La manière dont sont traitées les personnes contraintes de migrer, de chercher refuge dans un pays qui ne soit pas en guerre (économique ou autre), engendre de nombreuses situations scandaleuses d’un point de vue du respect de la plus élémentaire humanité, ce sont des dispositifs politiques et économiques inadmissibles, d’une grande indignité. Il est indispensable que ces actes soient dénoncés directement, contestés sur leur terrain même. C’est l’engagement de nombreuses associations et de citoyen·nes qui se mobilisent contre les lois et pratiques iniques et tentent de pallier les démissions étatiques.
Pour autant, ce qui se passe en temps réel, en termes d’urgence, sur le front migratoire, n’est pas tout. L’idéologie répressive qui s’y exerce et s’applique à fermer les frontières, restaurer le fantasme de territoires clos et protecteurs, se répand et se ramifie dans l’ensemble de la société. Comme si le traitement des migrant·es avait pour fonction de frapper les esprits et de rappeler ce qu’il peut en couter de franchir les « frontières », physiques et mentales, que l’organisation sociale capitaliste assigne à chacun·e, dans la production et reproduction délibérée des inégalités. C’est ce qu’explicite, sans plus le moindre complexe, l’intitulé du commissariat européen chargé des problématiques migratoires : « défense du mode de vie européen » ! Et la version soi-disant adoucie ne change pas grand-chose : « promotion du mode de vie européen ». Jouer sur les mots ne fait qu’ajouter une couche de cynisme.
En initiant une saison d’activités culturelles « Migrer », PointCulture souhaite, modestement, contribuer à donner une image positive de toutes les initiatives qui viennent en aide aux réfugié·es et qui, elles-mêmes, construisent une image valorisante de ces personnes en détresse. Il s’agit d’aider à amplifier l’audience des engagements d’aide aux migrant·es organisés par les opérateur·rices culturel·les, notamment via le réseau United Stages. Mais pas que. Si l’urgence justifie évidemment que des citoyen·nes interviennent là où les hostilités ont lieu, sur les frontières mêmes, physiques – elles délimitent certes les pays, les régions, mais se reproduisent et passent topographiquement là où les personnes déplacées cherchent du secours, au parc Maximilien, à Calais, Porte de la Chapelle… – il est important, parallèlement, de s’attaquer à tous les modèles culturels qui font que, finalement, une part importante des populations qui devraient être favorables à l’accueil chaleureux de ces détresses mondiales, cautionne de près ou de loin les politiques qui foulent au pied les lois de l’hospitalité. La fermeture des frontières « pour se protéger », « pour conserver nos emplois », « pour préserver notre système de protection sociale », « pour ne pas dilapider nos richesses », fabrique, stimule et joue avec un catalogue de peurs très anciennes qui structurent une part essentielle du champ politique, la manière dont il cherche à organiser l’électorat. La frontière entre ceux et celles qui ont un emploi, ceux et celles qui n’en ont pas, est particulièrement activée chaque fois qu’il est question de lutter contre l’émigration « illégale ». C’est une frontière interne à la société, traversant le mental d’innombrables citoyen·nes, et qui contribue à protéger le marché du travail tel que le capitalisme l’a structuré au profit de quelques-un·es. C’est juste un exemple pour montrer comment, quand on stigmatise le danger d’intrusion et d’invasion à hauteur des frontières géographiques, historiques, c’est l’ensemble des frontières, psychiques et culturelles, tracées entre « eux·elles » et « nous » qui sont activées dans les multiples formes du dualisme le plus brutal. Une ramification d’antinomies frontalières qui transforment les individus eux-mêmes en autant de terrains conflictuels investis par les « dominant·es » et les moyens conséquents qu’il·elles déploient pour gagner les nouvelles guerres culturelles du biopouvoir.
C’est ce qu’étudient – cela, mais aussi les moyens de s’emparer des frontières pour créer d’autres dispositifs de communs – les auteurs du livre La frontière comme méthode ou la multiplication du travail : « Nous avons dit précédemment que les rapports de sujétion et de subjectivation composent le sujet comme un champ de bataille. Dans le cas des luttes sur la frontière, les conflits et les tensions qui traversent ce champ de bataille ont des effets bien au-delà des conditions particulières qui s’appliquent à la frontière. De fait, les luttes sur la frontière ne sont pas simplement, ou pas uniquement, menées à la frontière. Elles ont des conséquences et trouvent des échos qui s’étendent et se manifestent dans le cœur même des espaces politiques fortement unifiés. À la prolifération et l’hétérogénéisation des frontières que nous avons évoquées dans ce livre correspond une multiplication des luttes sur la frontière. »n Élargir le champ de bataille culturel contre la fermeture des frontières et la persécution actuellement conduite à l’encontre des migrant·es, revient à stimuler la « multiplication des luttes » contre toute forme de frontière, de travailler autrement, au niveau de l’imaginaire, avec les frontières, en refusant l’imposition du dualisme dans lequel on entend enfermer la manière de poser la problématique, pour ou contre, eux·elles ou nous.
Le colloque « Habiter l’exil », par la diversité de ses intervenant·es – sociologue, anthropologue, artistes, travailleur social, hébergeur –, questionnait tout ce qui se passe d’humain et d’inhumain là où se cristallisent les actuelles frontières entre « modes de vie européen » et les autres modes de vie qui y cherchent refuge : les formes de campement qui naissent pour réinventer une organisation de vie dans l’infortune et le dénuement, les encampements forcés pour contrôler, déshumaniser, avilir, rejeter. Les paroles diverses ont montré la nécessité d’articuler une complémentarité entre le travail direct – il faut aller au front, s’opposer physiquement – et le travail culturel indirect, agir plus largement, plus profondément, sur les imaginaires, sur les possibles, afin de rebâtir une société hospitalière. Et ça, c’est le travail de tout le secteur culturel. Un chantier colossal. Il ne visera pas qu’à humaniser la politique migratoire. Tous les problèmes majeurs étant enchevêtrés, apporter une amélioration culturelle dans l’approche des questions migratoires contribuera aussi à modifier la notion de territoire « à protéger », à changer la notion de propriété, mais aussi la place de la croissance et de la consommation, et de fil en aiguille créera un contexte favorable à repenser les relations entre différents modes de vie, et amorcer une société plus écologique, plus respectueuse de toutes les espèces. On pourrait définir cet objectif culturel en reprenant les mots de Patrick Boucheron cité par Vinciane Despretn : « L’imaginaire est une forme de l’hospitalité [en ce qu’elle] nous permet d’accueillir ce qui, dans le sentiment du présent, aiguise un appétit à l’altérité. » Favoriser l’émergence et la contagion de cette sorte d’imaginaire. Ce n’est pas gagné, tant les forces en faveur d’un imaginaire redoutant tout ce qui altère sont importantes, intrusives, banalisées. En revenir toujours à la richesse que représente la multiplicité de mondes et de cultures, contre tous les présupposés qui conduisent à regrouper sous « la promotion du mode de vie européen » ce qui est censé réguler les flux migratoires. Comme le précise Vinciane Despret : « Je suis convaincue, avec Haraway, et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. Créer des mondes plus habitables, ce serait alors chercher comment honorer les manières d’habiter, répertorier ce que les territoires engagent et créent comme manière d’être, comme manières de faire. » L’activisme contre Frontex et autres machineries infernales au service d’un seul monde a besoin d’être soutenu par une politique culturelle au service de la multiplication des mondes, intérieurs autant qu’extérieurs, et de leurs échanges solidaires.
Sandro Mezzadra, Brett Neilson, La frontière comme méthode ou La multiplication du travail, Éditions de l’Asymétrie, 2019, p. 352.
Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019.