un maillage. Par exemple, en 2013, on a joué Hate Radio au festival d’Avignon et on s’est retrouvé·es en première page du Monde, avec une photo hyper naturaliste – comme le décor – à tel point que ç’aurait pu être l’image d’une page de politique internationale. Et dans l’encart de présentation qui introduisait l’article, il était question de géopolitique et notamment de la responsabilité de la France dans le génocide. Bien sûr il y avait une sorte de critique de la pièce en filigrane, mais c’était plutôt l’article de quelqu’un qui, touché par la pièce, avait été fouiller dans l’affaire du Rwanda et en particulier sur cette question de la responsabilité de la France dans le conflit et ça devenait un article de géopolitique sur le long terme. Ce maillage a permis de toucher de manière plus large les imaginaires.

Ici, grâce à Françoise [Wallemacq], il y a beaucoup de journalistes qui sont venu·es voir la pièce et qui nous disent que c’est une belle manière de penser leur propre métier. C’est intéressant de toucher aussi ce public, cette profession qui est totalement en crise sur la question de la légitimité.

Il y a aussi le projet d’aller à Tuzla et de s’y confronter à un public complètement différent. On voudrait aussi essayer d’inviter la diaspora d’ex-Yougoslavie des villes où nous allons jouer. C’est intéressant parce qu’un public a une énergie, perceptible pour les interprètes mais aussi pour le public lui-même. Quand ce public est composé d’identités multiples, ça change l’empreinte de la foule. Des publics métissés vont créer une communauté de spectateur·ices qui va vivre l’expérience de manière singulière, différente par rapport à un groupe d’abonné·es d’un théâtre institué.

J.­R. : Et puis, il y a aussi les scolaires avec qui ça peut être très intéressant si les jeunes sont bien accompagné·es. Il me semble qu’un spectacle comme celui-là se situe au-delà du cours d’histoire et qu’on devrait davantage travailler sur des choses multidisciplinaires, qui sont beaucoup plus impactantes pour des adolescent·es.

 

Image : © Joanna Lorho

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