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Dossier

Questionner les imaginaires collectifs, déconstruire les pensées dominantes. Entretien avec les Dimanches du Conte

Entretien avec Aline Fernande, conteuse et Novella De Giorgi, photographe
Organisatrices des Dimanches du Conte

21-04-2020

Pour certain·es conteur·ses, « les contes ne font pas de politique » (voir cet article). Pour d’autres, au contraire, le conte peut être porteur d’une charge politique et sociale forte et détient le pouvoir de modeler ou de changer nos représentations, pour le meilleur et pour le pire. Les Mauricettes, qui animent les Dimanches du Conte, en sont convaincues : il y a dans cet héritage oral des trésors de mémoire à remettre en lumière, mais aussi à interroger. Aline Fernande et Novella De Giorgi, deux Mauricettes, féministes et anticapitalistes, nous font part ici de leur vision, de leur volonté de contribuer, par une programmation soigneusement choisie, à déconstruire les imaginaires dominants et à donner une meilleure place aux voix les moins entendues.

Propos recueillis par Hélène Hiessler, coordinatrice à Culture & Démocratie et retranscrits par Emma Rio, bénévole à Culture & Démocratie

Que sont les Dimanches du Conte et comment se situent-ils dans le paysage du conte aujourd’hui ?

Aline Fernande : C’est Julie Boitte et Perrine Deltour qui les ont créés il y a dix ans, en janvier 2010, dans l’idée qu’il manquait, dans le paysage du conte à Bruxelles, des spectacles spécifiquement pour adultes et faits pour la scène. Novella et moi avons repris le flambeau en 2015. Beaucoup pensent à tort que le conte n’est destiné qu’aux enfants. On voulait continuer à défendre le conte pour adultes, sur scène. Aujourd’hui encore, on est convaincues qu’il est un art puissant qui peut ouvrir des débats, une réflexion collective. C’est ce qu’on met en place aux Dimanches du Conte : chaque spectacle est suivi d’une rencontre, qui n’est pas un échange frontal et unidirectionnel, mais une causerie pour laquelle on prend vraiment le temps, en mettant en place un cercle de discussion.

Par exemple, en décembre, on accueillait Anne Deval, une conteuse anarchiste, féministe et engagée dans plusieurs mouvements politiques et sociaux en France. Dans le spectacle Pourquoi la guerre de Troie a-t-elle eu lieu ?, elle propose une autre lecture des mythologies grecques en les racontant des points de vue d’Hélène,

Cassandre, Héra, Clytemnestre… La discussion qui a suivi s’est étendue, comme souvent, à des réflexions de société. De plus en plus de personnes non seulement restent après le conte mais aussi viennent aux Dimanches du Conte justement parce qu’il y a ce temps de réflexion et de discussion avec l’artiste qui fait du bien des deux côtés. Discuter avec l’artiste au bar après un spectacle, ce n’est pas si simple. Il faut vraiment mettre en place un dispositif pour que les gens soient à l’aise. Chez nous, les Mauricettes, nos bénévoles, s’occupent de la modération. On pose les premières questions et puis ça suit. Bien sûr les avis peuvent diverger, on peut se prendre un peu la tête mais c’est fait pour. Sans ce temps de discussion, je trouve qu’on rate vraiment quelque chose.

Novella De Giorgi : C’est vrai dans le milieu de l’art en général : le fait d’avoir une discussion informelle où chacun peut parler, de manière horizontale, ce n’est pas si courant. Ça casse la barrière artiste/public alors que l’artiste est considéré comme sacré, intouchable. Et puis il s’agit aussi de ne pas juste « consommer » un spectacle, mais de réfléchir ensemble à une thématique qui concerne tout le monde.

Vous dites que ce sont des contes « faits pour la scène ». Pouvez-vous en dire en peu plus ?

AF : Il y a du conte théâtral mais il y a surtout du conte où la part de l’oralité est très importante. Quand on crée un spectacle de conte traditionnel, on n’écrit pas un texte pour ensuite le « jouer » sur scène. Ce n’est pas le même chemin que l’écriture théâtrale : on voit très fort la différence entre les artistes qui écrivent et celles et ceux dont l’oralité est le mode de travail. Les personnes qui ne travaillent que l’oralité sont rares – c’est difficile, notre cerveau n’est plus formé à ça.

NDG : Au fond quand on choisit des spectacles pour les Dimanches du Conte, ce qui nous intéresse c’est le propos et la démarche plus que la forme. Mais sur le plan technique, on a la chance d’avoir à disposition une belle salle équipée, bien éclairée, avec un bon régisseur, alors que les conteur·ses sont habitué·es à s’adapter à une bibliothèque, une médiathèque, en plein air, etc. Les théâtres ne programment pas de conte. C’est une des particularités des Dimanches du Conte que d’offrir cette possibilité aux spectacles qui ont un travail scénique et qui n’ont pas l’occasion de tourner beaucoup faute de lieux.

Vous choisissez un thème par saison : y a-t-il des champs thématiques dans lesquels vous vous inscrivez en particulier ?

NDG : On n’est pas figées sur un sujet, mais on peut dire que chaque saison nous fait avancer dans notre réflexion, notre regard sur le monde. Au départ, l’idée d’introduire une thématique est venue du souci d’élargir le public, parce qu’on s’était rendu compte que pour certain·es le sujet primait parfois sur le conte en lui-même. Mais il y a une continuité. Par exemple, avec la saison « RIOT » Récits d’Insoumises Oralement Transmissibles (2018-2019), féministe, au fil des causeries, souvent entre femmes blanches, des questions ont émergé qui nous ont amenées à élargir la réflexion à d’autres formes de dominations avec la saison « Trouble » (2019-2020). On aime être bousculées par les spectacles : les visions, les réflexions qui nous confortent dans notre déjà-su, déjà-vu, ça nous intéresse moins.

AF : S’il y a un fil rouge c’est de chercher à déconstruire et à ouvrir les imaginaires. Les contes, par la transmission orale, envoient des images qui viennent toucher directement l’inconscient. Aux Dimanches du Conte on essaie de donner la parole à des histoires et à des imaginaires qui ne sont pas majoritaires. Avec la saison « RIOT », on a voulu redonner une place à des points de vue de femmes dans l’Histoire, à des imaginaires féministes, à des conteuses engagées, qui osent prendre des risques.

Nos contes, nos histoires sont le reflet de notre tradition européenne occidentale patriarcale. Bien sûr, en cherchant un peu on trouve toutes les voix : dans certains chants traditionnels par exemple, on rencontre plein de voix de femmes qui donnent leur point de vue. Ces voix on veut les faire entendre : ça ne va pas en soi renverser le patriarcat et le capitalisme mais c’est la petite pierre qu’on peut apporter à l’édifice.

NDG : Anne Deval raconte que quand elle va conter à des enfants et qu’elle leur demande de fermer les yeux et d’imaginer un pirate, ils ne voient que des mecs. Puis elle leur raconte des histoires de femmes pirates et leur demande de fermer à nouveau les yeux, et là ils voient des femmes et des hommes. Ça change la donne. Si dans toutes les histoires que tu as entendues depuis ton enfance le héros est un mec, ça pose problème. Je peux bien sûr m’identifier à un héros comme à une héroïne, mais globalement, à un moment donné, il faut que ça tourne.

AF : Lors de cette saison « Trouble », avec l’équipe des Mauricettes, on a commencé à questionner nos pratiques et nos imaginaires dans un processus de « décolonisation ». Cela commence par s’interroger sur qui a la parole sur scène, et comment, sur nos propres privilèges de femmes blanches. On trouve important de sortir de notre zone de confort, des terrains qui nous sont familiers, et d’aller voir des artistes qui sont moins reconnu·es parce qu’il·elles ont d’autres codes et pas forcément les mêmes facilités d’accès au « réseau ».

Ces problématiques sont de plus en plus mises en avant dans le secteur artistique, je pense notamment aux discours de plusieurs artistes du collectif « Décoloniser les arts1 » qui dénonce entre autres le regard méprisant de la culture occidentale sur les arts déclarés « populaires » et « non savants » comme la marionnette, le conte, le cirque, l’improvisation musicale, la chanson, le slam, les arts de la rue, etc.

En Occident, on donne beaucoup plus de place (et d’argent) à l’écrit plutôt qu’à l’oralité, au théâtre plutôt qu’au conte par exemple. Les contes ont pourtant un rôle très important de mémoire, de relation et de transmission culturelle qui passe par une oralité vivante, qui traverse les époques et transcende l’écriture.

Vous demandez qui parle sur scène – quel·les conteur·ses et quelles personnes à travers eux·elles : et qui écoute ? Qui vient aux Dimanches du Conte ?

AF : Il y a plusieurs manières de répondre. D’abord, ce qu’on organise a lieu le dimanche soir, ce qui est déjà une contrainte en soi. Quatre fois par an, on organise une session le dimanche après-midi et le public est très différent, beaucoup plus mélangé. En général, viennent des personnes qui ont entre 30 et 55 ans, majoritairement des femmes. Nos publics ne se limitent pas forcément au public « du conte », ce sont aussi beaucoup de personnes actives dans le secteur socioculturel, le milieu associatif, engagées, touchées par une thématique ou arrivées là par le bouche à oreille.

Pour toucher d’autres publics, nous avons organisé à quelques reprises des séances associatives en semaine. Nous avons collaboré notamment avec Vie Féminine (Laeken, Schaerbeek, Jette), la Boutique Culturelle avec un groupe FLE (Anderlecht), le Caria (Marolles). D’autres collaborations sont en préparation pour la saison prochaine.

NDG : Par rapport au public majoritairement féminin : après la saison « Riot », ç’a été beaucoup plus marqué. On n’arrête pas d’entendre des hommes râler sur les rencontres non-mixtes avec l’argument qu’ils sont tout aussi concernés par ces questions, et quand on propose des soirées ouvertes à tout le monde, ils ne sont pas là. C’est quelque chose qui me met en colère.

Dans un autre registre, cette année, on a pu, comme on le voulait depuis longtemps, proposer un spectacle « traduit » en langue des signes. C’était un spectacle de Christine Horman sur l’épopée de Mélusine, et elle a beaucoup travaillé en amont avec la traductrice – Evelyne Devuyst, active depuis longtemps dans le milieu du conte. Des personnes sourdes et malentendantes ont donc pu assister à la soirée.

Par rapport à cette « contrainte » du dimanche, vous avez expérimenté d’autres formules pour toucher un public plus diversifié ?

NDG : Le festival MUE était pour nous une super expérience. Tout le monde en parlait, même des gens qui n’ont aucune connexion avec le conte. C’étaient quatre jours, au mois de mai, qui faisaient partie de la saison « Riot ». Des causeries le matin, puis des spectacles, des expos, des écoutes sonores, radiophoniques, des projections, etc. Ce serait génial de faire ça tous les ans mais on n’en a ni l’énergie ni les moyens. Tous les trois ans peut-être ?

J’ai vu aussi que vous participez au projet SISTAS : pouvez-vous nous en parler un peu ?

AF : SISTAS est un projet pensé et créé par la conteuse Myriam Pellicane. SISTAS, sous-titré « Dire », sous-titré « Rassemblement de conteuses ambivalentes contemporaines », est un rassemblement d’artistes féministes, qui se passe en mars, pendant une semaine, sur
l’ile d’Oléron en France. En tout, on est une vingtaine de femmes, conteuses et non-conteuses. Les matinées sont un moment de réflexion entre nous, en « loge », dans un premier temps sur notre travail, sur comment on se situe en tant que femmes artistes de parole dans le milieu du conte artistique, dans le milieu de la scène ou hors scène, sur tout ce que ça pose comme difficultés. Ensuite, on creuse une thématique : cette année ce sera « révolte et tradition ». Et chaque soir, il y aura deux spectacles ouverts à tou·tes, aussi bien qu’une soirée de réflexion autour de la thématique et un cabaret Drag King.

Pourquoi la non-mixité pour le temps de la réflexion ?

NDG : Se retrouver en non-mixité permet de libérer une parole qui, dans la société, est toujours un peu écrasée par la domination masculine. C’est une question d’empowerment. Les problématiques que rencontrent les artistes femmes, conteuses ou non, ne sont pas les mêmes que celles des artistes hommes et on a besoin de parler spécifiquement de ces problématiques-là. Pourquoi on ne trouve pas de place pour exprimer certaines choses ? Pourquoi on doit parfois baisser les prix pour ensuite se rendre compte que les artistes hommes ont un meilleur cachet ? Pourquoi peu de femmes sont programmées dans les plus gros festivals ? Pourquoi les artistes audacieuses, qui sortent des conventions sont-elle mises à l’écart et/ou discréditées ? Moi, par exemple, au départ je suis photographe et je suis arrivée dans le conte un peu par hasard. Les premiers grands noms du conte que j’ai découverts étaient quasiment tous des hommes – Michel Hindenoch, Pepito Matéo, Henri Gougaud, etc. Puis j’ai commencé à fréquenter les Dimanches du Conte, et petit à petit, j’ai connu plein de conteuses. Grâce à SISTAS notamment, j’ai rencontré Bernadète Bidaude et Michèle Bouhet, deux figures importantes du conte en France et des références pour la pratique du collectage entre autres. Pour moi ces artistes méritent d’être reconnues et citées tout autant que leurs collègues masculins, les « grands maitres du conte ».

1

Leïla Cukierman, Getty Dambury et Françoise Vergès (dir.), Décolonisons les arts !, L’Arche, 2018.

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