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Dossier

Qu’est-ce que la glottophobie ?

Philippe Blanchetn
Professeur de sociolinguistique à l’université Rennes 2

01-01-2018

Philippe Blanchet travaille sur les discriminations dues aux langages.
Il est l’inventeur du concept de glottophobie. Littéralement : peur (phobie) de la langue (glotto). Il a accepté de le présenter brièvement dans cet article.

La glottophobie : discriminations à prétexte linguistique
Il faut commencer par un constat : tous les textes juridiques internationaux de protection des droits humains et de protection contre les discriminations, dont plusieurs ratifiés et donc applicables par la France et la Belgique, considèrent les droits linguistiques comme des droits fondamentaux et l’empêchement d’utiliser sa langue/l’obligation d’en utiliser une autre pour accéder à ses droits comme une discrimination interdite et condamnée. Discriminer, c’est traiter des personnes de façon différente en s’appuyant sur un critère arbitraire, injuste, illégitime, donc parfois illégal. Je prendrai ici surtout l’exemple de la France, qui est mon principal terrain de recherche sur cette question, mais l’analyse est adaptable à la Wallonie, à la Belgique francophone ou à la Flandre néerlandophone, en des termes en partie différents toutefois vu la situation linguistique spécifique de la Belgique.

Depuis 2001, certaines discriminations sont illégales en France : une loi, modifiée trois fois (la dernière en novembre 2016), a établi 23 critères illégaux de traitement différencié. Les discriminations linguistiques n’y figurent que depuis novembre 2016 (et d’une façon qui reste ambiguë). C’est que la glottophobie est, en France, un principe politique institué et central, revendiqué et réaffirmé sans vergogne à la moindre mise en œuvre ou revendication de Droits linguistiques en faveur de personnes s’exprimant dans une autre langue que le français ou dans un français non standardisé. On a alors affaire à des propos d’une violence, d’une ignorance et d’une arrogance rares qui tomberaient sous le coup de la loi et d’une condamnation publique s’ils portaient sur les mêmes personnes en fonction de la couleur de leur peau, de leur sexe ou de leur précarité financière au lieu de leurs pratiques linguistiques. J’en rapporte de nombreux exemples dans mon livre et l’actualité en fournit presque quotidiennementn.
En Belgique, une loi similaire date de 2007, elle a été complétée en 2014 et elle inclut l’interdiction de discrimination à prétexte linguistique mais il semble qu’elle soit mal appliquée sur ce point, si j’en crois les réclamations régulières de création d’une institution dédiée à la lutte contre la glottophobie , entendues outre-Quiévrain.

C’est pour insister sur le fait que la glottophobie, comme la xénophobie, l’homophobie ou l’islamophobie, entre autres, discrimine des personnes et non des langues (qui sont des abstractions et ne sont pas sujets du Droit), de façon arbitraire, injuste, illégitime (et illégale selon le droit international) que j’ai forgé et diffusé ce terme. Il est en effet totalement arbitraire de considérer que telle langue serait supérieure à telle autre ou telle forme linguistique meilleure que telle autre. Nos langues et nos façons de parler sont constitutives de notre humanité, de notre singularité, de notre être au monde et de nos existences collectives : les rejeter, c’est rejeter les personnes elles-mêmes en tant que sujets sociaux et humains dont les langues sont des attributs au même titre que d’autres caractéristiques, physiques, culturelles ou psychiques.

C’est que la glottophobie est, en France, un principe politique institué et central, revendiqué et réaffirmé sans vergogne à la moindre mise en œuvre ou revendication de Droits linguistiques en faveur de personnes s’exprimant dans une autre langue que le français ou dans un français non standardisé.

Une idéologie linguistique qui sacralise une langue au détriment des autres
Il est frappant que l’immense majorité des décideurs politiques et juridiques ignorent totalement les textes internationaux sur ce point et ne voient même pas qu’il s’agit de manquements graves au respect des Droits humains. Une idéologie est un système totalitaire d’explication du monde qui exclut toute alternative et toute discussion. Il relève de la croyance et non de la réflexion. De nombreux chercheurs, de B. Cerquiglini à H. Walter, d’E. Charmeux à J.-M. Klinkenberg, de P. Bourdieu à L.-J. Calvet, analysent en termes de religiosité, à peine métaphoriques, le rapport au français entretenu en France depuis deux siècles et plus largement dans beaucoup de sociétés francophones. Le français est l’objet d’une adoration sans bornes (que j’appelle glottomanie), d’une croyance qui échappe à toute rationalité critique, d’une sacralité dont découlent de nombreux tabous (exprimés sous l’idée globale de « dialectes » ou de « patois » inférieurs à propos d’autres langues et sous le nom global de « faute » à propos de la diversité des pratiques « impures » du français – qui sont parfois rejetées hors de la langue par un « ce n’est pas français »). Dans un tweet récent, une députée disait, de façon très illustrative de cet amalgame, « respecter la France, c’est d’abord respecter sa langue ».
Car l’idéologie nationale française, construite à leur profit par les détenteurs du pouvoir étatique, a fait du français LA langue emblématique d’une certaine conception d’une identité nationale (comme communauté homogène) dans une certaine conception (ethnicisanten) de cette société, et en plus elle n’a retenu qu’un certain français et rejeté les autres (d’autres pays, régionaux, banlieusards, populaires, jeunes, métissés, hors de France, etc.). Elle a posé comme modèle, comme filtre d’accès à la promotion sociale, au pouvoir politique et culturel, voire économique, le français surnormé élaboré par l’Académie française pour distinguer les dominants·e·s (aristocrates et grands bourgeois) et les dominé·e·s (le peuple, les « provinciaux », les paysans, les ouvriers, les étrangers…). Elle a ainsi instauré un deuxième niveau de discrimination : non seulement c’est la langue de certains Français qui a été imposée à d’autres Français ou francophones (et à celles et ceux qui souhaitent le devenir, voir plus bas), mais c’est aussi le français artificiellement standardisé des dominants qui est exigé pour avoir accès au capital symbolique (linguistique, culturel, éducatif, politique et donc souvent aussi économique). Les locuteurs d’autres variétés linguistiques en sont exclus, sauf à renoncer et à se soumettre. L’École a été et reste le levier le plus puissant par lequel les dominants qui tiennent le pouvoir étatique ont imposé leur langue et leur idéologie linguistique, au point d’en convaincre les victimes elles-mêmes, par un processus d’hégémonie, de mise en insécurité linguistique et d’instillation d’une haine de soi.

L’École a été et reste le levier le plus puissant par lequel les dominants qui tiennent le pouvoir étatique ont imposé leur langue et leur idéologie linguistique, au point d’en convaincre les victimes elles-mêmes, par un processus d’hégémonie, de mise en insécurité linguistique et d’instillation d’une haine de soi.

Langues régionales ou immigrées, parlers populaires ou plurilingues, même combat !
Toute forme de glottophobie est indigne et inadmissible. J’ai été frappé de voir à quel point la réception médiatique de grande ampleur de mon livre, tout en contribuant à faire admettre nationalement qu’il y a bien un problème, en a « spontanément » réduit la portée. La plupart des médias en ont retenu le caractère discriminatoire du rejet des « accents » régionaux ou apparentés (québécois, wallons…), voire sociaux (mais beaucoup moins), en français. Très peu ont mentionné la question des autres langues que le français, probablement parce que ça va alors trop loin dans la contestation blasphématoire de la sacralité du français national, qui n’est pas discutable même et surtout du point de vue scientifique, rationnel et éthique, qui est le mien. Affirmer que c’est une politique totalitaire, attentatoire aux Droits humains, discriminatoire et condamnable, que d’interdire aux bretonnant·e·s de s’exprimer en breton en Bretagne, ou aux Wallons en wallon en Wallonie, pour avoir accès à leurs Droits et exercer leur citoyenneté, et de leur imposer de le faire en français (et pas en français de Bretagne ou de
Wallonie), ça reste difficilement audible. L’idéologie rend les gens incapables d’imaginer qu’on puisse vivre et agir ensemble, faire société, en étant plurilingues et sans employer – prétendument – une langue commune strictement normalisée. Et pourtant c’est comme ça que ça fonctionne, de façon officielle ou spontanée, presque partout dans le monde. Et que ça fonctionne bien ou en tout cas pas plus mal, avec en plus le respect de l’éthique des Droits humains. On y respecte les personnes au lieu de respecter une langue.

Non seulement c’est la langue de certains Français qui a été imposée à d’autres Français ou francophones, mais c’est aussi le français artificiellement standardisé des dominants qui est exigé pour avoir accès au capital symbolique.

On l’imagine si difficilement qu’on a encore plus de mal à y inclure des langues venues d’ailleurs, apportées par des personnes dites « immigrées » (par rapport aux déjà là qui descendent toujours d’immigré·e·s plus anciennement arrivé·e·s). Par exemple, la France pose comme condition aux enfants d’apprendre d’abord le français pour avoir ensuite accès à l’éducation ou même aux classes dites « ordinaires ». C’est une discrimination interdite par la Convention des Droits de L’Enfant, ratifiée par la France et… affichée dans toutes les écoles. Il suffirait pourtant de laisser les enseignant·e·s leur parler dans une autre langue s’ils/elles le peuvent, ou leur fournir des aides, ou mettre en œuvre des modalités pédagogiques de coopération plurilingue entre les élèves. Ça se fait dans d’autres pays. Autre exemple : la France pose désormais une condition linguistique (de connaissance du français) pour l’accès à la nationalité française, alors qu’on peut être né français et ne pas être francophone (ça existe encore dans la France d’Outre-Mer ou chez des enfants d’émigrés français à l’étranger). Elle pose même un obstacle linguistique similaire aux couples mariés dont une personne n’est pas française, pour l’autoriser à vivre en France avec son conjoint : la venue, le séjour, la vie commune en France ne sont autorisés que si le conjoint étranger réussit un test de français.
La glottophobie est également exercée dans la vie quotidienne et pas seulement institutionnelle par des personnes à l’encontre d’autres personnes utilisant des formes populaires ou régionales ou non françaises de français : mon livre rapporte de nombreux témoignages de discrimination à l’éducation, à l’emploi, au logement, aux aides sociales, à l’expression publique, sous prétexte que la personne « a un accent » ou « un français bizarre » ou parle « mal » le français. On m’a même rapporté des cas de discrimination dans l’accès aux soins dans un hôpital.
Les promoteurs d’une certaine diversité linguistique ne sont, du reste, pas tous exempts de glottophobie. On voit des enseignant·e·s d’espagnol, d’italien ou d’arabe rejeter les variétés populaires et locales de ces langues parlées par des enfants issus de l’immigration au lieu de valoriser ces ressources déjà là. On voit des militant·e·s nationalistes qui se soucient juste de défendre/promouvoir leur langue, et non pas un principe éthique général de Droits et de non-discrimination linguistiques. Il arrive que des promoteurs d’une langue régionale aient la même idéologie glottophobe appliquée à une autre langue, un autre territoire, voire un autre ethnonationalisme. Il arrive que d’autres hiérarchisent les façons de parler cette langue et rejettent les parlers populaires au profit d’une norme standardisée élaborée et détenue par celles et ceux qui possèdent le capital symbolique (éducatif, culturel…) rendant possible cette domination. Il arrive que, comme pour le français, on élabore une orthographe compliquée, pédante, qui empêche les locuteurs (et surtout ceux et celles des milieux populaires) d’avoir un accès direct, simple, facile à la lecture et à l’écriture de leur propre langue.
Domination, exclusion, discrimination, glottophobie se cachent au détour de toute politique linguistique, de toute politique éducative, de toute politique tout court. Une vigilance de tous les instants, solidement ancrée dans des arguments humanistes, est absolument indispensable pour y substituer un principe d’hospitalité langagière.

 

 

 

 

 

 

1

Auteur de l’ouvrage Discriminations : combattre la glottophobie, Textuel, Paris, 2016.

2

Voir par exemple les réactions aux 3 minutes initiales en langue corse du discours d’installation de la nouvelle assemblée territoriale corse, tenues par son président – élu sur un programme le justifiant – en 2016.

3

Une ethnie est un groupe humain partageant une même langue et une même culture, et qui, parfois, se pense descendant d’ancêtres communs (d’où le mythe du « nos ancêtres les Gaulois » en France).

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