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Le centre d’art et la ville

Questionner l’autorité : regards d’artistes

Younes Baba-Ali, artiste multidisciplinaire,
Jean-Marie Vanoirbeek, policier de la brigade canine de Laeken,
Aleksandra Chaushova, artiste plasticienne,
Eric Corijn, philosophe de la culture et sociologue,
Anna Raimondo, artiste radio,
et Aïda Yancy, activiste queer, antiraciste et féministe au sein notamment de la RainbowHouse,
Modération : Fabrice Kada, producteur radio

12-12-2022

Fabrice Kada : La rencontre va se décliner en deux parties. Nous allons d’abord présenter les démarches singulières des artistes présent·es dans le cadre de l’exposition BXL UNIVERSEL II : multipli.city. Un panel d’artistes cosmopolites qui questionnent, chacun·e à leur manière, le pouvoir et l’autorité. Dans un second temps, nous échangerons autour de la manière de questionner notre rapport à l’autorité et au pouvoir, et plus généralement, autour de la place actuelle des artistes et de la culture dans la ville.
Anna Raimondo, vous êtes une artiste italienne : pourquoi avez-vous choisi de vous installer à Bruxelles pour vivre et pour travailler ?

Anna Raimondo : Comme toutes les choses de la vie, c’est un peu une coïncidence, due à l’amour et aussi au travail. Bruxelles est une ville très propice aux artistes. Moi qui pars des pratiques radiophoniques et sonores, j’ai trouvé à Bruxelles une sorte de paradis, un territoire très accueillant et très complice. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai fini par rester.

Fabrice Kada : Nous allons beaucoup parler du rapport à l’autorité et au pouvoir. Dans vos projets artistiques, vous intervenez régulièrement dans l’espace public : pourquoi investir cet espace ? Pourquoi avez-vous décidé de sortir des lieux d’art ?

Anna Raimondo : Comme je l’évoquais, ma pratique artistique part de la radio. Il y a dix ans, quand je disais que j’étais artiste radiophonique, on me répondait : « Mais tu fais quoi, vraiment ?» Je traitais toujours la radio comme un moyen et un langage dans mon approche artistique. Pour moi, la radio c’est déjà un espace public, un espace de vulnérabilité, de rencontres parfois imprévues avec le public. Il y a vraiment une sorte de parallélisme entre la radio et l’espace public. À la radio on rencontre notre public de manière assez poétique, à travers notre voix, qui est une présence incarnée. Dans l’espace public on a la possibilité d’être présent·e en chair et en os avec notre voix, et donc, d’une certaine manière, de rendre encore plus réelle la rencontre avec le public. Je répète toujours « public », espace « public », parce que je considère que ma pratique est très fort liée à la relation, à la participation, au débat, aux possibles conflits de sens, à la négociation. J’ai un vrai besoin de cette relation toujours active, présente, réelle.

Pour moi, la radio c’est déjà un espace public, un espace de vulnérabilité, de rencontres parfois imprévues.

Fabrice Kada : Selon vous, comment l’autorité et le pouvoir se manifestent-ils dans l’espace public ?

Anna Raimondo : C’est une question très complexe. Je me suis rendu compte que j’essaie – de manière plus ou moins frontale, plus ou moins directe – d’activer des formes transgressives dans l’espace public, comme à la radio ou dans un centre d’art. Je parle de transgression en me référant particulièrement à la définition de Michel Foucault pour qui « la transgression porte la limite jusqu’à la limite de son être ». Il utilise la métaphore assez belle de « l’éclair dans la nuit » qui rend visible, illumine, l’obscurité de la nuit de l’intérieur. En tant qu’artiste, poser et partager des questions avec les publics m’intéresse beaucoup. Souvent les formes sont transgressives, mais elles peuvent l’être de manière assez délicate : je ne recherche pas forcément les grands actes. Par exemple j’essaie de court-circuiter les lieux où ces questions sont posées, ou bien de court-circuiter les contextes dans lesquels certaines personnes ne sont pas censées être écoutées. C’est un peu ça ma position par rapport à l’autorité dans l’espace public : je n’essaie pas forcément de transgresser directement mais plutôt de poser des questions là où je sens que c’est nécessaire.

Fabrice Kada : Vous interpelez directement les spectateur·ices notamment dans le projet, Q(ee)R Codes – Nouvelles frontières BXL 1000, qui est présenté ici dans le cadre de multipli.city. Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots ?

Anna Raimondo : Q(ee)R Codes – Nouvelles frontières BXL 1000 fait partie d’un projet itinérant que j’ai commencé en 2017 dans différents lieux et que j’ai pu réaliser à Bruxelles grâce à l’invitation de La CENTRALE. Il s’agit d’une cartographie du territoire de Bruxelles, et en particulier du centre-ville (Bruxelles 1000), réalisée grâce à la participation d’un groupe de femmes cis, trans et trans non-binaires, qui ont cartographié des lieux qui leur paraissaient significatifs. Ce n’est pas moi qui, en tenant le micro, les dirige vers des lieux que je jugerais accueillants ou hostiles. Je veux vraiment que ce soit la personne qui, avec ses réflexions, avec sa dérive dans la ville, puisse m’amener dans un lieu qui pour elle est significatif. Il s’agit aussi d’évaluer comment on donne de la valeur aux lieux.
À partir de ces lieux significatifs, j’ai réalisé, avec une graphiste qui s’appelle Marzia Dalfini, une cartographie et une série de balades sonores qui permettent aux personnes d’avoir accès à ces récits, ces témoignages, qui sont aussi des invitations à performer, à écouter, à faire, à ressentir des choses dans ces lieux, guidé·es par les participantes au projet. Et pour finir, dans l’espace de La CENTRALE, il y a une série de « sculptures sonores » issues de gestes qui ont surgi lors des interviews. On parle d’espace public, des corps, des genres de ces corps dans l’espace public, on ne pouvait pas passer uniquement par la voix, on avait aussi besoin de la plasticité du corps. Lors des interviews, des gestes qui renvoient à notre relation à l’espace public ont surgi de manière plus ou moins spontanée. Et pour moi ces gestes sont devenus des « codes queer » dans le sens où ils ont le potentiel de nous communiquer beaucoup de choses sans être tout à fait formatés, fermés, schématisés par des codes prédéterminés.

C’est un peu ça ma position par rapport à l’autorité dans l’espace public : je n’essaie pas forcément de transgresser directement mais plutôt de poser des questions là où je sens que c’est nécessaire.

Fabrice Kada : Dans ce projet, vous avez invité une série de femmes. L’une d’elles est ici, Aïda Yancy. Avant de lui donner la parole, Anna Raimondo, pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par femmes cis, trans ou trans non-binaires ?

Anna Raimondo : C’est pour moi une chose très importante. En tant que femme et féministe, je me questionne beaucoup aujourd’hui sur ce que ça signifie, sur ce que ça implique de s’identifier et se définir en tant que femme. Je suis moi-même une femme cisgenre – je suis née biologiquement femme et m’identifie en tant que telle. Mais certaines s’identifient en tant que femmes sans que ce genre leur ait été attribué à la naissance – comme les femmes trans. Il y a aussi des personnes queer, des genres fluides, qui ne veulent pas se positionner ni en tant que femme ni en tant qu’homme – des trans non-binaires. Il y a tout un univers lié au genre qui est très important à mettre en avant quand je propose cette cartographie du territoire, car ce projet est aussi une recherche pour moi en tant que femme, pour me retrouver dans cet univers des femmes. Chaque fois que je parle de femmes et de féminisme je parle toujours d’écosystème : c’est un océan de possibilités qu’il est important de défendre.

Fabrice Kada : Aïda Yancy vous vous définissez également comme femme cisgenre, vous êtes activiste queer, féministe, née ici à Bruxelles. Comment définiriez-vous ces notions, et notamment celle d’activiste queer ?

Aida Yancy : Je n’ai jamais vraiment réfléchi à comment définir le terme « activiste queer ». Je suis d’abord entrée dans les mouvements féministes, mais il se trouve que je suis queer. Je suis une femme, noire, lesbienne, cisgenre, je suis aussi parent, et avec toutes ces facettes j’existe d’une certaine manière dans toutes les sphères de mon existence, à la fois dans l’espace public mais aussi dans la vie privée. On ne choisit pas qui on est et on ne peut jamais dire « tiens aujourd’hui je serai juste noire, et demain je serai juste une femme, et puis après-demain je serai lesbienne » en fonction de qui on croise. Il y a des oppressions mais aussi toute une série de joies qui sont liées à ces identités. Je suis activiste aussi de par ma profession : je travaille à la RainbowHouse. Mon travail consiste notamment à former les gens sur ce que veut dire cis, trans, LGBTQI+ et toutes les autres lettres de l’alphabet, et de mettre en place des espaces plus safe pour les personnes LGBTQI+ issues de la migration ou perçues comme telles.
Tout ça a un lien direct avec la notion d’être dans l’espace public : qui est-ce qu’on y attend ? Où est-ce qu’on les attend ? Comme dirait mon père : qui est la mouche dans le bol de lait ? Qui est surprenant·e à un endroit ou à un autre ?

Il y a toute une série de symboles, notamment à Bruxelles, qui rappellent régulièrement qui a sa place au sein de l’espace public et qui ne l’a pas.

Fabrice Kada : Vous parlez d’espaces, dont l’espace public, qui, selon votre constat, ne sont pas assez sécurisés. Quel est votre rapport à cet espace-là ?

Aida Yancy : Je ne peux pas vraiment dire que l’espace public n’est pas assez sécurisé : un espace vide en tant que tel, n’est pas en lui-même sécurisé ou non. Ce qui fait qu’un espace est plus ou moins safe, c’est qui est dedans, et comment ces personnes interagissent. Mais c’est vrai qu’il y a toute une série de symboles, notamment à Bruxelles, qui rappellent régulièrement qui a sa place au sein de l’espace public et qui ne l’a pas. Ça va de la mère de famille – qu’on attend entre le point A et le point B, entre la crèche, l’école, les courses, la maison, éventuellement dans un parc avec des enfants mais pas posée sur un banc, toute seule avec un livre –, à des personnes queer dans la rue, dans certains quartiers où on ne les attend pas. Il y a certains quartiers où il y a des arcs-en-ciel sur les câbles électriques et donc clairement, à ces endroits-là, on peut potentiellement croiser ces personnes, mais dès qu’on sort du quartier Saint-Jacques : « Que se passe-t-il ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ? »

Fabrice Kada : Vous-mêmes, que vous soyez avec vos enfants, seule ou avec des ami·es, vous voyez votre rapport à l’espace public différemment ?

Aida Yancy : Oui, il est différent. Toutes mes identités rentrent dedans: j’existe en tant que mère, mais en tant que mère noire. Je suis donc aussi perçue d’une manière particulière par rapport à ça. Par exemple, il y a une idée dans nos imaginaires coloniaux qui dit que la femme noire est parfaite pour s’occuper des enfants des autres mais incapable d’éduquer les siens. Et du coup j’ai souvent droit à des conseils de la part d’inconnu·es. En l’occurrence, je suis enceinte, c’est ma troisième grossesse mais je redoute déjà les mois à venir où les gens vont venir me dire comment je dois m’asseoir, ce que je dois faire, comment je dois porter mon bébé, est-ce que je peux ou non l’allaiter dans l’espace public – ça c’est commun à toutes les mères.

Il y a cette statue qui représente les pigeons, alors qu’on attend encore d’avoir des statues de personnes racisées qui ont fait des choses importantes pour la Belgique.

Fabrice Kada : Dans Q(ee)R Codes d’Anna Raimondo, vous avez témoigné de votre rapport plus spécifique à un lieu de la capitale : le monument au Pigeon-Soldat, qui se trouve quai aux Briques. Pourquoi le choix de ce lieu en particulier ?

Aida Yancy : Parce que je trouve cette statue absolument merveilleuse symboliquement. J’ai fait des études d’histoire, pendant lesquelles on a vu des choses parfois très pointues – ma spécialisation, ce sont les vêtements du XVIIIe siècle dans la noblesse bruxelloise. Or le monument au Pigeon-Soldat est revenu dans mon cours lorsqu’on a parlé de la Première Guerre mondiale et de l’impact des animaux dans cette guerre. J’ai eu des heures et des heures de cours sur le rôle des animaux pendant cette guerre. Ce qui est extrêmement intéressant c’est que je n’ai eu aucune heure de cours sur les tirailleurs sénégalais, sur nos forces coloniales qui sont venues en renfort, sur les femmes pendant la Première ou même la Deuxième Guerre mondiale. Mais le pigeon, oui. Le pigeon c’était très important. Bon, il y a derrière cela toute une question de technologie et je ne nie absolument pas l’importance de l’animal à cette période. Mais cette statue est merveilleuse parce que c’est une femme couverte de pigeons, c’est une allégorie de la liberté, on dit merci aux pigeons-soldats. On se rend compte que quand on représente des femmes dans l’espace public, c’est avec cette idée de symbole. Très peu de temps après l’enregistrement de mon récit dans Q(ee)R Codes, on a commencé à beaucoup s’interroger sur les statues à Bruxelles, notamment celles de Léopold II: que faire avec toutes ces statues? Que représentent-elles? Est-ce une question d’histoire? Une question de mémoire? De symboles? (Personnellement je pense: symbole et mémoire – l’histoire on s’en souvient même sans statue, à part peut-être pour le pigeon !)
Et il y a cette statue qui représente les pigeons, alors qu’on attend encore d’avoir des statues de personnes racisées qui ont fait des choses importantes pour la Belgique, qu’on doit encore chercher les personnes queer dans l’espace public, et mêmes les femmes cisgenres hétéros qui ont fait des choses intéressantes. Il y en a trois et ce sont des petits bouts de bustes, une plaque dans une rue, jamais de grande statue comme ça, grandiose, qui ne représente pas quelque chose d’autre qu’elle-même.

La frontière est très poreuse : énormément d’activistes sont des artivistes, énormément d’artistes ont des choses à dire.

Fabrice Kada : Vous vous définissez comme une femme activiste. Ici vous vous insérez dans un projet artistique : quel est selon vous la frontière entre l’activisme et l’art ?

Aida Yancy : La frontière est très poreuse : énormément d’activistes sont des artivistes, énormément d’artistes ont des choses à dire. Pour ma part je suis née dans une famille d’artistes, je suis entourée d’artistes depuis toujours, ma mère est artiste peintre, et je pense que rares sont les artistes qui dessinent juste pour l’esthétique. Et même dessiner juste pour l’esthétique c’est déjà un message politique. Tout se tient la main, et dans nos pratiques activistes, on essaie de sortir du « métro-boulot-dodo » du militantisme qui est complètement destructeur même dans nos propres cercles, on essaie d’être créatif·ves dans nos pratiques. On parle donc d’un seul et même monde, un peu poreux, avec des voiles plus que des frontières.

Fabrice Kada : Je me tourne vers Younes Baba-Ali : vous êtes un artiste originaire du Maroc. Pourquoi avez-vous choisi de vous installer à Bruxelles ?

Younes Baba-Ali : Bruxelles a été pour moi une rencontre assez atypique. Je suis né au Maroc, j’ai grandi et fait mes études en France où je suis arrivé très jeune. J’ai traversé une crise identitaire pendant très longtemps, puis je suis venu un jour à Bruxelles pour une première exposition en tant que jeune artiste, sans avoir une idée précise de ce qu’elle pouvait être. Je me suis retrouvé dans une ville qui m’a surpris, et touché après coup. C’est une ville très complexe, que j’aime beaucoup et que je hais aussi. Je suis toujours dans cette relation d’amour-haine : c’est une ville qui a tellement à donner, mais qui en même temps est très torturée. C’est devenu mon laboratoire de travail. Mon atelier est la ville en soi : je ne travaille pas dans un studio mais auprès de différentes personnes, au sein de différents contextes. Pour moi Bruxelles est un vrai laboratoire socioculturel, économique, je vois son évolution et des fois ça me traumatise, des fois ça me touche.
D’une certaine manière, c’est une ville qui m’a adopté. Et c’est le cas pour beaucoup d’artistes que j’ai rencontré·es ici. Il faut savoir que Bruxelles est un nid incroyable d’artistes. Ça fait un peu plus de dix ans que je suis ici et j’y ai rencontré des artistes du monde entier – même en allant de l’autre côté de la planète je rencontre des artistes qui y sont basé·es ou qui ont un lien avec la ville. C’est devenu une espèce de pôle magnétique humain et culturel. J’ai posé mes valises ici et petit à petit c’est devenu ma base – parce que je suis un grand nomade, j’aime beaucoup voyager: je circule dans le monde et puis je reviens toujours ici me ressourcer ou contribuer d’une manière ou d’une autre.

L’espace public est vraiment mon terreau, mon espace d’expression, c’est là où je me sens le plus à l’aise.

Fabrice Kada : Vous intervenez régulièrement dans l’espace public : pourquoi avez-vous choisi cet espace-là pour vous exprimer ?

Younes Baba-Ali : J’ai grandi dans un contexte culturel français où il y avait un rapport un peu sacralisé à l’art, et j’ai eu une sorte de ras-le-bol, j’ai voulu casser les murs et aller voir ailleurs. C’est en Pologne, où je suis parti pendant mon cursus scolaire et où je me suis retrouvé dans des ateliers de peinture très traditionnels à faire du nu 8 heures par jour, 5 jours sur 7, que j’ai eu un déclic. Et c’est là que j’ai découvert les nouvelles technologies, l’art sonore – que je connaissais déjà mais qui me parlait. C’est comme tout métier : beaucoup font un métier qui ne leur plait pas forcément. Moi j’ai commencé l’art d’une manière qui ne me plaisait pas vraiment, mais j’avais cette image de l’artiste peintre dans son atelier, j’étais peut-être un peu trop conditionné par mon éducation, et puis je me suis rendu compte que la matière est très variable et que l’espace et le contexte sont aussi immenses, comme une planète !
J’ai aussi eu la chance de rencontrer dans mon parcours des professeurs qui ont toujours été un peu borderline dans l’enseignement, qui m’ont toujours tiré vers l’ailleurs – notamment l’espace public et d’autres géographies. Je pense à Frank Bragigand, qui était un de mes enseignant·es à Strasbourg, ou bien Éric Sama à Aix-en-Provence. Tous deux m’ont poussé à aller voir d’autres territoires, à réagir ou à travailler complètement différemment. Et je pense que l’espace public est vraiment mon terreau, mon espace d’expression, c’est là où je me sens le plus à l’aise.

La sirène est devenue l’hymne de Bruxelles, le repère sonore de la ville. Je n’ai jamais entendu autant de sirènes dans une ville à part à New York !

Fabrice Kada : Vos projets présentés ici à La CENTRALE s’inscrivent dans l’espace public et l’interrogent, questionnent l’autorité : est-ce une démarche consciente de votre part ou plutôt un hasard ?

Younes Baba-Ali : C’est conscient bien sûr. Le point de départ du projet Sirens, qui a vu le jour grâce à La CENTRALE et qui mûrit depuis un moment, c’est une recherche que j’avais faite en 2014-2015 et qui s’appelle Brussels background, développée dans le cadre d’une résidence à la Maison d’Art actuel des Chartreux. J’ai besoin régulièrement de faire l’état des lieux de ma situation, de ma position, et j’ai monté ce projet qui questionnait ma position en tant que double-migrant – en tant que franco-marocain immigré en Belgique. J’ai fait tout un travail sur la communauté marocaine, sur les questions d’intégration, économiques, et même d’économie parallèle. Sirens était déjà en moi, un projet prêt à sortir mais pour lequel je n’avais pas encore la capacité ou l’assurance nécessaires. Un artiste a aussi besoin de confiance pour se lancer et aborder certains terrains, et à l’époque je crois que je n’étais pas encore prêt. Je m’étais alors satisfait de pièces vidéos, d’installations encore très ancrées dans un espace d’exposition. Ici avec Sirens, le projet se passe partout sauf dans un espace d’exposition, même si c’est là que le résultat est présenté et partagé avec un public. Tout se passe avec la population bruxelloise, l’espace public, l’autorité.

Fabrice Kada : Ce que vous présentez part d’un élément très caractéristique de l’espace public : la sirène des voitures de police. Pour développer ce projet, vous vous êtes associé avec un policier qui est présent à côté de vous, Jean-Marie Vanoirbeek. Avant de lui laisser la parole, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce symbole de la sirène, et nous parler de votre rencontre à tous les deux ?

Younes Baba-Ali : Depuis que je suis me suis installé ici, la sirène est devenue l’hymne de Bruxelles, le repère sonore de la ville. Je n’ai jamais entendu autant de sirènes dans une ville à part à New York ! C’est un son tellement oppressant et qui conditionne la ville, que l’on se demande pourquoi il est si présent. Pourquoi en tant qu’être humain, je l’associe à Bruxelles ? Même en voyage, quand j’appelle un ami qui est ici, j’entends toujours les sirènes en fond sonore. Pour moi c’est vraiment l’identité de la ville.
Je travaille beaucoup autour du son, de sa puissance, de l’identité et de l’impact du son. Pour moi c’est une arme, quelque chose d’impalpable qu’on ne peut pas éviter, qui nous transperce, et la sirène est un son qui nous conditionne complètement, surtout cette dernière année. Dès qu’on entend une sirène on commence à avoir des tics nerveux, des gestes impulsifs pour se remettre dans la norme – notamment les masques, la distanciation, etc. Le point de départ a été ce son de l’autorité et un clin d’œil à la ville, mais que j’ai voulu aborder d’une manière autre. J’essaie toujours d’apporter un regard un peu décalé, de procéder un peu comme un chercheur, un chimiste, d’extraire des éléments, de les étudier, parfois de les changer de contexte pour voir comment ils réagissent. C’est ce que j’ai fait avec Sirens, qui est un projet en diptyque sur plusieurs années. Les deux premières tentatives ont été deux actions parallèles. La première a été réalisée avec Jean-Marie Vanoirbeek, rencontré un peu par hasard en faisant des recherches sur internet. La deuxième a été réalisée d’une autre manière avec un groupe de jeunes de Bruxelles.

Je voudrais être aussi, à mon niveau, une forme de rassembleur, de constructeur de ponts. J’ai vu que quand on va vers l’autre on apprend beaucoup, on a beaucoup à partager.

Fabrice Kada : Jean-Marie Vanoirbeek, vous êtes connu pour être un policier polyglotte qui fait partie de la brigade canine de Laeken. Comment vous êtes-vous inséré dans ce projet avec Younes Baba-Ali ?

Jean-Marie Vanoirbeek : Je suis toujours ouvert à toute initiative mais je ne m’attendais pas du tout à la proposition de Younes. Je trouve sa démarche artistique tout à fait originale, et je ne pouvais que lui dire oui. Ça a été une très belle rencontre et une belle expérience.

Fabrice Kada : Êtes-vous d’accord avec le constat de Younes Baba-Ali sur la présence dominante des sirènes dans la ville ?

Jean-Marie Vanoirbeek : En toute franchise, moi je ne le ressens pas comme ça. Peut-être parce que c’est moi qui l’actionne ? Mais ça mérite quand même réflexion. Naturellement pour les forces de l’ordre, lorsqu’il y a urgence, on ne peut parfois pas faire autrement que d’en faire usage. Cet usage ne doit pas être abusif mais plutôt contrôlé, et on doit l’arrêter dès que c’est possible. Je suis perplexe quand j’entends Younes, qui est un nomade contrairement à moi, dire que c’est Bruxelles qui tient la première place du podium en matière de sirènes : ça mérite vraiment une sérieuse réflexion quant à l’impact, notamment psychologique, que ça peut avoir sur l’être humain. Lundi, quand je reprends le travail, je vais couper les fils ! Blague à part, il y a quand même des étapes avant la sirène, comme simplement la lumière bleue. Je n’abuse pas de ce pouvoir, mais je veux bien m’atteler aussi à cette étude, je suis curieux de ce qu’elle pourra donner comme résultats, j’y serai très attentif.

J’ai simplement dit Asalam aleikoum, et elles m’ont remercié. J’ai demandé : « Merci pour quoi ? » Parce que j’ai échangé quelques mots dans leur langue ?

Fabrice Kada : Vous êtes un policier particulièrement à l’écoute des habitant·es. Pouvez-vous nous donner votre avis sur la place de l’art dans la ville, et aussi de notre rapport à l’autorité : comment selon vous les habitant·es de Bruxelles perçoivent la police ?

Jean-Marie Vanoirbeek : Je trouve qu’on a une bonne relation avec notre population. Mais effectivement il y a moyen de faire mieux. Devant vous ce n’est pas seulement le policier qui parle mais aussi l’homme, le papa, le concubin. En toute humilité, je voudrais me présenter à vous en tant qu’homme de paix. Je voudrais être aussi, à mon niveau, une forme de rassembleur, de constructeur de ponts. J’ai vu que quand on va vers l’autre on apprend beaucoup, on a beaucoup à partager. Pour moi ce qui est très nocif c’est l’ignorance. Quand on ne connait pas l’autre on a tendance à rester dans son cocon, une forme de peur, d’angoisse s’installe. On a tant de choses à partager, à apprendre de l’autre, on est peut-être très différent·es mais à la fois tellement semblables. Moi je me sens un peu comme un berger avec ses brebis. J’ai vraiment un très bon échange et je reçois énormément en retour : le respect appelle le respect, l’amour appelle l’amour, et c’est surtout l’ignorance qui crée des barrières, des fossés incroyables, et qui crée des partis d’extrême droite, ce que je trouve si dérisoire et si triste en tant qu’être humain. N’ayons pas peur d’aller vers l’autre, de briser ces chaines autour de notre cœur : finalement on ne fait que passer, chaque seconde de notre vie, utilisons-la avec beaucoup de bienveillance, d’humilité.

Fabrice Kada : Une des spécificités de l’exposition multipli.city c’est de montrer la multi-culturalité de la ville, sa richesse culturelle, notamment linguistique. Vous avez une démarche assez singulière par rapport aux langues des habitant·es puisque vous essayez d’apprendre un petit peu de la langue de chacun·e pour pouvoir entrer en relation.

Jean-Marie Vanoirbeek : C’est quelque chose qui est en moi depuis l’enfance. À l’école à Saint-Gilles, la majeure partie de mes ami·es étaient issu·es de l’immigration espagnole. C’est la première langue étrangère que j’ai apprise. Apprendre d’autres langues c’est une façon de m’ouvrir au monde et de voyager. Ayant trois enfants, on partait toujours en vacances dans un camping en Belgique, et c’est seulement quand j’ai eu 52 ans que j’ai pu découvrir d’autres pays. À chaque fois je sens mon visage, mon aura qui change, c’est comme s’il y avait du soleil en moi, c’est vraiment quelque chose de très important pour moi de m’intéresser à l’autre, à ses origines, sa culture. C’est aussi une forme de respect. Chaque langue est une richesse. Je tiens à préciser que je ne suis pas du tout un traducteur, j’ai simplement des connaissances dans certaines langues plus que dans d’autres. Un jour alors que je m’approchais de deux personnes en train de discuter, je me disais qu’elles s’inquiétaient certainement de savoir si j’allais les contrôler. J’ai simplement dit Asalam aleikoum, et elles m’ont remercié. J’ai demandé : « Merci pour quoi ? » Parce que j’ai échangé quelques mots dans leur langue ? J’ai pris conscience qu’on vit beaucoup les un·es à côté des autres mais sans vraiment d’interaction. Me remercier pour si peu de chose, ça m’a attristé… Ça me fait penser : « Mais qu’est-ce qu’on a fait pendant toutes ces années? Est-ce qu’on a appris à se connaitre ? » Je voudrais citer une phrase du groupe corse I Muvrini que j’aime énormément : « Ne fermez pas la porte. » De grâce, ne fermons pas la porte.

J’ai été impressionnée de découvrir une ville où l’on voit encore des traces de l’histoire des siècles passés.

Fabrice Kada : On va ouvrir la porte à Aleksandra Chaushova. Vous êtes née à Sofia en Bulgarie, et vous habitez et vous travaillez ici à Bruxelles. Vous avez découvert la ville lors d’une résidence au Wiels il y a une dizaine d’années et décidé de rester : pourquoi ? Quels aspects de la ville vous ont séduite ?

Aleksandra Chaushova : Je voulais de toute manière quitter la Bulgarie. Je parlais français avant de venir ici, et ça m’a paru convenable comme destination. J’ai été impressionnée de découvrir une ville où l’on voit encore des traces de l’histoire des siècles passés. Sofia c’est différent, c’est une ville qui existe en tant que capitale depuis peut-être un peu moins de 150 ans et dans laquelle on observe un perpétuel effacement, une destruction des bâtiments en fonction du pouvoir qui change. Ça existe partout dans le monde, cette dynamique de nouveau pouvoir qui reprend des places, des lieux symboliques. Mais peut-être qu’à Bruxelles il y a beaucoup plus à détruire selon cette logique, alors c’est plus difficile.

Fabrice Kada : Vous parlez de l’influence du pouvoir sur la ville de Sofia. Dans votre travail vous questionnez régulièrement le pouvoir, l’autorité, la bureaucratie. Pourquoi vous intéresser à cette question du pouvoir ?

Aleksandra Chaushova : Grande question ! Je ne sais pas, c’est ce qui m’intéresse – peut-être est-ce un peu instinctif? Ensuite ça se nourrit également d’intérêts plus théoriques.

Fabrice Kada : Il y a aussi la question de l’Histoire qui est très importante pour vous ?

Aleksandra Chaushova : Oui ce sont deux sujets très étroitement liés à mes yeux. Je travaille souvent avec des archives : je trouve fascinante la question de qui écrit l’Histoire et comment. Qui est l’auteur·ice ? Quelle est l’histoire représentée et comment ?

Fabrice Kada : Vous présentez ici plusieurs œuvres et notamment une dont le point de départ est constitué de cachets. Vous avez rencontré pour cela un fournisseur de cachets de l’Administration bruxelloise. Pouvez-vous nous en parler ?

Aleksandra Chaushova : Il y a en effet encore des commandes publiques pour des cachets. Celui que j’ai rencontré se trouve rue de Laeken. Ce qui me fascine c’est que par la suite, toutes ces choses très objectives, qui passent par des cachets, des documents, des contrats, influencent beaucoup notre vie subjective.

Fabrice Kada : Le cachet est en quelque sorte une métaphore ?

Aleksandra Chaushova : Oui, mais c’est aussi la réalité !

Fabrice Kada : Vous avez la sensation que l’autorité administrative et bureaucratique exerce une grande influence sur chacun·e de nous ?

Aleksandra Chaushova : Je crois que sur vous aussi ! C’est le moment des impôts par exemple.

Fabrice Kada : Certaines personnes réunies ici revendiquent une forme de militance. Vous-même questionnez clairement le pouvoir, l’autorité, mais vous définiriez-vous comme militante pour autant ?

Aleksandra Chaushova : Non en effet. Je crois plutôt à une sorte de choix personnel, de choix de libération personnelle, et je ne veux pas imposer mon idée de liberté aux autres.

Fabrice Kada : Passons maintenant à Eric Corijn. Vous êtes philosophe de la culture, sociologue, entre autres. Pouvez-vous réagir à ce que vous avez entendu lors de ce premier tour de table ?

On parle d’« autorité », moi je préfère parler du politique. La réponse doit venir du politique, de la Cité, la polis. Or à Bruxelles nous avons une autorité faible, voilée, qui ne répond pas. Et si elle répond, elle le fait de façon multiple, parfois contradictoire

Eric Corijn : Je crois que ce qui est visible dans toute l’exposition et dans les réponses qu’on vient d’entendre, c’est le questionnement des frontières. C’est un questionnement urbain par excellence. Tant qu’il n’y a qu’une seule communauté dans une ville ou une société, la mise en commun autour d’un noyau identique ou identitaire commun ne pose pas problème. Ce qui pose problème c’est quand cette communauté est incapable d’intégrer tout le monde. Elle a un manque : les frontières sont mal positionnées. On doit donc interroger ces frontières : pourquoi tout le monde n’est pas dans une communauté ? Pourquoi l’autre ? Pourquoi l’autre et la différence nous interrogent par rapport à nous-mêmes individuellement, par rapport à un groupe social, à la société ?
Je pense que le rôle de l’art et des artistes c’est justement de questionner cela, de poser la question du manque. Je ne pense pas que c’est à l’artiste ou à l’art de répondre au questionnement. On parle d’« autorité », moi je préfère parler du politique. La réponse doit venir du politique, de la Cité, la polis. Or à Bruxelles nous avons une autorité faible, voilée, qui ne répond pas. Et si elle répond, elle le fait de façon multiple, parfois contradictoire parce qu’il y a des autorités: des autorités communautaires et même parfois communautaristes, des autorités territoriales – 19 communes –, la ville même est plus grande que la Région. Et donc l’État, l’autorité légitime, n’est pas capable de répondre. Ce qui d’un côté est avantageux pour la société civile, parce qu’on peut tout faire si on a assez d’hypocrisie par rapport aux autorités, qu’on remplit les formulaires dans la bonne langue et qu’on continue notre itinéraire – une autorité queer, on peut dire –, mais de l’autre côté est négatif parce qu’on n’a jamais de réponse ! Et cela lasse aussi, parce qu’on peut, en art, continuer à interroger, mais si au niveau politique ce n’est jamais pris au sérieux pour en faire quelque chose, c’est un manque de démocratie.
Quand on voit les interrogations soulevées – la bureaucratie, la sirène, etc. –, il semble que l’autorité soit bureaucratique à Bruxelles et pas assez politique. Donc elle ne parle pas. La planification à Bruxelles se fait par les règlements, pas par les débats démocratiques. L’ordre se tient parce qu’il y a le règlement, l’uniforme.
La réponse au « pourquoi ? », c’est « parce qu’on vous le dit. » C’est une façon assez paternaliste de faire, sans instruire, sans débattre. Il y a un grand manque de démocratie – pas parce qu’il y a une dictature mais parce qu’il n’y a pas assez de politique, parce qu’on ne politise pas assez le débat. Heureusement, le manque de démocratie intervient dans une politique faible, ce qui nous laisse beaucoup de liberté. L’exposition et les artistes présent·es ici l’expriment très bien : on continue à poser des questions, très intéressantes et pertinentes, mais sans réponses.

Il y a un grand manque de démocratie – pas parce qu’il y a une dictature mais parce qu’il n’y a pas assez de politique, parce qu’on ne politise pas assez le débat.

Fabrice Kada : Anna Raimondo, quel est le constat que vous faites par rapport à ce que pointe Eric Corijn ? Trouvez-vous que c’est un avantage ou un inconvénient ?

Anna Raimondo : Ce qu’a dit Eric m’a fait penser à une expérience radiophonique très particulière. Il y a quelques années, j’ai travaillé aussi avec la sirène, pas celle de Younes mais celle des océans. Lors de cette recherche, j’ai découvert que Bruxelles était un port. La Senne passait ici – une mémoire complètement refoulée de la ville, un échec de la gentrification. J’ai fait une action place Sainte-Catherine où se trouve une statue d’Anspach, le bourgmestre qui a décidé de combler la Senne. J’ai réalisé que, ironie du sort, la statue qui se trouve sur la plus grande fontaine du centre-ville est dédiée à cet homme qui a « tué» une rivière. Ce qui m’a davantage interpellée est le fait que l’allégorie représentant la Senne voûtée, c’est – naturellement – une femme repliée sur elle-même, encadrée, un visage assez triste. J’ai donc imaginé lui mettre une queue de sirène pour qu’elle puisse sortir du cadre et rejoindre la mer. Je me suis retrouvée à 16h30, par une journée ensoleillée de septembre, à mettre cette queue de sirène à la statue : j’ai pris des bottes en caoutchouc pour entrer dans la fontaine, et la photographe Nayaku qui était avec moi a pris une échelle pour être à la hauteur de la photo. Les gens qui étaient là nous regardaient, nous souriaient. À un moment donné, est passée une voiture de police et je me suis dit : « Noooon, ils vont nous dire quelque chose. » Mais rien, ils nous ont regardées, ils n’ont pas fait signe, ils n’ont rien dit.
Ça remet un peu en cause ce qu’Eric Corijn disait tout à l’heure : je le rejoins sur le constat de manque de démocratie active. Mais je pense que parfois, dans cette « distraction » de l’autorité, pour moi en tant qu’artiste mais aussi en tant que citoyenne, il y a beaucoup plus de place, une certaine porosité. Au début je n’aimais pas du tout Bruxelles – je suis une femme de mer et de soleil. Mais des personnes autour de moi, notamment Younes, me disaient : « Tu vas voir, c’est une ville où les gens sont très actifs, il y a une citoyenneté active, tu vas trouver ta place », et effectivement, aujourd’hui, huit ans plus tard, je peux le constater. Dans ce manque, il y a quand même une participation active et variée des citoyen·nes qui est assez extraordinaire.
Par contre il y a peut-être parfois un manque de communication. On parle de multiculturalité, mais on ne peut pas encore parler de transculturalité. Moi je voudrais une société où l’on puisse à un moment véritablement interconnecter tout ça. Mais j’ai beaucoup d’espoir pour Bruxelles parce que je remarque de plus en plus que les enfants naissent au moins avec deux ou trois langues parlées autour d’eux. Et comme le disait Jean-Marie, avoir plusieurs langues dans la tête c’est une richesse énorme parce que c’est une ouverture vers l’autre. Ça me donne beaucoup d’espoir et ce n’est pas un hasard si j’ai fait naitre mon enfant ici.

Parfois, dans cette « distraction » de l’autorité, pour moi en tant qu’artiste mais aussi en tant que citoyenne, il y a beaucoup plus de place, une certaine porosité.

Eric Corijn : C’est vrai que deux tiers des ménages à Bruxelles parlent plusieurs langues dans l’intimité. Une fois qu’ils doivent envoyer leur enfant à l’école, ils doivent choisir entre l’école néerlandophone ou francophone. Autrement dit, Bruxelles et l’État belge interdisent d’organiser des écoles multilingues. Pourtant, la socialisation de Bruxelles devrait être déjà transcommunautaire, multilingue, multiculturelle. Mais l’État et le communautarisme belge l’interdisent. La contrepartie de cela c’est quand même que les gens restent dans leur communauté. Il y a des frontières, que les artistes interrogent, mais le communautarisme n’aide pas l’urbanité. Qui ira expliquer aux communautés que ce n’est pas une bonne idée ? La communauté flamande ou la française ? À Bruxelles, les communautés sont instituées. La bureaucratie, l’État fait problème. Bruxelles est la seule ville au monde qui a un Ministre-Président à sa tête et pas un bourgmestre. Au niveau de l’imaginaire c’est important, c’est une partie de l’État et non une ville. Et une ville n’est pas un pays. Comparer la Région bruxelloise à la Région flamande ou à la Région wallonne c’est de la foutaise d’un point de vue académique ou de recherche : Bruxelles est une ville, la ville la plus diverse d’Europe, et elle doit exprimer cela. Et pour cela je pense que nous devons avoir des compétences culturelles et artistiques, avoir notre propre imaginaire. C’est à ça d’ailleurs que Bruxelles 2030 doit répondre.
Un questionnement que j’ai par rapport au secteur artistique, c’est que cette liberté, elle est employée pour questionner, questionner, questionner, mais à un certain moment on devra aussi ouvrir le débat sur les réponses – sur la transition climatique, sur la fracture sociale, sur la question multiculturelle qui ne peut pas rester multi –, et là les artistes devront aussi remplir le vide qui est laissé par le politique, et donc se politiser d’une certaine façon, questionner ce manque politique de la ville.

À un certain moment on devra aussi ouvrir le débat sur les réponses – sur la transition climatique, sur la fracture sociale, sur la question multiculturelle qui ne peut pas rester multi –, et là les artistes devront aussi remplir le vide qui est laissé par le politique, et donc se politiser.

Fabrice Kada : Younes Baba-Ali, en tant qu’artiste bruxellois, comment vivez-vous ce constat de vide, ou en tout cas de faiblesse politique notamment au niveau culturel ?

Younes Baba-Ali : Ces différents points de vue résonnent beaucoup en moi. C’est en ce sens que je disais que c’est une ville qu’on peut aimer et détester en même temps, une ville qui donne beaucoup et qui, en même temps, est torturée, une ville qui est extrêmement mal gérée. Je ne parle même pas de politique : étant artiste je ne prends pas position. On pose des questions, encore et encore, mais c’est vrai qu’à un moment donné on a aussi envie d’avoir de vraies réactions, de voir de vrais changements, de vraies reconnaissances de causes.
J’en ai beaucoup parlé avec Jean-Marie. C’est une chance de pouvoir avoir cette proximité, cette intimité avec une personne représentante de l’autorité mais qui est avant tout un être humain à qui je pouvais aussi parler de mes peurs, de mes angoisses, de la ville et de comment elle évolue. C’est une ville qui permet réellement de faire beaucoup de choses. En tant qu’artiste, on ne m’a jamais rien refusé, j’ai toujours pu aller au bout de mes projets, en dialoguant avec les institutions.

Fabrice Kada : Est-ce que ce n’était pas aussi grâce au constat que fait Eric Corijn ?

Younes Baba-Ali : Effectivement, c’est une ville dont les limites sont « flasques », dans le sens où on peut toujours les pousser, les contourner pour arriver à faire des choses. Mais je pense tout de même qu’il faut un peu d’ordre, de structure. L’avantage pour la culture c’est qu’on peut vraiment tout faire, mais est-ce aussi le cas socialement ? J’ai vécu un peu partout dans Bruxelles et j’ai vu des choses qu’on ne verrait même pas dans les pays du tiers-monde. Dans certains quartiers qui sont gérés par des gangs, l’autorité est absente. Cela donne des personnes qui ne savent plus se comporter en société car elles ne sont pas remises à leur place. L’autorité est là mais ne prend pas position, n’agit pas. On en a parlé pendant des heures avec Jean-Marie. Lui voit les choses autrement, de l’intérieur. C’est aussi une question de comment on vit la ville. Moi qui y travaille avec des institutions et des gens différents, qui y circule, je ne parlerais pas de multiculturalité à Bruxelles, plutôt de multicommunautarisme. Il y a différentes cultures mais vivent-elles ensemble ? Ou s’enferment-elles chacune dans leur coin ? S’extrémisent-elles ? C’est une inquiétude pour moi. Cette ville est accueillante et les citoyen·nes doivent le lui rendre un minimum en s’intégrant.
Je regarde du côté de la Région flamande : même si pour un·e Bruxellois·e ça peut paraitre extrême, moi ça me parait normal qu’en arrivant en Flandre on doive apprendre le néerlandais. À Bruxelles, je ne comprends pas qu’il y ait de gens présents depuis plusieurs générations qui ne parlent pas la langue. Ce sont des questions vastes, qui me touchent, sur lesquelles j’ai travaillé.

Moi qui y travaille avec des institutions et des gens différents, qui y circule, je ne parlerais pas de multiculturalité à Bruxelles, plutôt de multicommunautarisme. Il y a différentes cultures mais vivent-elles ensemble ?

Aida Yancy : J’aimerais réagir à plusieurs choses qui ont été dites. Notamment cette idée d’une autorité qui n’est pas vraiment présente. On parle de la police en disant « elle passe et elle ne fait rien ». Le fait de ne pas savoir quelle réaction va avoir l’autorité nous met dans un état de flou. On ne sait jamais à quelle sauce on va être mangé·es. Je trouve aussi très intéressant le travail sur la sirène. Je suis entourée de personnes qui sont complètement traumatisées par ces sirènes de police parce que je fais partie de communautés queer et racisées qui ont subi beaucoup de violences.
Anna, quand tu dis que ce vide laisse de la place aux citoyen·nes pour être actif·ves : oui, mais ils et elles le sont dans leur propre bulle. On se retrouve avec une série de bulles qui ne sont pas comme des bulles de savon qui fusionnent si on les colle l’une à l’autre. Ce sont plutôt des boules de hamster qui parfois se heurtent, parfois se poussent, parfois il y a un trou qui permet à un hamster de changer de boule mais l’un dans l’autre, ce sont beaucoup de boules les unes à côté des autres.
En tant qu’activiste, j’interagis avec différents niveaux politiques. C’est un enfer à Bruxelles car selon ce qu’on veut faire, dans quel domaine particulier, avec quel public,… on doit négocier avec une série de niveaux de pouvoir différents, entre fédéral, régional, communal, communautaire, entre lesquels il y a beaucoup de tensions diplomatiques (attention à ne pas dire « ville » quand on parle de la Région !). Personnellement je vois très fort l’impact du politique sur la vraie vie des gens. Je pense par exemple à la loi trans de 2018 qui permet aux personnes de changer leur genre sur leur carte d’identité. En soi c’est super, mais ça n’a pas suivi au niveau des mutuelles qui sont toujours genrées. Si une personne qui a un utérus met un M sur sa carte, lorsque cette personne a besoin d’un gynéco, elle n’est plus remboursée. On se retrouve donc dans des impossibilités constantes entre bulles.

Vous parliez de communautarisme néerlandophone/francophone, mais généralement, ce n’est pas à ces personnes-là qu’on reproche le communautarisme.

Vous parliez de communautarisme néerlandophone/francophone, mais généralement, ce n’est pas à ces personnes-là qu’on reproche le communautarisme. C’est très compliqué de faire de la place aux différentes communautés dans la communauté principale à Bruxelles. J’ai été brièvement professeure d’histoire, dans une école où j’avais une classe de quinze élèves, dont un seul blanc et tou·tes les autres noir·es et arabes. J’ai parlé de « colonisation ». Colo-quoi ? C’est la raison pour laquelle la moitié d’entre eux·elles sont là, mais ils et elles ne connaissent pas leur histoire. Ces ados sont en complet décrochage : ils et elles arrivent dans des écoles où on n’arrête pas de leur dire : « Vous n’êtes pas chez vous, ce n’est pas votre pays, ce n’est pas votre ville. » Alors qu’en fait, sans les communautés marocaines, notre ville ne tourne pas ! On a fait venir les Marocain·es, les Turc·ques en Belgique. Les Congolais·es sont là parce qu’on a colonisé le Congo. Et tout ça s’est complètement effacé. On est un peu dans une pensée ahistorique.
Aleksandra disait qu’il reste à Bruxelles des traces historiques mais on a quand même une tendance à la « bruxellisation » (c’est même une expression) : on détruit des bâtiments magnifiques pour en mettre d’autres, et on le fait aussi avec notre mémoire. Qu’y a-t-il dans notre cursus scolaire ? Comment sait-on à quelle communauté on appartient ? Dans un tel contexte c’est difficile de ne pas imaginer qu’on finit par retourner vers les gens qui ont des expériences en commun, qui nous connaissent. Il y a des différences extraordinaires d’un quartier, d’une commune à l’autre. Habiter à Jette ce n’est pas habiter à Uccle. Et en tant que personne racisée, c’est plus sain d’habiter à Jette car il y a beaucoup plus de diversité.
Dans nos bulles de hamster, quand on n’est pas une personne qui a plein d’identités, obligée de sauter d’une bulle à l’autre en fonction de ses activités du jour, on ne se rend pas compte à quel point on a une forme de liberté que d’autres n’ont pas du tout. Ce compromis à la belge est apolitique mais il y a plein de murs politiques qui créent une immobilité forcée.

Ce compromis à la belge est apolitique mais il y a plein de murs politiques qui créent une immobilité forcée.

Eric Corijn : Tout cela est vrai, il y a de nombreuses interfaces par rapport auxquelles se positionner. Pour prendre votre exemple de l’histoire : qu’est-ce qui nous interdit de faire un manuel pour ces classes mélangées dont vous parlez? Où sont les profs d’histoire qui réécrivent leur matériel ? C’est aussi un défi artistico-intellectuel. Ce n’est pas le politique qui va le faire. Il faut aussi prendre la responsabilité des libertés bruxelloises. Le questionnement a aussi ses limites. Je ne dis pas qu’on peut réglementer, ou qu’on va réorganiser la police – pour ça il faut un parlement. Mais réécrire les manuels ça fait partie d’un projet intellectuel ou artistique. Organiser des classes transversales – qu’est-ce qui nous interdit d’apprendre aux jeunes molenbeeekois·es qu’ils et elles peuvent aller nager à Woluwé-Saint-Pierre ?
L’art et la recherche doivent se positionner dans la société civile et avoir un rapport et au marché et au politique à partir de cette position. Mais clarifier cette position ne peut pas se faire uniquement « à la marge ». Je pense que le secteur artistique et les artistes, pour la plupart subventionné·es – nombre d’institutions artistiques ont passé assez bien la crise du Covid – se sont aussi un peu installé·es là-dedans. Pas au niveau de l’État, mais entre l’État et notre activité de société il y a beaucoup de choses qui sont de la responsabilité de la société civile. Je pense donc que mettre des projets au centre – par exemple ce nouveau manuel d’histoire – et lutter pour cet imaginaire-là, reconstruire un imaginaire collectif, ça fait partie de notre responsabilité, pas seulement de celles du politique ou de la bureaucratie.
Le rapport de victimisation (« on est victimes d’un manque politique »), est une position confortable aussi. La victime doit pouvoir se décentrer de ses positions pour rentrer dans le débat constructif. Et je pense que ça fait partie de notre responsabilité : écrivons ce manuel ! Il sera temps après de lutter pour qu’il devienne le manuel officiel des écoles. Alors ça devient une lutte politique pertinente. C’est dans ce sens que nous devons prendre nos responsabilités. Si l’interculturel, la transversalité, l’ouverture des bulles n’est pas à l’ordre du jour, c’est parce qu’il n’y a pas assez d’imaginaires transversaux présentés comme alternatives.
La communauté et la société sont des choses différentes en ville. Dans un pays, on essaye de communautariser la société. En France par exemple, on parle de communauté nationale. Bruxelles n’est pas et ne sera jamais un pays. J’ai d’ailleurs écrit à ce propos Une ville n’est pas un paysn. On doit construire une société ensemble, et la culture et l’art doivent cesser d’être seulement artistiques pour devenir sociétaux. C’est le défi que je lance aux artistes et aux intellectuel·les.

 Je pense qu’il n’y a pas assez de propositions qui viennent de la société civile, et qu’à l’inverse il y a trop de demandes de la société civile sur des problèmes spécifiques, sans prise en compte des questions de transversalité, d’équivalence des luttes, sans définition du changement démocratique qu’on propose.

Aleksandra Chaushova : Vous soutenez l’idée que l’artiste doit donner des réponses. Je me demande alors quelle différence vous voyez avec la propagande ? Si on commence à être vraiment très sûr·es de ce qui est bien, est-ce qu’on n’entre pas dans une sorte de propagande ?

Eric Corijn : Proposer des réponses ne veut pas forcément dire être sûr·es de ce qui est bien et en faire campagne – c’est tirer un peu loin ma réflexion. « Quelle est la proposition que vous mettez en débat ? » est une question responsable, qui ne doit pas forcément être une campagne de propagande. Ma demande n’est pas seulement de questionner en laissant la réponse aux autres, mais aussi de proposer quelque chose qui fasse avancer le débat sociétal et – c’est une question de démocratie – de décider à la fin, sans propagande ni prise de pouvoir totalitaire. Je pense qu’il n’y a pas assez de propositions qui viennent de la société civile, et qu’à l’inverse il y a trop de demandes de la société civile sur des problèmes spécifiques, sans prise en compte des questions de transversalité, d’équivalence des luttes, sans définition du changement démocratique qu’on propose.

Fabrice Kada : Si l’idée de faire évoluer les choses passe par la société civile, comment peut-on améliorer ce constat que plusieurs intervenant·es ont fait de l’existence de ces différentes bulles, de ce que Younes appelait le multicommunautarisme ? Comment faire pour que les actions soient un peu plus communes ?

Eric Corijn : Je pense qu’il faut s’autodiscipliner et ne jamais faire les choses seul·e. Le fait que je vienne débattre ici en français, c’est déjà un « autre » : je rentre dans le(s) territoire(s) de l’autre. Et je pense que c’est la première chose à faire. Vous parlez de la communauté francophone comme « la communauté la plus importante de Bruxelles » et elle est encore fortement inspirée par les notions républicaines françaises, et donc foncièrement assimilationniste. On pense qu’en français, tout le monde peut devenir citoyen·ne en faisant un petit effort. Donc multiculturaliser en français. Je pense que le défi pour la communauté française c’est de regarder les différences en son sein. Il y a des différences essentielles mais qui se parlent en français : le français des Marocain·es, celui des Flamand·es francisé·es, celui de la petite bourgeoise bruxelloise, celui des Wallon·nes, etc.
Il faut déconstruire la culture pour montrer qu’une position assimilationiste n’est pas possible et que nous devons construire la réponse ensemble. Il faut déconstruire les répertoires qui se pensent suffisants pour tout le monde, et en même temps contribuer à la construction d’un répertoire pour le futur. Quel répertoire pour exprimer la bruxellitude ? Pour la représenter ? C’est selon moi un défi trop peu présent : tout le monde reste et reproduit à partir de sa bulle la position de l’autre.

Il faut déconstruire la culture pour montrer qu’une position assimilationiste n’est pas possible et que nous devons construire la réponse ensemble. Il faut déconstruire les répertoires qui se pensent suffisants pour tout le monde, et en même temps contribuer à la construction d’un répertoire pour le futur.

Younes Baba-Ali : Sur la question de l’éducation, vous parlez de réapprendre l’histoire et l’autodiscipline. Moi je veux bien y croire mais il y a 180 nationalités différentes dans cette ville. Chacun·e va penser selon sa propre mentalité, son éducation, … C’est une ville qui génère beaucoup de déplacements, des gens qui restent une semaine, qui repartent, d’autres qui sont là depuis trois ans et qui ne parlent pas un mot d’une des langues locales… Je pense que tout ça n’est pas la responsabilité des citoyen·nes. À un moment donné il y a une prise de position politique : une politique d’intégration, une politique linguistique. Je suis d’accord avec ce que vous dites sur la communauté francophone. Pour moi, en tant que Marocain voyageant et travaillant la moitié du temps en Afrique, la francophonie est une arme culturelle et idéologique. C’est vrai que Bruxelles la vit aussi à sa manière. Elle est en train de se faire enlever sa propre culture par la culture franco-française – quand on parle de la francophonie, on ne parle pas des Canadien·nes, des Suisses, on parle des franco-français·es. Ce sont des choses qui m’atteignent en tant que citoyen bruxellois. Bruxelles est aussi un territoire riche car multiple et complexe et il n’a pas à subir l’injection d’une monoculture. On parle aujourd’hui de la « complexité d’intégrer les nouveaux et nouvelles arrivantes à Bruxelles », alors que Bruxelles s’est toujours faite avec de nouvelles et nouveaux venus. Pourquoi est-ce devenu compliqué aujourd’hui ? C’est étonnant de voir à quel point les personnes nouvellement arrivées sont en conflit avec leur propre communauté. Quand je vois les conflits entre les Marocain·es belges et les Marocain·es récemment arrivé·es à Bruxelles (je parle de bagarres, de règlements de comptes), je suis choqué. On n’est plus dans un pouvoir de citoyen·ne là. On ne va pas pouvoir faire la police nous-mêmes. Il y a un positionnement à prendre au niveau politique.

On parle aujourd’hui de la « complexité d’intégrer les nouveaux et nouvelles arrivantes à Bruxelles », alors que Bruxelles s’est toujours faite avec de nouvelles et nouveaux venus. Pourquoi est-ce devenu compliqué aujourd’hui ?

Aïda Yancy : Il y a beaucoup de choses qui me font tiquer très fort. Par exemple la notion de « victimisation » ou le fait de dire « il est temps de s’organiser », etc. Pour moi c’est une version un peu négationniste de la réalité. Certes, certaines personnes n’ont pas nécessairement accès au micro, mais des groupes qui essaient de passer à travers les bulles – je pense à Jean-Marie – ça existe, même si ce n’est pas une pratique très répandue dans la communauté francophone. Quant aux manuels scolaires, il y a un paquet de brouillons qui attendent. Là où moi je parle d’immobilité, d’imperméabilité des structures politiques parfois, ce n’est pas du tout un discours de victimisation. Je monte au front tous les jours et je suis entourée d’activistes qui proposent des nouvelles lois, qui proposent des amendements, qui viennent avec des choses concrètes.
Pour moi, le fil conducteur là-dedans – pour ne pas être dans de la propagande – c’est la notion de droits humains, de liberté d’exister. Qu’on soit pour ou contre les personnes trans, elles existent. Ce n’est pas une question d’opinion mais de réalité. À un moment, soit on fait quelque chose par rapport à ça, soit on décide de continuer à invisibiliser et à rendre l’accès plus difficiles à certaines personnes.
On parle d’autodiscipline mais qui décide ce qu’est l’autodiscipline ? Qui décide comment faire ? Historiquement c’est un reproche qui est fait aux communautés minorisées : « Si vous n’êtes pas d’accord, faites quelque chose. » Mais on en fait des choses ! Encore faut-il qu’on nous donne le micro, qu’on nous écoute ! Par exemple sur la question très pragmatique de l’enseignement secondaire à Bruxelles : il y a cinq réseaux différents qui sont tous régis par leur propre programme. Je repense au programme de 5ème secondaire, où il est écrit « colonisation : voir le concept d’impérialisme et de colonisation ». Il n’est pas noté comment et quoi aborder. Doit-on parler du Congo ? Il y a plein de collègues qui décident de parler de l’Algérie – ce n’est pas nous c’est eux! Un peu facile. Normalement on est censé·es parler uniquement du XIXe siècle mais certain·es collègues vont décider que Sparte par les Grecs c’est de la colonisation aussi… Il y a beaucoup de gens qui se battent et je pense que c’est important qu’on continue. Je pense qu’on est tou·tes autour de cette table parce que les artistes cherchent, posent des questions. Parfois poser des questions mène à des réponses qui ne doivent pas nécessairement venir d’un·e artiste mais de communautés qui ont une prise de conscience. C’est un peu cette métaphore dont parlait Anna en citant Foucault : l’éclair qui montre l’obscurité. L’art fait ça : montrer là où il y a des choses qui ne fonctionnent pas. Et les activistes derrière, main dans la main, font la même chose : pointent du doigt, disent « vous n’avez pas pensé à…, parce que vous n’avez pas demandé à…, vous n’avez pas intégré…». Quand je vois des politicien·nes qui vont rompre le jeûne pendant le ramadan, qui vont voir les personnes qui portent le voile en leur disant qu’ils et elles les soutiennent mais qui au moment de légiférer sur le port du voile dans les administrations publiques ou dans les postes visibles, retournent leur veste en disant « on va plutôt faire un consensus », cela me désole.

Le fil conducteur là-dedans c’est la notion de droits humains, de liberté d’exister. Qu’on soit pour ou contre les personnes trans, elles existent. Ce n’est pas une question d’opinion mais de réalité.

Je ne me vois pas du tout comme une victime du système. Je me vois plutôt comme quelqu’un qui cherche des moyens de naviguer dans ce système, qui est un vrai labyrinthe. Il faut trouver une faille, une personne, pour y arriver. C’est compliqué et épuisant. Pour moi cette immobilisme ne vient pas du fait qu’il n’y a pas assez d’autorité à Bruxelles, mais du fait que l’on se positionne un peu trop dans le « on verra bien ce qui vient d’ailleurs ».
Deuxième point sur la question de l’assimilationisme français. Il est clair que la francophonie a une petite tendance à aller regarder ce qui se passe chez les Français·es. Mais de plus en plus, je vois des situations où le choix est fait de ne pas suivre cette tendance. Par exemple, l’écriture inclusive, rejetée par la France, a été adoptée par la Belgique. Doucement mais sûrement, la Belgique affirme sa position. Je ne suis pas trop d’accord avec l’idée que la francophonie souhaite assimiler davantage, car c’est parfois plus facile d’y obtenir des soutiens même pour des propositions assez radicales. Par exemple, les activités organisées en non-mixité – car c’est une étape nécessaire pour identifier les problèmes et trouver comment pouvoir mieux se mélanger après – peuvent être impossibles à proposer en Flandre. Or la France est contre la non-mixité. Il y a donc des subtilités à cette question de l’assimilation, et Bruxelles est subtile. Un peu immobile mais subtile.

Si les partis politiques de Bruxelles ne fusionnent pas au-delà des frontières linguistiques ou symboliques, si les partis libéraux flamands sont au pouvoir et les partis libéraux francophones dans l’opposition, si les écolos qui présentent un programme systémique ne fusionnent pas entre elle·eux, la représentation politique rend l’impossibilité structurelle.

Eric Corijn : J’aimerais lever un malentendu. Quand je parle d’autodiscipline, c’est en lien avec la question de comment commencer à changer. La seule autodiscipline que j’ai proposée, c’est de ne jamais faire quelque chose seul·e, et de travailler avec l’autre dans n’importe quelle production. Ensuite, on ne peut pas en même temps dire « politique faible » et « ce système doit changer » sans donner une voie au changement. Ce système ne doit pas changer, il doit être remplacé, et pour cela, l’autre système doit naitre quelque part.
Gramsci a dit : « Le problème n’est pas de rentrer dans l’État, c’est de devenir État. » La société civile doit partiellement devenir État et c’est ça que j’appelle la politisation dans le sens noble du terme. Il faut répéter que le politique actuel ne répond pas à tous ces questionnements – car il est structurellement incapable d’y répondre. Si les partis politiques de Bruxelles ne fusionnent pas au-delà des frontières linguistiques ou symboliques, si les partis libéraux flamands sont au pouvoir et les partis libéraux francophones dans l’opposition, si les écolos qui présentent un programme systémique ne fusionnent pas entre elle·eux, la représentation politique rend l’impossibilité structurelle. J’invite à se positionner sur un État imaginaire et alors mener la lutte à partir de cette position-là. Je trouve intellectuellement contradictoire d’affirmer l’incapacité d’un système à répondre tout en continuant à lui demander des réponses. Je dis simplement que « devenir État », devenir société ne se fait pas sans se décentrer de la position de victime, parce que cette position accepte le pouvoir où il est. Se décentrer de cette position ne veut pas dire la nier, mais ce décentrement est le moteur.
Autour de cette table, on pourrait déjà commencer à faire le synopsis d’un meilleur livre d’histoire : qu’est-ce qui nous empêche de nous réunir quelques weekends et de l’écrire ? Et on verra bien si c’est mieux que ce qui est enseigné en classe. Mais prenons au moins cette responsabilité-là. À Bruxelles on manque de plateformes multilingues, multicommunautaires de réflexion, de créativité, etc. C’est en ça que cette exposition est tellement exceptionnelle : alors que de tels projets devraient être récurrents. Il faut travailler aussi notre propre bulle.

Devenir société ne se fait pas sans se décentrer de la position de victime, parce que cette position accepte le pouvoir où il est.

Fabrice Kada : On fait le constat ici de dysfonctionnements, d’une situation compliquée, de notre responsabilité par rapport aux nombreux changements à porter, mais je voudrais revenir sur cette idée de « petit miracle » bruxellois, qui fait que ça fonctionne tant bien que mal. Dans un autre contexte, ça pourrait être grave. Ici, culturellement, au niveau de la mentalité, il y a quelque chose qui fait qu’on peut fonctionner comme ça. Younes Baba-Ali, vous voulez réagir ?

Younes Baba-Ali : En effet c’est étonnant mais ça fonctionne, mais jusqu’à quand ? Socialement, on commence à voir des failles. On s’est retrouvé·es dans une période où chacun·e s’est remis·e en question de son côté où on a été complètement isolé·es, et j’ai l’impression que cet après-Covid a révélé beaucoup de choses, dont un dérèglement social. Il y a une sorte de dysfonctionnement de la vie en communauté que je trouve beaucoup plus flagrant qu’avant et qui est en train d’évoluer vers une forme de violence, de difficulté humaine et sociale de cohabitation. À force de creuser la question de la vie en communauté, je vois peut-être le mauvais côté des choses mais j’ai l’impression que Bruxelles est devenue moins agréable à vivre, qu’il y a de plus en plus de tensions, de moins en moins d’entraide. Peut-être que le Covid a favorisé l’individualisme, la peur des autres et de la maladie. Vous en tant que citoyen·nes, comment ressentez-vous les choses ?

Comment encourager des formes d’écoute inclusive ? Je comprends ce que dit Eric, que la victimisation est une position dangereuse, mais je reconnais aussi, comme Aïda, que c’est une rhétorique, et que le problème est plutôt un manque d’écoute.

Anna Raimondo : Fabrice, vous dites qu’à Bruxelles, ça fonctionne. Mais pour qui ? Et quand ? Dans une démocratie, tout le monde a une voix. Je déteste l’expression « donner une voix » parce que chacun·e en a une, une position propre. Mais la grande question est : « Qui entend quelles voix ? Où ? » Comment encourager des formes d’écoute inclusive ? Je comprends ce que dit Eric, que la victimisation est une position dangereuse, mais je reconnais aussi, comme Aïda, que c’est une rhétorique, et que le problème est plutôt un manque d’écoute. En tant que personne, mais aussi en tant qu’artiste, ma proposition est toujours de créer un terrain d’écoute.
Pour revenir aussi à la question d’Aleksandra sur la tension entre proposition, questionnement et propagande : je suis une féministe, ça c’est clair et net – intersectionnelle, décoloniale et transféministe –, je le déclare parce que ça fait vraiment partie de ma vie. Je veux poser des questions par rapport à tout ça à travers mon travail, c’est un peu ma responsabilité civile en tant que citoyenne et en tant qu’artiste. Je reconnais, comme le disait Aïda, qu’il y a une porosité entre art et activisme, parce que le personnel est politique – on part de la prémisse que chacun·e de nous, à chaque moment, fait aussi de la politique. Mais je veux faire une distinction : ce n’est pas parce que je suis féministe que je suis activiste car je fais partie d’une économie qui est celle de l’art, pas celle de l’activisme. Je peux être activiste à côté, mais ce sont deux économies différentes. En tant qu’artiste, je travaille pour moi (le « je » au sens de Monique Wittig – ou « moi » est en relation avec « toi » et avec l’autre).

Ça marche à Bruxelles parce qu’on est des expert·es en bricolage, en arrangements. Et le prix qu’on est prêt·es à payer pour ça c’est un imaginaire partiel.

Eric Corijn : C’est une question de déontologie. J’ai la même en tant que chercheur académique ou activiste, il faut faire la part des choses selon le projet dans lequel on est impliqué. Sur la question de « ça marche » ou « ça ne marche pas » : ça marche à Bruxelles parce qu’on est des expert·es en bricolage, en arrangements. Et le prix qu’on est prêt·es à payer pour ça c’est un imaginaire partiel.
Je suis d’accord avec Younes : les effets de la crise du Covid sont sous-estimés. La crise économique va arriver, la pauvreté va augmenter, donc aussi les tensions, et une fois que le conflit sera plus clair, les choix deviendront des choix sociétaux. Il ne s’agira plus de décider si on met un banc ou une rampe sur tel ou tel square. On devra discuter sur un imaginaire commun. Les Bruxellois·es pour qui le problème est peu tangible s’en accommodent, mais construire ou débattre sur cet imaginaire commun en devenir va être un véritable enjeu. Et les décisions vont devenir de plus en plus claires sur le logement, sur l’enseignement, sur les revenus, etc. Ce sera de plus en plus « l’un ou l’autre ». À ce moment-là, on verra bien si cette liberté individuelle et le bricolage resteront fonctionnels. Je ne crois pas. Politiser la recherche, politiser l’art, ce n’est pas faire de la propagande ou s’affilier à un parti politique, c’est devenir sociétal.

La question c’est qui a le micro ? Qui a quelle vitrine ? On fait tou·tes du bricolage mais est-ce qu’on a tou·tes accès aux mêmes outils, aux mêmes types de vitrines ?

Aïda Yancy : Cette idée d’imaginaire est intéressante, mais doit-on vraiment avoir un imaginaire lisse, complètement commun ? C’est beau de voir comment on peut agglomérer nos imaginaires, créer à partir d’eux quelque chose de plus grand. Ces choix dont vous parlez, c’est là que la victime apparait, là qu’elle a une place centrale. Pour la personne qui a été confinée dans une villa avec piscine, tout va bien. C’était un peu triste d’être isolée mais c’est très différent de l’expérience d’une personne habitant avec sept autres dans un tout petit appartement. Moi je me réapproprie ce mot de «’victime ». Qui dit victime, dit survivant·e, et qui dit survivant·e dit pouvoir. Une personne qui a le pouvoir d’avoir vu quelque chose, de pouvoir pousser un changement. Est-ce que ça marche ou pas ? J’ai l’impression qu’on a toujours fait, à Bruxelles, des rencontres intracommunautaires, extracommunautaires, intercommunautaires, des rencontres entre Flamand·es et Wallon·nes. Surtout dans le monde de l’art où je côtoie depuis trente ans des artistes et j’ai l’impression que ça a toujours existé. Je comprends ce que veut dire Younes avec cette idée que le vivre-ensemble est difficile. En effet on sous-estime les effets de la crise sur la santé mentale des gens. Il faut aussi se donner du temps pour s’en remettre, pour réussir à refaire lien, à ressortir de chez soi, à exister avec les autres, même s’il·elles sont envahissant·es, difficiles. Mais ça vient, il y a des volontés, des mélanges linguistiques, d’origines, etc. La question c’est qui a le micro ? Qui a quelle vitrine ? On fait tou·tes du bricolage mais est-ce qu’on a tou·tes accès aux mêmes outils, aux mêmes types de vitrines ?

Aleksandra Chaushova : Ce que tu dis est très important. Cette idée de permettre plus de points de vue, de donner plus de visibilité à tous ces points de vue: c’est justement ça qui a le potentiel d’un développement. Je trouve dangereuse l’unification, l’effacement, le fait de cacher certaines couches de l’histoire et de représentations historiques parce que ça donne la place à des nostalgies. Pour moi c’est ça la voie: avoir plus de place pour plus points de vue pour ne pas pouvoir en nier certains.

1

Eric Corijn, Une ville n’est pas un pays. Plaidoyer pour la révolution urbaine, SAMSA, 2019.

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