Quitter la vie : tout un voyage

Pierre Hemptinne

01-11-2023

« Bon voyage », Karine Birgé filme le voyage de sa grand-mère, 102 ans, qui a fait le choix d’une mort « douce et facile ». À partir de traces sonores, elle convoque un petit théâtre de poupées et d’objets, réunit les proches, les amis, le docteur Frankenstein et Chantal Goya et retisse un monde autour de sa grand-mère, à l’écart des stéréotypes partisans sur l’euthanasie. Elle en restitue la dimension spirituelle qui permet de réinstaller la mort de nos proches dans le fil de nos vies, de nos imaginaires au quotidien, de faire du travail de deuil un moteur de nos imaginaires au sein du vivant, de ses mystères.

Au début, à la fin, tout est musique

C’est une narration d’emblée musicale, immergée dans les harmonies cachées, fragiles et puissantes, au plus près des affinités avec l’invisible, toute cette part affective qui échappe aux mots. En-deçà et au-delà. La musique de Chopin, par exemple, une valse ou une nocturne, méditation berçante entre deux mondes, le tangible et l’intangible, le romantisme remuant lumières et ténèbres.

Malgré l’annonce, nulle euthanasie en tant que telle n’est exposée à la caméra. Pas de reportage sur une maladie incurable et l’inéluctable déchéance physiologique. Pas de joutes théâtrales entre les pour et les contre. Pas d’introspections entre réel et éthique, entre législation et pratique. Pas de centre de soin, ni de blouse blanche, aucun gros plan de Baxter, de goutte à goutte à morphine, aucun décor médicalisé, et nul plan ritualisé du protocole final. Pourtant, il y a tout ça, ça nous parvient, ça trame le récit, autant de prélèvements effectués sur un cas concret, incarné, pas une fiction abstraite. Mais tout est montré et raconté en effectuant un déplacement.

Un déplacement pour dire l’innommable

C’est un déplacement intérieur. On est dans la tête d’une femme que percute une nouvelle bouleversante : sa grand-mère centenaire veut quitter la vie, qu’il soit mis fin à ses jours. Et ce qui se met à battre très fort, c’est à jamais le cœur d’une petite-fille qui adore sa Mam, qui a du mal à se résoudre à ce qui vient. S’enclenche une formidable fabrique d’empathie, que l’on suit pas à pas, dans les sons, les images, une fabrique pas si aisée, tant la perspective de la perte est douloureuse, tant l’absurdité de la mort, chaque fois inédite et brutale, est déstabilisante. Les passages dépressifs et les limbes mélancoliques sont tumultueux, faut se battre avec, ils sont enivrants aussi. C’est l’empreinte de l’euthanasie d’un être cher prise par tout l’appareil sensible d’une proche qui accompagne la démarche, pas à pas tout au long de ce passage. On glisse dans un imaginaire où l’euthanasie n’est pas un moyen de contourner la mort et ses mystères, « juste appuyer sur un bouton », mais au contraire une redécouverte de la place de la mort dans la société.

Raconter avec un théâtre d’objets perdus

La grand-mère était à la tête d’une usine de poupées, elle a multiplié ainsi la production d’êtres artificiels imitant la vie animée des humains, principalement des femmes. La petite-fille collectionne les objets oubliés, déclassés, en ranime l’âme et, avec les collègues d’un théâtre, leur donne une seconde vie, leur fait jouer des pièces, des scènes. Elle a cultivé l’art de la seconde vie. Ce qui lui arrive, l’annonce du dernier souffle de sa Mam, est ainsi transposé dans un monde de poupées anciennes, ressuscitées. Tout se passe dans ce décor de jouets, d’imitations, d’automates approximatifs. On pense alors aux enfants qui jouent avec des figurines, leur confiant des actions, des interactions, des discours, exerçant d’une part la magie d’inventer un monde pour s’y réfugier, y assumant le rôle de créateur·trice, et, d’autre part, par l’invention de fictions mimant ce qu’ils encaissent dans la vraie vie, évacuent le stress, les tensions, se protègent par les manipulations d’objets-symboles. Entretenir la magie, atténuer les chocs, tout un savoir-faire très ancien, antédiluvien.

Deuil et seuil magico-religieux de l’humain

Par ce petit théâtre transitionnel, la narratrice renoue avec les fonctions premières du langage : « (…) la dimension magico-religieuse de toute société humaine est propre à la condition humaine : pouvoir se représenter (et prendre conscience de) la naissance, la mort, la maladie, les catastrophes naturelles, etc., c’est, comme nous le verrons, ouvrir l’horizon des interrogations magico-religieuses avec la création d’êtres fictifs (esprits, divinités, etc.) et de personnes, d’objets ou d’institutions qui sont censés les incarner, les représenter ou jouer un rôle d’intermédiaire entre eux et les autres humainsn. »
Le film explore ce genre d’intercessions réinventées, pas à pas, sans aucun dogmatisme, en partant des émotions, de ce qui les submerge. C’est d’emblée un travail de deuil, l’avalanche des souvenirs, peu à peu l’émergence du fantôme, réincarnation de la disparue, son double intériorisé, avec lequel continuer à vivre, à dialoguer, à évoquer le passé, les moments partagés. Sur fond d’une ritournelle qui évoque la danse ingénue de la jeunesse et la vieillesse, un carnaval féérique et monstrueux, sans âge, aux frontières de l’humain et du non-humain, lieu de circulation entre vivant et au-delà. Et des éléments de vanités – « représentation allégorique de la fragilité de la vie humaine et de la fatuité de ce à quoi l’être humain s’attache durant celle-cin » -, se mettent à bouger, se caresser, squelettes touchés par la grâce de la vraie vie, du vrai bien. Mais aussi peau de bébé entre les mains tavelées de l’aïeule.

Le rituel est le point de fuite où l’on reste ensemble, même séparé·es par la mort

L’opération s’effectue entre territoires français et belges. Des voix indirectes, enregistrées, informent sur l’évolution du dossier délicat, le refus de l’équipe de soin française de soutenir ce « projet ». Les voix des quelques proches opposés sont entendues aussi. Comme si la conversation se déroulait dans la pièce à côté. Elles évoquent la peur de la mort, le refus de la disparition derrière les arguments à l’emporte-pièce : « elle a encore tant de choses à vivre » (à 103 ans, mal-entendante, mal-voyante, incontinente). Des lignes de vie et mort se croisent, de la Belgique vers la France pour fuir la menace nazie, de la France à la Belgique à la recherche d’une mort sereine. Cheminement heurté d’une vieille dame et sa tribune, balancée au bout d’un filin, déterminée, « ce n’est plus une vie, personne ne sait ce que je souffre ». Jusqu’à la chambre bienveillante. « C’est la chambre qui mène… à la chambre… enfin, je me comprends. – On te comprend. » Le silence est alors terrible, enveloppant les gestes du rituel. Respiration de dormeuse. Humeurs humides. Reniflements pudiques. Musique des larmes. Salutations calmes. Remerciements sobres, simples, chamboulés. Le regard de la vieille dame, jadis, dans son appartement, se perdait à l’infini dans une vieille toile évoquant des soirées parisiennes, ambiance cabaret, tablées joyeuses, flirt, musique, danse. Quelque chose d’indéfinissable pétille, de partout. Les pensées de la petite-fille s’engouffrent dans ce point de fuite, à la rencontre de ce qui aimantait les souvenirs de sa grand-mère, fusionnant avec « la chanson d’autrefois », la voix de Fréhel, tout un monde, perdu et présent à jamais, récolté avec soin au cours des derniers instants.

Bon Voyage, un film de Karine Birgé (2023, 54′)
Producteur : Centre Vidéo de Bruxelles
Coproducteurs : Centre de l’Audiovisuel à Bruxelles – CBA (Javier Packer-Comyn) VOO et Be tv (Philippe Logie) TAKE FIVE (Gregory Zalcman & Alon Knoll) LES KARYATIDES (Marion Couturier & Cécile Maissin)
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Agenda

Mardi 07 nov 19:30 Projection / Rencontre | Hôtel de Ville de Frameries | Grand Place 1 | Frameries
Jeudi 09 nov 20:30 Festival | CGR Dragon 8 cours des Dames | La Rochelle
Dimanche 12 nov 20:00 Première publique | CC Jacques Franck | Chaussée de Waterloo 94 | Saint-Gilles
Mardi 21 nov 19:30 Projection / Rencontre | Résidence Les Jours Heureux | rue Marcel Hubert 2 | Longchamps

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Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte, 2023, p.504)

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